Je garde une forte impression de ma seule rencontre avec Derek Walcott, Prix Nobel de littérature en 1992. C'était à Saint-Malo, l'année suivante. Et il y avait bien peu de textes traduits en français de cet écrivain venu de Sainte-Lucie, dans les Caraïbes. Le premier d'entre eux, probablement, était paru l'année même du Nobel. Reparlons-en, de la manière dont je l'avais fait alors, pour célébrer l'homme qui vient de disparaître à 87 ans.
Le Royaume du fruit-étoile, traduit par Claire Malroux (1992)
Est-ce de l'incurie? Il est déjà arrivé, en tout cas, que l'édition française attende le prix Nobel de littérature pour traduire un écrivain. On peut tout dire à ce sujet: que l'Académie suédoise chargée de faire un choix prend un malin plaisir à débusquer des auteurs peu traduits; que certains genres littéraires bénéficient de moins de curiosité que d'autres; que personne ne peut tout savoir... Toujours est-il qu'il a fallu compter sur une petite maison d'édition, Circé, pour décider, avant le Nobel, de publier Derek Walcott en français. Que Le Royaume du fruit-étoile soit finalement paru seulement maintenant n'a qu'un rapport lointain avec le prix qui sera remis en décembre. Profitons donc de l'occasion pour rompre une lance en faveur des éditeurs dits «petits» - mais dont les catalogues sont d'une richesse à faire blêmir tout «grand» éditeur digne de ce nom -: ils sont souvent des découvreurs qui prennent des risques en publiant de nouveaux auteurs. Et puis, comme l'édition est un milieu sans davantage de morale que n'importe quel autre secteur économique, un auteur qui devient plus populaire est récupéré par une maison qui dispose de moyens importants. Ce n'est pas que les éditeurs importants ne font pas leur travail, mais il faut reconnaître aux petites structures, souples et dynamiques, une vivacité qui leur permet d'accueillir des signatures inédites en français.
C'était le cas de Derek Walcott, inconnu du public francophone jusqu'à ces derniers jours. Le Royaume du fruit-étoile, pour ne pas donner une idée de l'ensemble de l'oeuvre poétique de Derek Walcott, propose l'intégralité d'un recueil paru en anglais il y a treize ans. On peut discuter du meilleur choix, s'agissant d'un poète à faire découvrir: n'eût-il pas mieux valu proposer une anthologie accompagnée d'une notice présentant l'auteur? Mais c'est là un choix fondamental que personne ne peut remettre en cause. Disons, simplement, que l'anthologie manque encore tandis que nous avons, du moins, un recueil bâti comme Derek Walcott l'a voulu et non comme un anthologiste l'aurait équilibré.
Le Royaume du fruit-étoile n'est cependant pas un livre à sens unique: entre le texte qui donne son titre au recueil et qui plonge au plus profond de l'identité caribéenne, et certains autres poèmes ouverts plus largement sur le monde, l'ouvrage se déploie sur une palette très large qui donne d'ailleurs la dimension d'un poète méritant bien les honneurs.
Un matin la Caraïbe fut découpée / par sept premiers ministres qui achetèrent la mer en coupons - / un millier de milles aigue-marine garnis de dentelle, / un million de mètres de soie citron vert / un mille de violet, des lieues de satin céruléen - / ils la vendirent avec bénéfice aux consortiums.
Et l'on croit entendre le meilleur de Pablo Neruda, autre prix Nobel de littérature qui s'égara parfois dans l'engagement au mépris de la littérature tout en continuant à croire qu'il écrivait de la poésie. À lire ce recueil de Derek Walcott, on n'a pas le sentiment que le même danger le guette: il est trop habité par les odeurs et les bruits, par les personnes et par l'avenir pour être capable de se plier à une quelconque idéologie qui minerait sa poésie de l'intérieur.
Le plus impressionnant dans ce livre, c'est la manière dont Derek Walcott y embrasse, avec le même lyrisme retenu, proche des sensations les plus immédiates, des réalités aussi différentes que celles qu'il situe en Europe ou en Égypte, bien loin par conséquent de Sainte-Lucie, l'île dont il est originaire.
On raconte, à propos de son lieu de naissance, une belle histoire en Suède: la fête de sainte Lucie est l'occasion, là-bas, d'importantes manifestations publiques et il fallait bien que Sainte-Lucie, à condition de donner le jour à un véritable écrivain, reçoive un jour ce Nobel si convoité. L'histoire serait décevante si elle n'avait abouti au couronnement d'un tel tempérament de poète, immédiatement accessible par n'importe quel public, et capable d'embrasser dans le même mouvement des réalités très diverses sans pour autant les réduire à une seule vision. C'est peut-être cela qui impressionne le plus à la lecture: Derek Walcott semble avoir du monde une connaissance intime, quel que soit l'aspect sous lequel il l'aborde. À le lire, on reconnaît même ce qu'on ne connaissait pas. Voici un passeur: écoutons sa voix.
Une rencontre (1993)
Tout prix Nobel de littérature qu'il soit, Derek Walcott s'est montré, à Saint-Malo, un homme tranquille, parfois certes un peu fatigué de toutes les questions, désireux de prendre un peu de repos sans vouloir paraître pour autant récalcitrant à participer aux multiples activités auxquelles il était convié. Mais il avait bien du mal à trouver un coin où les caméras de la télévision ne le poursuivaient pas, accompagnées de projecteurs qui lui faisaient mal aux yeux.
Au fil des rencontres, on a pu mieux faire le tour d'un écrivain dont l'oeuvre est encore bien mal connue en français mais qui est apparue, dès la première publication d'un de ses recueils, comme forte et habitée, de l'intérieur, par une force qui transparaît aussi dans les propos de Derek Walcott.
Il n'a pas choisi d'être cela, mais son prix Nobel le place un peu en situation de porte-parole d'une littérature venue des pays n'appartenant pas aux grandes civilisations telles que nous en concevons l'image, ici en Europe. Il ne refuse pas de s'exprimer à ce sujet: «Il y a une explosion des voix des peuples qui ont été réprimés par différentes formes de pouvoir. Ces oeuvres sont importantes en ce qui concerne l'art littéraire. Je ne pense pas qu'elles sont publiées à cause d'un sentiment de culpabilité qu'on éprouverait par rapport aux peuples qui les produisent, mais à cause de leur qualité - je ne parle pas de moi, évidemment.»
Mais Derek Walcott apparaît surtout comme un homme prudent pour qui il convient de toujours vérifier les raisons de telle ou telle chose, et en particulier celles de l'intérêt porté aujourd'hui à cette littérature: «Nous autres, écrivains des Caraïbes, devons nous méfier de la manière dont on nous perçoit, parce qu'il est difficile de séparer l'exotisme de ce que nous écrivons. Depuis cinquante ans, les meilleurs écrivains de langue anglaise étaient des Irlandais - Beckett, Yeats, Shaw, Joyce,... -, et la Grande-Bretagne a accepté cela comme un développement naturel. Quand il s'agit des Caraïbes, cela apparaît au contraire comme une menace qui risque de dénaturer la langue. Pourquoi? Partout dans le monde, on chante des chansons de Bob Marley dans le dialecte jamaïcain. On pourrait aussi, un jour, lire des poèmes dans ces dialectes.»
Écrivain noir, Derek Walcott est très attentif à ne pas juger une oeuvre sur d'autres critères que ceux de la littérature. Il fait une comparaison entre deux poètes dont il tient la production pour excellente: Saint-John-Perse et Aimé Césaire. Le premier est un Blanc privilégié de la Guadeloupe, le second un Noir de Martinique. Tous deux sont des grands poètes. «La race ne change pas l'appréciation qu'on peut avoir de leur oeuvre», insiste-t-il. Et, a contrario, il raconte cette histoire un peu triste mais bien réelle qui lui est arrivée alors qu'aux Caraïbes, il parlait à de jeunes Noirs de la poésie de Saint-John-Perse, disant tout le bien qu'il en pensait. On lui a répondu: Oui, mais il est blanc!
Derek Walcott enseigne aussi la littérature, l'art d'écrire, aux États-Unis, ce qui est presque une spécialité locale. L'enseignement de l'écriture, en Europe, est en tout cas beaucoup moins répandu. Derek Walcott n'ignore pas comment c'est perçu d'ici: «En Europe, il y a beaucoup de scepticisme devant le fait qu'on puisse enseigner la littérature et la poésie. Le titre donné à ces cours, «creative writing», est un peu stupide: peut-il y avoir une écriture qui ne soit pas créative? Tout artiste peut acquérir de l'expérience technique avec d'autres écrivains, comme un chanteur d'opéra apprend des choses au conservatoire, ou un peintre quand on lui corrige ses premiers dessins. Je ne donne pas de conseils généraux, je prends chaque individu pour lui-même. Je ne sais pas si, en d'autres circonstances que celles où j'ai vécu, j'aurais moi-même suivi ce genre de cours. Mais il m'est arrivé d'aller chercher des conseils auprès d'autres écrivains. Tout le monde, à un certain moment, cherche des conseils.»
Mesuré dans ses propos, toujours attentif à ne pas paraître un maître qui distille son savoir, Derek Walcott est apparu comme un homme toujours en recherche de ce qu'il est beaucoup plus qu'en quête d'une image précise qu'on pourrait se faire de lui. Le personnage est, en tout cas, bien à la hauteur de la récompense qui l'a rendu célèbre chez nous ainsi que de son unique livre disponible en français.
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