dimanche 21 octobre 2018

14-18, Albert Londres : «Le plus émouvant spectacle de ma vie, je viens de l’avoir.»




Dans Lille délivré, la population délirante de joie nous accueille

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Lille, 17 octobre.
Le plus émouvant spectacle de ma vie, je viens de l’avoir. Toute une ville en délire vient de se jeter sur nous qui étions les premiers à entrer dans Lille ; nous laissons, mes quatre confrères et moi, ce magistral honneur à l’uniforme anglais que nous portons.
À neuf heures du matin, près d’Armentières, un officier nous cria : « Lille taken », ce qui veut dire : Lille est tombé. Nous avons pressé la voiture sur la route de la victoire et voici ce qui nous est arrivé.
À cinq kilomètres de Lille, deux jeunes filles se précipitent devant l’auto et, à pleins poumons et des sanglots dans la voix, nous crient et ne cessent de nous crier :
— Ils sont partis, ils sont partis. Vivent les Anglais ! Vive la France !
C’étaient deux jeunes filles de Lille qui, pour voir plus tôt les Alliés, étaient venues jusqu’ici. Donnons leurs noms : Mlles Boute. Mais les Boches ont fait sauter la route. Nous comblons un entonnoir et nous poussons la voiture. Ça va. Nous faisons deux kilomètres encore. Là, l’entonnoir est trop grand : il faut renoncer. Allons à pied.
Encore deux autres jeunes filles ; celles-ci courent au-devant de nous, elles nous crient alors :
« Ils ne reviendront plus », et elles pleurent.
Mais nous voilà sur la Deule, le pont a sauté ; des Lillois ont déjà mis des planches et nous passons en équilibre. Nous quittons les faubourgs, nous voilà dans la ville. Alors j’ai vu ce que je n’avais jamais vu et ce que je ne reverrai jamais plus. De toutes les maisons, comme à un son de cloche, sortaient les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards. Les femmes nous tendaient leurs enfants pour qu’on les embrasse, les hommes se jetaient sur nous et nous embrassaient, les femmes à leur tour se jetaient sur nous et nous embrassaient, et nous recevions des fleurs, des gâteaux, du pain. Nous ne pouvions plus avancer. Il le fallait ; nous ne nous dégagions pas pour longtemps. La foule augmentait. Un fiacre se trouva là, il nous prit ; il ne nous sauva pas, la foule l’enlevait. Les hommes, les femmes, les enfants, tous pleuraient. Un homme monta sur l’épaule d’un autre et nous cria :
— Je m’appelle Guiselin, conseiller municipal ; les Allemands m’ont offert un million pour trahir mon pays, ce sont des lâches, ce sont des lâches.
Et il éclata en sanglots. Décidément, nous ne pouvions pas atteindre le centre, la foule nous bloquait et de toutes les rues accouraient, portant des petits drapeaux, d’autres hommes, femmes, d’autres hommes, d’autres enfants qui pleuraient et criaient : « Vive la France ! Vivent les Anglais ! »

La délivrance après quatre ans

Les barbares n’étaient partis que depuis un moment et toutes les fenêtres avaient des drapeaux.
— Ce matin, nous nous sommes réveillés, disent-ils tous, et ils n’étaient plus là.
La foule se remet à crier et voici ce que l’on entend :
— Voilà quatre ans qu’on vous attend ! Ce que nous avons souffert ! Nous ne voulons plus souffrir autant, dites-nous que c’est bien fini, dites-le-nous !
C’est la rue Nationale que nous traversons ainsi. Après, je ne pourrais vous dire où nous sommes passés. Nous passons où la foule veut bien nous faire passage.

À la mairie

Nous arrivons à la mairie. Le maire n’est pas là, il est chez lui et tout à l’heure nous vous dirons pourquoi. C’est l’adjoint, M. Baudon, qui est à la porte ; il a son écharpe ; nous nous engouffrons dans le vestibule et, comme si c’était vraiment nous qui étions les héros, tout le monde tombe sur nous et nous embrasse. Et un vieil homme, un vieil homme à cheveux blancs, prend un violon et du haut des escaliers intérieurs joue la Marseillaise.
Mais la foule s’est amassée, elle est maintenant devant la mairie comme une mer. Nous sommes les premiers messagers de la patrie et elle veut savoir, elle crie : Parlez, parlez. Nous ouvrons les fenêtres et nous lui parlons. Nous lui disons nos victoires, et son cri de joie part d’un tel ensemble qu’il emplit toute la ville. Nous lui disons la capitulation bulgare. Mêmes cris ; la promesse turque : mêmes cris. Nous lui disons que M. Wilson refuse l’armistice et réclame la peau de Guillaume : alors la foule en délire jette vers la mairie tour ce qu’elle possède.

Le maire de Lille et son fils aviateur acclamés

Mais il faut sortir. Nous devons aller à la préfecture. Le fiacre, l’unique fiacre, est noyé au milieu de 10 000 personnes, et comment nous l’avons gagné, je ne puis réellement vous le dire. C’est toute l’armée qui aurait dû être là. À la préfecture. M. Regnier, faisant fonctions de préfet, est là. Il nous embrasse et la foule augmente ; vers qui ses cris montent-ils maintenant ? C’est vers le maire, M. Delesalle, et un officier français Légion d’honneur, croix de guerre, trois palmes, son fils. À onze heures, l’aviateur français a appris la délivrance de son foyer ; il a pris son vol, il a atterri place du Théâtre, il est avec son père. C’est le premier uniforme français que voient les délivrés. Le délire augmente.
Il reste 120 000 habitants à Lille. Ils ont emporté tous les garçons de 14 ans et plus. Au nom de toutes les mères qui ont perdu leurs jeunes fils et qui les réclament au milieu de leurs cris de joie, que nos pouvoirs publics fassent quelque chose.
Lille a payé 250 millions d’impôts et la région 500 millions. La viande coûtait 46 francs le kilo, le beurre 60, le café 90, le sucre 26,50. La ville n’est pas trop abîmée. Quatre quartiers seulement sont touchés, ceux de la gare, de Saint-Maurice, des Moulins et de Fives. Les monuments publics n’ont pas de mal. Le musée est pillé. Je vous écris cette dépêche sur des feuilles d’imprimés allemands. Et les cris de la foule en délire, de plus en plus puissants, ne cessent de s’élever.
Le Petit Journal, 18 octobre 1918.



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