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mardi 15 novembre 2016

Wepler, Goncourt des Lycéens, ça se termine

On va pouvoir souffler, la saison des prix littéraires français s'achève. Mais a-t-on envie de souffler? Je termine la lecture de Double nationalité, de Nina Yargekov, qui est une splendeur et que je n'aurais peut-être pas ouvert si le Prix de Flore ne m'y avait poussé.
Pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, c'était bon: j'avais lu le lauréat et l'auteur signalé par la mention spéciale du jury.
Lauréat, donc, Stéphane Audeguy et son étrange - mais fascinante - Histoire du lion Personne.
Personne, c’est son nom, est un lion prérévolutionnaire sans le savoir. Avec son ami Hercule, le chien, il est venu du Sénégal lors d’un voyage infernal, pour garnir une Ménagerie de Versailles qui bientôt n’intéressera plus le peuple. Un régime s’effondre en 1789, un animal résiste, avec l’aide de quelques hommes qui lui sont attachés. Le romancier n’a pas essayé de se mettre dans la tête du lion, mais il l’observe sous toutes ses coutures.
La mention spéciale du jury est pour Ali Zamir et Anguille sous roche. Je vous en avais parlé.

Jeudi, le Goncourt des Lycéens annoncera le lauréat d'un des prix les plus convoités par les amateurs de chiffres - surtout les années où les jeunes couronnent un roman qui avait déjà été remarqué par les grands. cela pourrait bien arriver cette fois encore, plusieurs des titres qui feront l'objet de la délibération finale sont dans ce cas. Voici la liste restreinte.
  • Nathacha Appanah. Tropique de la violence (Gallimard)
  • Magyad Cherfi. Ma part de Gaulois (Actes Sud)
  • Gaël Faye. Petit pays (Grasset)
  • Ivan Jablonka. Laëtitia ou La fin des hommes (Seuil)
  • Laurent Mauvignier. Continuer (Minuit)
  • Leïla Slimani. Chanson douce (Gallimard)
  • Karine Tuil. L'insouciance (Gallimard)

mercredi 12 octobre 2016

Le Prix de cette &#{!!!**@ de page 111

(De votre envoyé spécial.)
Je suis au Café de la Presse, boulevard de la Bastille, à Paris, où se déroule ce soir la... euh... cérémonie (?) de remise du Prix de la page 111. Oui, j'en ai déjà dit beaucoup de mal, mais ne faut-il pas toujours se donner une chance de revoir ses appréciations les plus brutales? Donc, j'ai décidé d'assister à cette soirée, de voir comment ça se passe et de vous raconter.
Je vais d'ailleurs parler plus bas, l'émission va commencer et je ne voudrais pas déranger, surtout avec mes a priori...
Mais non, suis-je stupide! Je ne suis pas à Paris, je suis l'émission de chez moi, ce qui est quand même très différent - et, d'ailleurs, cela va commencer en retard, il est déjà 21h01.
Bon, ça y est, on y va...
Le son est dégueulasse, aussi bien sur le player de la station Radio Nova que sur d'autres relais. C'est quoi, cette radio dont Libé chantait ce matin le renouveau?
Votre envoyé spécial va enlever le casque qui lui bouche les oreilles, retourner à la page 292 de Butcher's Crossing (Piranha), de John Williams, dont il a, très bêtement sans doute, lu les 291 précédentes, puis dormir et un peu et il vous dira demain matin qui est le lauréat de ce &#{!!!**@ Prix de la page 111.
(Fin de l'intervention de votre envoyé spécial.)

NOOOOOON! Une fiche mal branchée, c'est réparé, je reviens.

(Retour imprévu de votre envoyé spécial.)

Mais, pour l'instant, on chante...
Puis je découvre qu'un juré de prix littéraire, fût-ce d'un prix de &#{!!!**@, est à peu près constitué comme nous, puisqu'un de ceux-là est allé faire pipi pendant la pub.
Ça va mieux. Surtout quand le prix s'autoprésente comme "le plus absurde" des prix littéraires. Vais-je renoncer à mes &#{!!!**@? Jouer le jeu de la dérision? Et pourquoi pas, après tout? Je ne suis pas venu (enfin, venu, on se comprend) pour conforter mes certitudes mais au contraire pour les mettre en doute.
Et la musique n'est pas mal.

Voilà en tout cas une première lecture - d'une seule page, ça ne devrait pas durer trop longtemps. Parce que, autre problème, je ne suis pas trop sensible aux lectures sonores, je ne lis pas à l'oreille, ou alors il s'agit d'une oreille interne qui ne ressemble que de très loin à celle, et même celles, sauf pour Van Gogh, que vous (et moi aussi) portez plus ou moins élégamment des deux côtés de la tête.
Donc, je n'écoute qu'à moitié - j'ai failli dire d'une oreille, mais ç'aurait été maladroit, je vous le concède - la page 111 de Jim Morrison et le diable boiteux, de Michel Embareck. Malheureusement, je ne l'ai pas lue avec les yeux non plus.
Enfin quelqu'un lui met 17 pour la structure, quelqu'un d'autre 15 pour le style, puis 11 pour le style (tout cela motivé comme dans un tournoi de slam, c'est dire), 16 pour les idées, 18 pour le vocabulaire et la syntaxe, 10 pour le potentiel international, 13 pour le plaisir.
Total? Les spectateurs l'ont fait: 100. Bof, même pas 111.

Musique (et lecture pour moi).
Je passe les commentaires les plus allumés qui s'insèrent entre deux disques, entre deux lectures. Mais ils confirment que j'avais tort de leur en vouloir, à ces jurés. Ils s'amusent. Et pourquoi ne s'amuserait-on pas avec la littérature avant une deuxième lecture que, bien sûr, je ne vais pas vraiment écouter.

Il s'agit du roman d'Elitza Gueorguieva, Les cosmonautes ne font que passer (moi aussi, mais ça dure quand même trois heures, cette histoire de prix).
Puisque j'ai ce livre sous les yeux, je suis prêt à la page 111, je vais quand même essayer de la lire en gardant le son de la radio en bruit de fond.
Mais ce n'est pas du tout ça. C'est ma page 89 qu'on est en train de lire! Voilà un des problèmes de ce prix: mettons-nous bien d'accord sur ce qu'est une page 111. Nous n'avons pas tous la même. Moi-même, j'hésite. La page 111 qu'on vient de lire est, quand je rouvre le même roman, la 64. Je rêve... Mais je vais me réveiller, je referme le livre, je le rouvre, je recherche cette histoire de chameau. Patatras, page 136!
Notons, le moment est venu. Personnages: 13. Idées: 10. Vocabulaire et syntaxe: 6. Style: 9. Structure: 14. Plaisir: 15. Potentiel international: 14. Soit 81 au total. Mais je ne prétends pas avoir relevé avec précision tous les chiffres qui me passent dans la tête.

On fait une pause? On fait une pause.
Le temps, quand même, de vous expliquer pourquoi je suis perdu dans les numéros de pages et que 111 ou 64 ou 89 ou 136, c'est la même chose. Et puis non, je le ferai tout à l'heure.

Donc, il est l'heure (avec quelques minutes de retard) de passer à la troisième lecture de page 111 ou supposée telle, dans Une bouche sans personne, de Gilles Marchand. Lue, et là j'ai envie d'écouter quand même, par Joe Hill. Joe Hill, Joe Hill? Mais oui, le fils écrivain de Stephen King - sauf si c'était un autre, évidemment...
Le temps de se poser la question sans réponse, on en est déjà aux notes.
Potentiel international: 15. Style: 12. Personnages: 14. Idées: 12. Vocabulaire et syntaxe: 12. Structure: 12 (après retrait des impôts de 33% pour cause de supposé fayotage). Plaisir: 11.
On n'a oublié personne? Total: 88, et non 98 comme on l'avait entendu la première fois.
Je voulais revenir sur la question, cruciale, de la numérotation des pages. Vous lisez comment, vous? Sur papier, comme le faisaient vos ancêtres? Sur écran, comme ne le feront même plus vos enfants si j'en crois les pleurs des défenseurs de la lecture? Réfléchissez déjà à cela, je compléterai plus tard.

Car il est presque temps (il est souvent temps, dans cette note) de passer à la lecture de la quatrième page 111 - et pourtant, voyez comme les chiffres restent un mystère, on n'aura pas lu 444 pages quand Mauvais coûts, de Jacky Schwartzmann, aura eu son tour.
Non sans expliquer, auparavant, comment et pourquoi le jury a rejeté certains titres, ou plutôt comment certains jurés ont mis leur veto à la sélection de, par exemple, mais pas au hasard, les romans d'Harold Cobert, Olivier Py, Samuel Benchetrit, quelqu'un dont je n'ai pas compris le nom, François Bégaudeau, Guillaume Chérel ou Virginie Martin. Auxquels on ajoute, au dernier moment, Adélaïde de Clermont-Tonnerre. (Zut! alors, j'aime bien son roman!)
En revanche, Jacky Schwartzmann a bien été retenu, et on a donc droit à la lecture de la page 111 de son livre qui, forcément, n'est pas la mienne.
Parce que, oui, je lis surtout des livres numériques et que, en fonction des logiciels, ainsi que du format de la page, des caractères, selon vos préférences (enfin, ici, il s'agit surtout des miennes), non seulement ma page 111 sera rarement la même que celle de l'édition papier, mais elle changera en fonction de l'endroit où je me trouve, puisque j'utilise différents appareils en fonction des circonstances.
Je n'ai pas fini, il est temps de noter cette page-ci (celle que les jurés ont lue). Vocabulaire et syntaxe: 17. Plaisir: 14. Idées: 9. Personnages: 16. Potentiel international: 17. Structure: 20. Style: 16. Total: 109.
(Et je sais bien que tout le monde s'en fout, mais quand même...)

On avance, on avance. Et on va passer aux deux derniers livres de la sélection, ça m'arrange puisque ce sont les deux que l'ai lus. (Sans m'arrêter à la page 111, ni en commençant par elle, il va sans dire.) Ce sera d'abord Pas trop saignant, de Guillaume Siaudeau, une belle fuite vers la liberté d'un assassin - c'est ainsi qu'il faut dire, maintenant, pour un abatteur d'animaux comestibles? Il a son cœur pour lui, il ne supporte plus son travail, plus rien, et donc il part. Pas seul, mais je ne vais pas vous raconter l'histoire, je vais plutôt laisser passer la lecture. (On est déjà loin dans le roman, quand on est à la page 111.)
Il me semble que j'aurais mis de bonnes notes. Que vont faire les jurés, chacun dans sa spécialité? 12, je ne sais plus pour quoi, le plaisir, je crois. Vocabulaire et syntaxe: 11. Personnages: 12. Idées: 15. Potentiel international: 4. Structure: 14. Style: 13. Total: 82. Ce n'est pas beaucoup.

Je trouve quand même, ceci pour suivre mon idée de tout à l'heure, ou de quelques lignes plus haut, profondément injuste que les lecteurs de livres numériques soient mis hors jeu, tout cela pour une histoire de numérotation de pages. Ne cherchez pas de justification, mesdames et messieurs les jurés, qui vous donnerait le droit d'exclure la moitié, non, moins, enfin la partie de la communauté des lecteurs qui s'est tournée vers les écrans et délaisse le papier. Donc, je termine là-dessus avant de laisser la place à la dernière lecture, votre prix est quand même un &#{!!!**@ de prix.

Et on en arrive, à l'instant précis où je réalise que les auteurs ont été pris dans l'ordre alphabétique - j'ai failli arriver trop tard, sur ce coup-là -, à Ali Zamir, dont je vous ai parlé il y a quelques jours déjà, avec son Anguille sous roche. Inutile d'en faire davantage, la phrase coule de virgule en virgule, on peut en venir aux notes tout de suite. Quand je dis tout de suite, il est quand même 23h23 au Café de la Presse.
Style: ça ne coule pas, dit la jurée, au contraire de moi, et donc 9. Vocabulaire et syntaxe: 12. Personnages: 14. Potentiel international: 11. Idées: 13. Plaisir: 14. Structure: 11. Total: 84.

Si les chiffres avaient une valeur, mais nous avons vu qu'ils n'en avaient pas, le Prix de la page 111 devrait aller à Jacky Shwartzmann. Mais encore un peu de temps avant d'en arriver à intégrer le seul juré qui n'a pas noté les livres - pardon, les pages... Il semble hésiter, excellent prétexte pour passer plusieurs chansons.

Et le lauréat est donc, quelques minutes avant minuit, et après qu'au fond je me suis bien amusé, un auteur qui ne publie pas chez Minuit mais plutôt à La Fosse aux ours, Jacky Schwartzmann, pour Mauvais coûts.
Je peux rendre l'antenne (hum!) et aller me coucher, le devoir est accompli. Même si l'auteur est présent et a peut-être quelques mots à dire.

samedi 8 octobre 2016

La rentrée littéraire ancrée dans l’océan Indien

La littérature explore les horizons les plus divers, même sur le plan géographique. On n’est donc pas vraiment surpris de trouver, dans la concentration de la rentrée littéraire française, qui est surtout parisienne, une convergence de plusieurs ouvrages vers notre région. Revue de détail pour trois d’entre eux, et deux autres en supplément.
L’archipel des Comores, avec sa frontière intérieure entre les Comores et Mayotte, est le cadre du nouveau roman de la Mauricienne Nathacha Appanah, Tropique de la violence (Gallimard), un titre qui inquiète avant même de commencer à lire le texte. Le Comorien Ali Zamir est resté chez lui pour écrire son premier roman, Anguille sous roche (Le Tripode), et cette fois le titre intrigue, mais moins que ne le fera le texte quand on l’aura lu…
C’est de la Réunion qu’Emmanuel Genvrin jette un pont vers Madagascar avec Rock Sakay (Gallimard), qui est aussi un premier roman. Preuve, avec Ali Zamir, que des talents nouveaux sont à l’œuvre dans l’océan Indien, et que des éditeurs parisiens sont prêts à leur donner leur chance sur un terrain où il se raconte autant d’histoires que n’importe où ailleurs, au fond.
Pour être complet, nous ajouterons un mot sur deux livres qui passent par Madagascar, Légende, de Sylvain Prudhomme (Gallimard/L’arbalète), et Le monde est mon langage, d’Alain Mabanckou (Grasset), le seul dans notre sélection à n’être pas un roman.

Nathacha Appanah et les fantômes de Mayotte

C’est peut-être parce que Nathacha Appanah a publié, en même temps que ce roman, un Petit éloge des fantômes qu’on est si sensible au passage des âmes dans son sixième roman, Tropique de la violence. Le monde des vivants est parfois investi par les fantômes qui surgissent deux fois, ou presque : quelqu’un réagit comme si il ou elle avait vu un fantôme. Mais laissons cet aspect annexe, pour en venir à l’essentiel.
Cinq personnages se croisent jusqu’au vertige sur la terre française de Mayotte. Française, mais peu semblable à l’image traditionnelle de la France. Stéphane, venu faire une année de bénévolat dans une ONG, a trouvé des paysages splendides et un décor humain pour le moins contrastés : « Chaque matin, ce paysage magnifique et irréel sur la baie de Mamoudzou suffisait pour me donner de l’énergie, et j’oubliais la lie, j’oubliais la violence, j’oubliais la fange. Mais aujourd’hui, je ne vois qu’un bidonville, je n’entends que la colère, je ne vois que la mer violée par les morts et le sang et je voudrais fouiller cette lie, retourner cette violence peau à l’envers, je voudrais plonger dans la fange pour retrouver Mo. »
Mais Stéphane est surtout spectateur du drame qui se joue entre les autres protagonistes, avec Mo, Moïse, à l’avant-plan : « j’ai quinze ans et, à l’aube, j’ai tué. […] Je suis seul et j’ai tué Bruce, à l’aube, dans les bois. Bruce et son cœur de sauvage et son cerveau de malade et sa langue de serpent, Bruce qui me, qui m’avait… »
Qui m’avait quoi ? C’est l’énigme d’où tout le reste découle, bien que très loin en amont on puisse lire aussi, entre les lignes du roman, des causes plus profondes à cette violence. Une société en si piteux état que n’importe quelle étincelle peut se transformer, à tout moment, en embrasement général.
Tropique de la violence est un livre puissant, qui ne se substitue pas à une analyse sociologique mais qui trouve dans l’invention de quelques vies le chemin vers les racines du mal. Cela nous en donne une perception plus fine, probablement, que dans un exposé scientifique. Et, puisque nous sommes au plus près des personnages dont chacun prend tour à tour la parole, dans une polyphonie finalement révélatrice, nous comprenons mieux comment ils en arrivent là. A ce point de non-retour.
Pour Tropique de la violence, Nathacha Appanah a reçu le Prix Patrimoines de la Banque BPE/Banque postale 2016, mais reconnaissons que c’est anecdotique. Elle est aussi, au moment d’écrire ces lignes, et c’est beaucoup moins anecdotique, sélectionnée pour les prix Femina, Médicis et Wepler/Fondation La Poste, après avoir figuré dans la première sélection du Goncourt.

Ali Zamir, la voix du fond de l’eau

Anguille sous roche, d’Ali Zamir, est l’un des premiers romans dont on a le plus parlé dans cette rentrée littéraire – un peu moins, cependant, que celui de Gaël Faye, Petit pays, qui évoque une enfance au Burundi.
En partie, cependant, pour des raisons extra-littéraires. Ali Zamir, qui a 27 ans et vit à Anjouan, avait été invité en France par son éditeur pour une tournée promotionnelle destinée à multiplier les rencontres et, partant, le possible succès de son livre. Son voyage prévoyait une escale à la Réunion, où le visa lui avait été refusé. Une pétition a été lancée, qui a rapidement abouti à une régularisation de la situation. Ali Zamir suit donc pour l’instant un programme chargé digne d’une rock star : hier, il était à Bruxelles à la librairie Ptyx ; aujourd’hui, il est à Cherbourg à la librairie Ryst ; demain, il sera à Caen à la librairie Brouillon de culture (au singulier, la rubrique de brèves présente dans cette page n’est pas parrainée par cette librairie) ; etc.
Heureusement, il a aussi des raisons littéraires pour remarquer Anguille sous roche.
La première n’est pas la plus pertinente : le roman est composé d’une seule phrase, avec la virgule pour seul signe de ponctuation. Mais c’est un peu artificiel, car le texte se découpe quand même en plusieurs parties et, à l’intérieur de celles-ci, est moins touffu qu’il aurait pu l’être si le flux de la parole produite par la narratrice avait laissé toute la place aux enchevêtrements qui percent parfois sous la logique du récit.
La seconde, par laquelle Anguille sous roche est un livre remarquable – au sens étymologique, « digne d’être remarqué » –, est en revanche un véritable argument : il y a du souffle dans ces pages, le souffle finissant, certes, d’une jeune fille promise à la mort par noyade, mais on en vit le rythme avec force, on en épouse les méandres, toujours vers l’avant, comme la nage d’une anguille.
Anguille, c’est aussi et surtout le nom de l’héroïne qui raconte son histoire. Comment elle est tombée amoureuse de Vorace, le pêcheur d’une beauté à laquelle rien ne résiste, et surtout pas les rêves d’Anguille. Comment elle a été larguée par Vorace, et a découvert du même coup que la vie était pleine de mensonges. Comment, enceinte, elle a décidé de partir vers Mayotte, sur un kwassa-kwassa fragile et surchargé. Comment l’embarcation a fait naufrage… « je nage dans mes pensées et je me noie à cet instant où je vous parle ».
Prix Senghor du premier roman francophone et francophile 2016, Anguille sous roche est aussi sélectionné pour le Prix Wepler/Fondation La Poste.

Emmanuel Genvrin dans la Sakay

Jeune métis dont la mère est rentrée à la Réunion, Francius a laissé Henriette à Madagascar. Mais ils restent, dans leur esprit, et surtout dans celui du premier, Jimi et Janis, lui fou de musique, elle enflammée pour de grandes causes. Et penchant peut-être, plutôt que vers Jimi, pour un leader qui s’affirme. Les déchirements de Jimi, sa lente accession à un statut professionnel, jusqu’à accompagner Johnny Hallyday à la Réunion, quand même, sont le cœur et les nœuds du roman.
Emmanuel Genvrin, qui est à la Réunion le fondateur du Théâtre Vollard, a mis beaucoup de choses dans sa première fiction. Le déracinement en est l’un des thèmes majeurs, déracinement qui se démultiplie au cours de la vie du jeune homme dont le romancier a fait son héros. Grandi dans la Sakay, colonie réunionnaise du moyen-ouest malgache devenue anachronique après l’indépendance, il s’est cru roi du monde et a dû déchanter quand sa famille, comme les autres, a retrouvé un mode de vie moins libre, moins aisé, à la Réunion. Mais, alors que ses deux sœurs, des jumelles, le vivent comme un drame de la déchéance sociale, il y voit surtout la perte de celle qu’il aime.
Francius/Jimi, loin d’être idiot, se fait quand même passer pour quelqu’un de peu adapté aux études, et choisit une filière d’ouvrier spécialisé en automobile, avec la France comme destination finale, mais aussi et surtout quelques mois de formation à Madagascar, où il espère bien retrouver Henriette/Janis.
Bien sûr, rien ne se passe comme prévu, la trajectoire de Jimi, qui a laissé sans le savoir un enfant à venir sur la terre malgache, s’infléchit vers la musique en passant par de sérieuses galères en France. Entre l’ouvrier spécialisé qui s’enfonce dans la routine et le musicien doué ravagé par les excès, il n’est en effet pas facile de trouver sa voie. Mais le chemin se dessine au fur et à mesure qu’il avance dessus, car il l’invente au fil du temps et des rencontres. Certaines sont nocives, d’autres lui tiennent la tête hors de l’eau.
La fin de Rock Sakay, d’une mélancolie déchirante, montre malgré tout un Jimi réconcilié avec la vie, équilibrant d’une certaine manière les pertes et les gains d’un parcours où tout était allé trop vite, sans qu’il ait le temps de percevoir les directions possibles.
Beaucoup de choses dans ce roman, disions-nous. Un peu trop, peut-être, pour un lecteur qui, comme le héros, risque de perdre sa lucidité en route. Mais un livre prometteur malgré tout, et qui jettera, au moins pour les lecteurs français, un peu de lumière sur un épisode colonial dont on parle peu hors de Madagascar.

Sylvain Prudhomme et Alain Mabanckou

Sylvain Prudhomme, dans Légende, imagine le projet d’un film consacré à deux frères, qui ont vécu très vite dans les années 80, et dont l’une des particularités était d’avoir passé leur enfance à Madagascar. Leur père, et l’un des deux plus que l’autre avec lui, chassait des papillons pour les vendre dans le monde entier : « Sur une image on voyait le père et le fils assis parmi des flacons de fixatifs, à même le sol, torse et pieds nus, short blanc et bob en jean pour tous vêtements, seulement protégés du soleil par des bâches plastiques bleues tendues au milieu de la forêt. Sur une autre ils étaient juchés chacun à l’avant d’une charrette tractée par deux zébus, roues en bois hautes comme l’encolure des bêtes, l’air tout droit sortis du Moyen Âge. »
Alain Mabanckou fait, dans Le monde est mon langage, le récit de rencontres avec des écrivains ou des anonymes, un généreux partage d’ailleurs multiples. Certaines rencontres se sont faites physiquement, d’autres non, la lecture peut suffire. La carte, au début du livre, situe quand même Antananarivo, avec deux noms : Rabearivelo et Rabemananjary. « 1937 est une année sombre pour son pays : le “grand auteur malgache de tous les temps” Jean-Joseph Rabearivelo se donne la mort à l’âge de trente-six ans. Rabemananjara est “naturellement” perçu comme son “successeur”. »

Ce dossier est paru hier dans Les Nouvelles (Antananarivo).