vendredi 17 janvier 2014

La Belgique Joyeuse de Patrick Roegiers

Onze ans en 1958. C’est l’âge du narrateur du Bonheur des Belges, c’était aussi celui de Patrick Roegiers au moment de l’Exposition universelle. Cent quatre-vingt-neuf jours pendant lesquels des millions de personnes convergent vers Bruxelles où le monde se décline en Pavillons nationaux ou thématiques, où les attractions sont légion. L’une d’elles attire particulièrement le regard : « l’Atomium tend vers le ciel ses boules métalliques qui resplendissent comme des astres et donnent l’impression de danser. » Il en est une autre qui symbolise, mieux que toutes, l’esprit qui souffle dans le roman : la Belgique Joyeuse, « décor d’un pays de cocagne », mais un pays « qui n’existe que par son apparence. » Voilà la contradiction sur laquelle s’articule un livre où les époques se fracassent les unes contre les autres dans un charivari entraînant, sur un ton dont l’irrévérence rappelle La légende d’Ulenspiegel.
L’enfant – il aura onze ans pendant tout le roman – a l’œil qui pétille et l’interrogation facile, devant les adultes qui défilent pour faire revivre les grands épisodes de l’Histoire de la Belgique, sur un mode mi-épique, mi-rigolard. L’air de dire qu’on peut toujours essayer de faire prendre cela au sérieux, il en sort chaque fois quelque chose d’un peu ridicule.
Le titre prend le contrepied du Chagrin des Belges, devenu ici un restaurant où Hugo Claus, forcément, est chez lui. En fendant une croquette, il griffonne un poème sur la nappe, extrait d’un recueil dont il teste ainsi les vers sur ses compagnons de table. Hugo Claus est vivant, bien sûr, et fait du vélo avec Hendrik Conscience, autre écrivain flamand.
Il est d’autres Flamands en vélo, ils sont coureurs et communient à la grand-messe du Tour des Flandres, sur les monts et les pavés où s’écrivent des pages de gloire et de souffrance. Celle du 30 mars 1958 est d’autant plus exemplaire qu’elle correspond seulement à la fiction entretenue par notre petit héros égaré dans un peloton de Flandriens. Fons De Vlaeminck, le frère manquant d’Eric et Roger, a pris le gamin sous son aile protectrice, il lui explique qu’on fait pipi en roulant et que Guido Gezelle n’est pas un coureur cycliste. Il lui donne aussi les moyens de s’imposer. Merckx n’est pas son cousin, bien qu’il soit sur la ligne d’arrivée pour le congratuler.
Le narrateur avait annoncé dès le prologue qu’il gagnerait le Tour des Flandres. Promesse tenue, même s’il n’est pas certain que Yolande Moreau, à qui il l’a faite, soit vraiment sa mère comme elle le dit. Peu importe : elle n’a pas pu le retenir, il est parti vers l’aventure qui l’appelle. A Waterloo, où il a décidé de se rendre d’abord, il croise Victor Hugo, en robe de chambre. Victor lui parle de Juju, qui n’est pas Justine Henin mais Juliette, la mauvaise comédienne qui fut sa maîtresse et sa secrétaire. Le temps de grimper sur la butte du Lion de Waterloo, la bataille de 1815 est reconstituée sous leurs yeux, grandiose et piteuse à la fois, ainsi que le sera celle des Eperons d’or, cinq siècles plus tôt et une centaine de pages plus loin. Il ne s’agit, là aussi, que d’une simulation pour la télévision, comme si tout en Belgique devait se terminer en simulacre, dans le carton-pâte de la Belgique Joyeuse.
Patrick Roegiers fouette son héros d’une écriture gloutonne – elle happe tout ce qui passe à sa portée. Il ne lui laisse, pas plus qu’à nous, pas un moment de répit. Quand il n’est pas emporté sur le cheval Bayard monté par les quatre fils Aymon, il saute à pieds joints dans les tranchées de 1918, où on lui donne enfin un nom : Vilain Flamand. Il flânera plus tard au Parc de Bruxelles où Nadar veut faire décoller un ballon dans lequel Baudelaire aimerait prendre place. Puis il verra s’évaporer la Belgique avant de faire un tour dans les tableaux de Pieter Bruegel.
Tout cela en se cherchant une autre mère, plus digne de lui que ne l’a été Yolande Moreau. La Malibran, peut-être ? Il la croise à la Monnaie, où les spectateurs sont « tous les grands personnages du passé et du présent », de Tintin à Sœur Sourire, d’Annie Cordy à Maurice Grevisse. Et où la Malibran chante en duo avec Jacques Brel.
« Le passé n’est qu’un décor peint de théâtre où la plèbe godaille et guindaille au son des tambours et des grosses caisses. […] Les Belges ne sont les enfants de personne. » Ils sont pourtant un peu, maintenant, les enfants de Patrick Roegiers qui leur donne, avec Le bonheur des Belges, un grand roman comme on n’en attendait plus.

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