jeudi 6 juin 2013

Tom Sharpe, la mort d'un rigolo

Tom Sharpe m'a beaucoup, beaucoup fait rire. Je viens d'apprendre sa mort, à l'âge de 85 ans, en Espagne. Plutôt que de me lamenter, je vais essayer de vous faire rire avec moi en remontant, depuis le début, la saga de Wilt. Ce qui n'est pas rien. Cinq volumes irrésistibles...

Wilt, 1 à 3
En 1976 vint Wilt : Chaque fois qu’Henry promenait son chien ou, pour être plus précis, chaque fois que son chien l’emmenait promener ou, pour être exact, chaque fois que Mrs Wilt leur enjoignait de débarrasser le plancher car c’était l’heure de ses exercices de yoga, il suivait invariablement le même chemin.
Première phrase programmatique. Wilt est affublé d’une épouse qu’il déteste et qu’il envisage très sérieusement de tuer. En répétant son futur crime sur une poupée gonflable qui lui a valu des ennuis, il déclenche une imprévisible série de catastrophes.
Dans le deuxième volet, cet homme fidèle par peu de goût pour la gymnastique sexuelle tombe raide dingue d’une jeune fille au pair. Mal lui en prend : elle se révèle une bombe au sens premier du mot, avec tout ce que cela implique de terrorisme actif.
Et, dans le troisième tome, une étudiante de son lycée est retrouvée morte par overdose dans la chaufferie de l’établissement. Il suffit de quelques contradictions bénignes dans les déclarations de Wilt pour que celui-ci aggrave son cas. Et se transforme en dangereux espion sur une base américaine…

Tom Sharpe n’a pas toujours fait rire tout le monde : aux début des années soixante, alors qu’il était installé en Afrique du Sud depuis une dizaine d’années, il en a été expulsé pour avoir écrit et représenté une pièce dénonçant l’apartheid. Revenu en Angleterre, il a créé en 1976 un formidable personnage de professeur bougon qui attire les catastrophes. Trois fois déjà, il l’avait plongé dans des situations dont il n’aurait pas dû se tirer.
Au fil du temps, et puisqu’il a si bien survécu qu’il renaît aujourd’hui dans une quatrième aventure, Wilt a vu son métier de professeur de culture générale se transformer en travail administratif. Il gère l’impossibilité d’organiser un département du « Tech » (un Institut professionnel qui dispense aussi des cours pour adultes) où il n’enseigne plus guère. Eva, son épouse, n’est pas devenue plus agréable en prenant des années et des kilos. Elle s’est même reproduite dans d’intenables quadruplées qui poussent de plus en plus souvent Wilt au bistrot, la bière lui étant d’un grand réconfort. Bref, la vie professionnelle et la vie domestique se rejoignent sur le terrain de toutes les déceptions.
Curieusement, au début de Wilt 4, notre héros, de retour au foyer conjugal la vessie pleine et pressé de se soulager, trouve une Eva euphorique : toute la famille est invitée aux Etats-Unis chez l’oncle Wally et la tante Joan. Un couple riche qui envisage de rédiger un testament en faveur des quadruplées. A condition que celles-ci cessent de jurer comme des charretiers et respectent les vraies valeurs de l’Eglise du Christ vivant de Wilma, ce qui paraît peu vraisemblable. Quant à Wilt, sa décision est vite prise : Plutôt crever qu’aller aux Etats-Unis pour se faire traiter comme un minus par l’oncle Wally et la tante Joan ! Il prétexte donc le remplacement d’un collègue pour rester en Angleterre et s’organiser une randonnée pédestre en père peinard, à l’aventure mais pas trop.
Les vacances tranquilles de Wilt et le merveilleux séjour américain de ses cinq femmes sont évidemment un programme trop paisible pour l’imagination perverse de Tom Sharpe qui ne tarde pas à lancer ses premières peaux de banane sous les pieds du marcheur solitaire en même temps qu’il glisse un stock de drogue dans les innocents bagages des voyageuses.
A partir de là, des deux côtés de l’Atlantique, c’est reparti pour de l’agitation en chaîne, comme on aime. A l’ouest, la brigade des stupéfiants est sur les dents. A l’est, l’inénarrable inspecteur Flint, qui s’est déjà cassé trois fois les dents sur le cas Wilt et a failli devenir fou lors d’un interrogatoire délirant, n’arrive à croire ni à la Wilt Connection ni à la possibilité qui lui serait enfin offerte de coincer le dangereux individu qui se cache derrière la personnalité d’un tranquille professeur. On en a vu d’autres. On en verra encore…
Tom Sharpe ne se casse pas la tête à construire des scénarios complexes. Il tire sur un fil et advienne que pourra, un malentendu entraîne un incident qui tourne à la catastrophe avec un naturel désastreux. Les dialogues sont à fleurets non mouchetés, cela éclabousse dans tous les sens et on se laisse prendre, une fois encore, à une fantaisie comique qui balaie toute raison sur son passage.
C’est parfois à hurler de rire, à condition de ne pas avoir le bon goût comme critère absolu. Mais que viendrait faire le bon goût dans cette suite de péripéties plus folles les unes que les autres ? Tom Sharpe doit être de ces auteurs prêts à exterminer leur entourage pour un bon mot. Et, quand il abandonne finalement ses personnages en déposant chez Wilt, en guise de touche finale, un doigt de sagesse bien inutile, nous nous retournons sur un champ de ruines : on a connu bien des malheurs et qu’est-ce qu’on s’est amusé !

On reconnaît un roman de Tom Sharpe, dans la traduction française, au ton et à la longueur de son titre. Respirons un grand coup et allons-y, d’un souffle : Comment enseigner l’histoire à un ado dégénéré en repoussant les assauts d’une nymphomane alcoolique. Il s’agit bien d’une aventure de Wilt. My name is Wilt, Henry Wilt, dirait-il s’il était homme à se présenter fièrement devant tous ceux qui mettent en danger son intégrité physique et mentale ainsi que sa liberté. Le monde est pour lui le lieu d’un vaste complot dans lequel un flic ne cesse de vouloir l’arrêter (il y arrive parfois), son épouse de lui faire des ennuis, ses quadruplées de multiplier ces ennuis par bien plus de quatre, tandis que tous les autres y ajoutent leurs vices personnels.
Cette fois, Wilt est chargé, pendant les vacances, de préparer Edward Gadsley à des examens. Madame Wilt n’y voit que des avantages : leurs propres vacances seront gratuites dans la propriété de la famille du jeune homme et un très bon salaire permettra aux « quadruplettes », ces sauvageonnes rejetées de touts les établissements scolaires, d’intégrer une institution plus huppée. La mère d’Edward, qui a monté l’affaire, en bave déjà : ses appétits sexuels seront peut-être comblés par le professeur. Qui ne demande qu’à s’enfuir. Il n’a aucune envie de coucher avec sa patronne, Edward est un monstre prêt à faire feu sur tout ce qui bouge et où est, dans tout cela, le repos qu’il a mérité ?
Tom Sharpe n’aime rien tant que jeter son souffre-douleur préféré dans la fosse aux lions. Et jamais à l’heure paisible où ils vont boire… Le cinquième Wilt, comme les précédents, est un roman de la démesure, pas seulement pour le titre. Certes, il faut aimer les grosses farces et le théâtre de boulevard pour l’apprécier comme il se doit. C’est-à-dire sans se prendre la tête, en se laissant aller aux péripéties même invraisemblables. Toutes barrières logiques levées, le terrain est largement ouvert au rire.

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