mercredi 2 avril 2014

Henry Bauchau, le bonheur contrarié

Faut-il frôler le siècle pour dénouer enfin les énigmes du passé ? Quand Henry Bauchau a publié ce livre, il avait presque cent ans, et c’est comme s’il en avait tiré de la grâce au lieu d’en subir les inconvénients. Car L’enfant rieur est un livre magnifique. Le retour sur les années d’enfance et la première vie d’adulte, de 1913 à 1940, c’est-à-dire de la naissance et des premiers souvenirs jusqu’à la campagne des dix-huit jours, est un autoportrait complexe. Henry Bauchau, qui a choisi de mettre l’accent, dans le titre, sur un aspect de sa personnalité, en propose aussi d’autres facettes, moins heureuses.
L’enfant rieur, donc, est un être empli d’une joie profonde que les circonstances extérieures tiennent souvent sous l’éteignoir. A de rares moments privilégiés perce malgré tout un rire libéré des contraintes. Cette libération intervient sans lien direct avec le cours de l’Histoire puisqu’elle surgit, la première fois, au contact de soldats écossais encore prisonniers des Allemands en 1918. Plus tard, ce sera le bonheur de voir Jacques Copeau lire Tartuffe. Ou la découverte du gai savoir de Nietzsche. Ou encore la compagnie des chevaux, à l’armée.
Mais, le plus souvent, « l’enfant rieur a dû serrer les dents au lieu de se réjouir à pleins poumons », là aussi, parfois à contre-courant des événements. La fin de la Première guerre mondiale est moins une victoire qu’une défaite, parce que son père n’a pas été au front et qu’il en garde une certaine honte. L’installation à Bruxelles, dans une nouvelle maison, déçoit. La première amitié ne dure pas. Les rêves sont des cauchemars dominés par le souvenir encore proche de la guerre. Puis l’esprit de sérieux gagne du terrain lors d’interminables discussions sur l’avenir du monde, soumises à la « masse dictatoriale » de l’Eglise catholique. « Qu’est devenu cet enfant rieur que j’aurais voulu être et qui vit toujours en moi ? », se demande Henry Bauchau à la fin de son récit.
Il est peut-être devenu un personnage, rôle qu’il découvre d’abord chez quelqu’un d’autre : Mary, qui fut peut-être la fiancée de son frère Olivier mais qui se rapproche de lui, avec succès, puisqu’elle sera sa première femme, dans une relation peu sereine. Mais le narrateur aussi se construit une image par rapport aux autres. Quand il devrait avouer à ses parents sa relation avec Mary. Quand il organise un congrès de l’Action catholique (« Est-ce que mon personnage a vraiment cru à ce projet ? »). Quand il refuse de voir les problèmes de son couple. Quand il découvre le danger que représente Hitler…
« En réalité, mon personnage ne pense pas. Il répète les pensées des autres. Celui qui voit les choses comme elles sont, c’est l’être profond, qui n’a que bien rarement la parole. Celui-là ne pense pas non plus, mais il sent ou il sait – mais de quel terrible savoir – que nous allons vers la catastrophe. »
La catastrophe sera pire encore que prévu, puisque la capitulation du 28 mai 1940 sera vécue comme un déchirement – la deuxième grande blessure personnelle due à une guerre : l’incendie de la maison de Louvain, en 1914, avait été la première. Contraint de déposer les armes avec ses hommes, désireux de passer la frontière pour continuer le combat alors qu’il lui est interdit de le faire, inquiet pour l’avenir des soldats wallons qui, au contraire de la plupart des flamands et des bruxellois, resteront prisonniers… Dans ces conditions, le retour à Bruxelles a un goût d’autant plus amer que Laure, dont il est tombé amoureux, est partie sur les routes de France dans un exode incertain.
Henry Bauchau a vingt-sept ans, il vit encore sans comprendre précisément ce qui lui arrive, se laisse mener par les événements. Les années à venir, il ne le sait pas encore, lui offriront un accomplissement plus satisfaisant. Mais, en écrivant L’enfant rieur, il reconstitue l’architecture branlante qui lui a permis de trouver en lui la force de s’épanouir.

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