vendredi 31 juillet 2020

Gilles Lapouge, la fin d'un aventurier

Il avait 97 ans et avait vécu plusieurs vies, en Europe et en Amérique du Sud. Le Brésil avait été sa terre d'adoption, une adoption doublement choisie, par lui et par le pays - Gilles Lapouge a longtemps travaillé pour un journal brésilien et il parlait de cette terre, des gens qui y sont, comme de chez lui. Nous nous sommes croisés de loin en loin, la première fois que je l'ai vu c'était pourtant à la télévision, car il avait travaillé avec Bernard Pivot avant Apostrophes. La dernière fois, je l'avais croisé au Festival Étonnants Voyageurs, dans les couloirs - nous devions nous retrouver à un dîner d'Albin Michel, où il n'était pas venu. Dommage. Chez lui, entre-temps, il m'avait ouvert, pour un entretien (dont j'ai malheureusement perdu la trace mais pas le souvenir), ses rêves et sa mémoire. Gilles Lapouge était un homme admirable et adorable. Voici ce que je retrouve des articles que je lui ai consacré.

Photo Jérôme Garro


Les pirates (2001)

Peut-être y a-t-il, dans la littérature consacrée à la piraterie, deux grands classiques, celui de Daniel Defoe et celui-ci, que Gilles Lapouge publia en 1987 avec un sous-titre en forme de nomenclature : « Forbans, flibustiers, boucaniers et autres gueux de mer ». Lapouge cherche à écrire autrement l’histoire de ce qu’il appelle un délire. Une poésie de l’action où l’action n’est pas la seule chose qui importe – quand les prédécesseurs de Lapouge s’étaient bien gardés d’en sortir – au regard d’une rupture avec le monde, d’une utopie : Si les pirates travaillent, c’est en vue de gagner leur vie sans travailler, écrit-il. Leurs aventures seraient donc une quête du paradis terrestre, où tout est donné sans effort, où il suffit d’accepter quelques contraintes divines pour vivre heureux. Cela implique l’abandon de toute autre loi humaine, à moins de les écrire soi-même. La violence, la sauvagerie, en prennent une tout autre signification puisque même l’appât du gain, les rapines en tout genre tendent vers ce but ultime. Et courent à l’échec. Mais quelle belle histoire !

En étrange pays (2005)

Gilles Lapouge rassemble des chroniques qui n’avaient pas été écrites dans l’intention d’être groupées. Pourtant, elles font un vrai livre. C’est le propre d’un écrivain : la cohérence est dans sa démarche. L’étrange pays de l’auteur est de sa propre invention. Les sujets les plus inattendus y cohabitent. Le paysage se colore de teintes merveilleuses. Attentif aux hommes et à la nature, Lapouge place ses sujets sur le même pied. Parce qu’il leur attribue les mêmes vertus d’éveil. Le Brésil, sa terre d’élection, n’est pas absent de ce florilège. Mais les échappées ouvrent largement l’horizon. Et on ne se lasse pas de le parcourir en compagnie d’un guide averti, capable de nous faire découvrir la poésie qui se cache en toutes choses.

Le bois des amoureux (2006)

Il y a ici des paragraphes, voire des pages entières, qui mériteraient d’être citées pour le seul plaisir, immense, de les copier. Des descriptions qui n’en sont pas, parce qu’elles ne rendent pas vraiment compte des couleurs, des formes, des sons ou des odeurs – mais elles saisissent d’infimes vibrations dans des accolades verbales inédites. Des dialogues qui ne ressemblent à rien, où le sens des mots est très secondaire mais où les silences ponctuant d’étranges musiques sont tout.

Gilles Lapouge, écrivain aventureux qui s’est intéressé aux pirates ou au Brésil, n’a pas toujours besoin des lointains pour ouvrir l’horizon. Il lui suffit de poser : « Il ne faisait pas plus de raffut qu’un souvenir. » Ou : « Le temps était comme une pomme. » Ou encore : « Le derrière du cheval fumait car, en général, les derrières de cheval fument en automne. » Et d’inscrire cela dans une géographie où se rencontrent un professeur et un soldat, après la première Guerre mondiale. Les chemins tracés sur des cartes oubliées deviennent alors plus vrais que ceux auxquels travaille le cantonnier du village et peuvent même permettre à deux armées de se croiser sans se voir.

Tels sont les secrets des paysages qu’ils reprennent vie seulement dans le souvenir. C’est-à-dire dans un entre-deux flou sur la réalité duquel on s’interroge. Comme s’interrogent longtemps la plupart des habitants du village après que le professeur Judrin a prétendu avoir parlé à un soldat qui errait à la recherche de travail. La ferme où il l’a envoyé était à deux cents mètres, et personne ne l’a vu. Pendant six ans, le mystérieux visiteur occupe tous les esprits (existe-t-il ailleurs que dans l’imagination du professeur ?) et procure au facteur, le seul à entrer dans toutes les maisons et à y recueillir des indices qu’il invente au besoin, une importance inédite. Six ans plus tard, l’inconnu arrive à la ferme avec le naturel de celui qui vient d’obtenir le renseignement. Ce qu’il a fait pendant ce temps ? Personne n’en saura jamais rien. Julien, qui restera et qu’on apprendra à connaître, cultive l’esquive comme une politesse. Et adore raconter si sérieusement des histoires invraisemblables que leur authenticité n’est pas toujours mise en doute. Surtout par les enfants – parmi lesquels le narrateur.

Le bois des amoureux est une suite de bonheurs anodins. La méchanceté s’y égare à force de bonne volonté et faute de nourriture pour la haine. Les travaux et les jours y ont le charme d’un été à la campagne, même quand c’est l’hiver et qu’il gèle à pierre fendre. Le romancier se livre, en toute bonne foi, à un travail de travestissement où les morts ne meurent pas, ou pas tout de suite, parce qu’apprendre la nouvelle serait trop cruel.

Après tout, ces bonheurs ne sont peut-être pas si anodins. Ils s’épinglent sur la mémoire en miroitant comme les ailes de papillons exotiques. Finalement, Gilles Lapouge devait avoir besoin de faire le détour par les lointains pour mieux revenir chez lui.

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