mardi 1 novembre 2016

14-18, Albert Londres : La chanson du cuivre



Avec l’armée Sarrail

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Excissou, octobre 1916.
C’est entre 9 et 10 heures du soir, près de la gare de Banitza, que j’ai vu ça.
L’Orient, malgré sa réputation, n’avait jamais eu de pareilles nuits.
C’étaient le vide et la tension. Les Bulgares, tenaces, n’ont pas perdu l’espoir de nous rejeter. Nous, nous avons la dure volonté de garder le village. Chacun le tire de son côté. On finira bien par l’écarteler.
Les Bulgares sont physiquement forts, disciplinés, patriotes. La perte de Florine fut pour eux un coup de surprise. Depuis ce jour les chefs et eux-mêmes se sont repris en main. Guerriers dans l’âme, orgueilleux de résister seuls à tant de nations, ils encaissent, s’élancent, s’agrippent le cœur et l’esprit gonflés de vanité et de vouloir.
Nous avons en face de nous une bête bien musclée, bien portante, bien fauve. Il faudra un gros bâton pour lui casser les reins.
C’est précisément un de ses coups de rein que j’ai vu cette nuit.
Nous étions à Florina. Les zouaves – ce nom-là sonnera toujours dans les batailles – les zouaves que l’on appelle ici les R. M. A., c’est-à-dire les régiments de marche d’Afrique – et ça marche ! – se faisaient pour ce soir les dogues du village. Ils allaient prendre position et montrer leurs crocs. C’était au soir de la première bataille pour Monastir. La nuit tombait. Le canon ne gueulait plus et les cigognes, cessant d’être effrayées, reprenaient leur place dans les airs.
Tout annonçait qu’on allait dormir. Un convoi de caissons d’artillerie quittait le village pour affaires. Il allait à la gare de Banitza, qui est sur le champ de bataille à mi-chemin de la piste du Kaïmakalan à Florina. Je montai sur l’un des caissons. Nous nous mîmes à cahoter. Il n’y avait pas de clair de lune.

La chanson du cuivre

Ils étaient dix chevaux à chaque caisson. Ce n’était pas trop pour le sortir des ornières tous les cent mètres. On rencontrait des heurts si brusques que l’attelage en était dételé. Les caissons, pleine de douilles vides, s’entre-choquant, faisaient un infernal tintamarre. On n’entendait plus que cette chanson du cuivre.
Nous venions de dépasser Cucovani. Les trente-six chevaux et les six caissons se suivaient dans le tintamarre quand, sur notre gauche, on vit des éclairs. C’était du côté bulgare. On vit aussi, soudain, des éclairs de notre côté. La bataille recommençait-elle ? Et, en face, comme chez nous, subitement, dix, vingt, trente éclairs piquaient par seconde. Le cuivre chantait si fort dans les caissons que nous n’entendions pas les coups de canon. Nous ne faisions que les voir. Le convoi ne s’arrêtait pas, les canons faisaient leurs affaires, lui allait aux siennes.
Les fusées éclairantes s’ouvraient dans le ciel. Elles semblaient de grosses lampes à acétylène suspendues de 80 à 1 000 mètres et ne durant qu’une minute. Toute la vallée de Monastir était réveillée. Du Kaïmakalan à Florina les lampes à acétylène se renouvelaient sans cesse. Le feu avait pris sur tout le champ de bataille. C’était une grosse attaque de nuit.
— J’aurais jamais vu ça dans l’Aveyron, dit le conducteur sur son devant.
Le premier caisson dévala dans une ornière trop grande, le convoi stoppa, les cuivres se turent. Nombreux, rapides et rageurs, on entendit les coups de canon. Les artilleries des deux camps étaient furieuses, elles parlaient vite et ensemble, chacune voulant imposer ses idées et ne pas écouter ce que lui disait l’autre.
Des coups de fouet cinglaient les bêtes du premier caisson et claquaient à travers le canon. Il faisait noir sur la piste.

Les yeux rouges

Alors, au bon milieu du champ de bataille, parmi ce déchirement du silence de la nuit, quelque chose d’effrayant apparut : deux grands yeux rouge sang, chacun gros comme deux têtes, s’élevaient l’entement pour regarder sur la vallée. Étaient-ils bulgares ? Étaient-ils français ? On ne pouvait les arrêter. Ils étaient juste au centre. C’était barbare, c’était hideux, c’était écœurant. Ils venaient voir si la mort travaillait bien !
Le fouet eut raison de l’ornière. La première voiture était sur pied. On entendit le maréchal des logis, que l’on ne voyait pas, faire l’appel :
— Première ?
— Prête !
— Deuxième ?
— Prête !
— Troisième ?
— Prête !
— Quatrième ?… Eh bien, la quatrième, vous avez donc reçu une marmite que vous ne répondiez pas ?
— Prête !
— Cinquième ?
— Prête !
— Sixième ?
— Prête !
— En avant !
Et la chanson du cuivre étouffa pour nous la chanson de l’acier.
… Les cinq cents habitants de Florina qui remontaient hier vers leurs maisons sont aplatis sur l’herbe, le long de la piste. Sans qu’un mot ose s’élever dans le troupeau apeuré ils regardent les feux passer au-dessus de leur berceau. La nuit noire a éteint les couleurs de leurs loques. Et les deux effrayants yeux rouges ont fait fermer ceux des petites filles.
Le convoi arrive. Un par un, autour de la gare, car ce n’est pas un village mais simplement une gare en pleine campagne, les caissons s’arrêtent et se rangent. Le cuivre cesse une dernière fois de chanter et de nouveau c’est la vallée qui parle. Elle parle une nouvelle langue : la fusillade. La fusillade roule sans arrêt comme des chariots sur une route empierrée. J’écoute. Elle roule. J’écoute.
— Bien ! le passager, v’la le Casino ! me dit le gars de l’Aveyron en me montrant du bras la gare solitaire.
… Treize aigles d’envergure fuient devant des avions qui ronflent fort. Les aigles piquent sur Florina, les avions sur Monastir. C’est à la porte. C’est le bombardement en pantoufles.

Les vainqueurs de Florina

Le régiment qui a pris Florina se repose. C’est-à-dire que, sur le champ d’action même, au lieu de ramper derrière ses baïonnettes, il rôde. Ce sont des Français du centre : Haute-Loire, Puy-de-Dôme. Ils ont pris Florina !
Ils crient. Ils ont raison. Le vin est intenable. Je veux dire qu’il ne peut pas tenir dans l’estomac. Voilà d’ailleurs la scène exacte, par expérience personnelle : vous le videz dans le quart, vous l’avalez, une minute après, vous rendez tout. C’est le petit vin du pays. C’est à croire que ce n’est pas du raisin que l’on a mis dans le pressoir, mais du fer ! Comme s’il n’y avait pas déjà assez de fer, pour le traitement extérieur du corps !
C’est du Kaïmakalan à Florina… C’est tout le long du champ de bataille. C’est où les shrapnells pomponnent l’horizon.
Une femme turque, pieds nus, avec ses culottes bouffantes et un grand voile blanc tout sale sur le visage fuit de toute la longueur de ses pas, en se retournant de tous les côtés. D’où sort-elle, celle-là ? On ne voit que ses yeux que l’angoisse ouvre sur cette aventure qu’elle trouve effrayante. Passez, innocente !
Quarante chars macédoniens qui datent du temps de Mérovée, qui ont comme roues deux tranches de tronc d’arbre – roue pleine – et comme essieu un morceau de petit arbre où meurent encore des bourgeons, s’efforcent de véhiculer notre ravitaillement. Comme ces bêtes ne connaissent pas la langue du pays et qu’on n’a pas encore créé d’écoles pour apprendre à nos soldats à charmer les buffles balkaniques, et que les buffles balkaniques ne consentent à marcher que s’ils sont charmés, on a loué aussi leurs propriétaires. Nos soldats conduisent les bêtes, les propriétaires, le long du convoi, poussent des hurlements réguliers. Ces bêtes ne marchent pas, mais leurs propriétaires hurlent. On n’a pas été complètement volé.
Un cycliste vient de Florina. C’est bien en effet un cycliste, seulement il porte sa machine sur l’épaule. Il contemple le convoi et dit :
— Si on arrive à Sofia avec ce rapide-là, c’est que Sarrail sera un lapin.

Les 500 exilés

… Ah ! photographes en couleur qui n’êtes pas là à cette minute, pendez-vous ! Vous venez de rater la plus belle plaque de votre carrière. Cinq cents habitants de Florina, grouillant en un seul paquet, coiffés du fez, voilés du voile, hommes et femmes, enfants et vieux, cherchent apeurés, le dos courbé, à regagner leur village. Les femmes qui ont perdu le voile dans la bagarre, se cachent la figure avec leurs souliers qu’elles portent à la main, un vieillard aveugle, qui ressemble au prophète Élie, est sur un âne, il a une fillette devant sur le garrot et une derrière ficelée sur la croupe. Celle qui est devant a de grands yeux merveilleux. On l’a sans doute choisie exprès pour qu’elle puisse voir pour lui. Il y a plus de trente autres enfants aux culottes rouges, vertes, jeunes, bleues, dans un seul char que tire un seul buffle malgré que ce soit un attelage de deux. Le muphti marche sous le poids de son turban et traîne trois veaux par la corde. Quatre enfants sont à cheval, sur un même cheval, et pour qu’ils ne tombent pas les plus grands Turcs cheminent de chaque côté.
Ils arrivent dans la zone où ça barde. Bleus, jeunes, verts, rouges, ayant peur, les femmes se collant contre les vieux, les enfants embrassant le cou de bêtes de tout leur petit bras, les bêtes se faisant tirer jusqu’à l’étranglement par la corde, les cinq cents exilés en couleur, incertains, s’en vont.
— Arrêtez-les N. de D., crie un lieutenant de poste, ils vont faire repérer la piste ces carnavals-là !
Carnaval !

Le Petit Journal, 29 octobre 1916.

La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume paraîtra dans quelques jours, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

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