La bataille des Flandres
[De l’envoyé spécial du « Matin »]
Furnes, 7 décembre.
En haut la mer, en bas la Lys. Entre, deux armées qui se dévorent.
Elles s’aperçoivent au travers de grandes fenêtres : Nieuport,
Dixmude, Ypres, et de lucarnes : Ramscappelle, Pervyse, Bixschoote. Elles sans
repos et, quand vient l’heure, se rentrent l’une dans l’autre, s’arrachent les membres,
s’écorchent vives. Cinquante jours qu’il saigne ici.
L’une descendait d’une conquête. Anvers avait été son coup d’alcool.
Encore cinq ou six places et Dunkerque lui servirait à dîner. Que le littoral était
beau !
L’autre montait à tour de roues.
Une troisième, la petite, les yeux battus, le souffle surmené,
accrochée tout de même à son dernier cours d’eau, guettait la masse.
Nous sommes le 16 octobre. La bataille des Flandres commence.
Les Allemands découvrent l’Yser. Ils tâtent. Il y a des gens
devant. On va les arroser.
Le 17 ils préparent le terrain. Ils crachent des tonnes de mort.
On les empêche de passer ? On ose ?
Le 18 jugeant la route prête, ils avancent. C’était entre Nieuport
et Dixmude. L’Allemand était très fort. Il défonce la poitrine de la petite armée.
La petite armée reprend ses sens, bombe les côtes et de nouveau toute droite revient
à la ligne dont on l’avait chassée.
De loin, celle qui montait, la française, lui faisait de grands
signes :
— Tiens bon, lui disait-elle, j’arrive.
— Je tiens, je tiens, répondait la petite.
De Gand, les Allemands avaient lâché un second flot. Il coulait
sur Ypres.
À la même heure, tout en mangeant, fumant et envoyant des baisers
aux filles de France, par rames incessantes venant de l’Aisne, les Anglais s’assuraient
sur Ypres.
Un trou restait : l’espace Ypres-Menin. Par une nuit de
ces mêmes temps, un général français, quittant le gouvernement de sa ville, y partit
avec deux divisions territoriales.
La cuirasse avait sa première trempe. Messieurs du pas de l’oie,
vous pouvez y aller.
Ce n’est pas l’intention qui leur manque. Ils sont sept cent
mille.
Le 19, le 20, jusqu’au 23, ils s’abattent sur l’armée belge et
sur nos fusiliers. Ils prennent la ferme Bamburg, s’annoncent à Lombaertzyde. Les
Belges et les fusiliers n’ont fait que vaciller, ils retombent en avant, s’accrochent
à Lombaertzyde, réoccupent la ferme Bamburg.
Plus bas Belges et fusiliers sortent de Dixmude. Ils avancent
contre-attaquant. Ils vont unifier leur ligne. Ils l’unifient. Montant de Roulers
une masse allemande vient peser. Elle l’emporte par le poids.
La petite armée crie vers la grande :
— Nous tenons, vous savez, mais on diminue et nous n’avons
plus rien à mettre dans nos canons.
— J’arrive, dit la grande.
Le 23, la 42e division française traverse
Nieuport.
Elle reçoit des mains belges Bamburg et Lombaertzyde.
La grande armée afflue. Toutes les couleurs qu’aiment nos yeux
passent sur le dos de nos soldats. La France et l’Afrique vont à l’Yser.
Les Allemands l’ont enjambée sur un point. Leurs balles frappent
les murs de Pervyse, ils mettent un canon à Ramscappelle. En même temps ils se
ruent sur Dixmude. Ils y entrent et en sortent quatorze fois en quarante-huit heures.
Pour assurer un appui à la tête de pont de Nieuport, on inonde une partie des
champs.
La nuit, les Flandres s’allument. Le ciel n’a jamais vu tant
de torches danser vers lui. Nieuport éclaire la mer. Dixmude la plaine, et les clochers
leur village.
Il n’y a plus que la nature qui fasse une différence entre la
nuit et le jour. Les églises enflammées guident les canons. On tire à coups sûrs,
on tire à coups perdus. On met de la mort partout pour empêcher les vivants d’y
vivre.
On ne dort plus. À midi, la baïonnette luit au soleil ;
à minuit, à la torche. D’un côté, pas gymnastique ; de l’autre, marche sur
le ventre. C’est l’enfer pour les plaies, la jungle pour les cris. C’est le 24,
c’est le 25, c’est le 26 octobre.
Un corps allemand a bien franchi l’Yser. Il est entre l’eau et
une ligne de chemin de fer. Il creuse la terre et s’y agrippe. Il ne peut avancer
seul. Il attend que les autres débouchent de Dixmude.
Ils sont sept cent mille. Ils ont de l’étoffe. Ils y vont par
masses. Masse à Nieuport, masse à Dixmude, masse à Ypres. Octobre finit.
Novembre. On a l’impression qu’ils ont glissé sur l’Yser ;
qu’il y en a moins sur la côte. Du large, les cuirassés, les torpilleurs, les monitors
tapent sur le sol. C’est peut-être le moment d’empoigner Lombaertzyde, position
évacuée parce que intenable. Le 4 novembre, dans la nuit, dans la pluie, une
division belge s’y avance. Nuit sanglante. Vingt-huit officiers, huit cents hommes,
n’en reviennent pas. Les Allemands étaient en force entre la mer et le canal de
Cosquedam. On inonde. On ouvre les écluses à la marée. La mer descend sur Ramscappelle,
en avant de Pervyse, prend le chemin de fer et les pieds du corps d’armée allemand.
Ceux qui dormaient dans les tranchées s’y noient.
Les Allemands regardent. Ils ne peuvent plus tourner notre gauche.
Il faudrait aller à la nage. L’empereur dit :
— C’est sur Dixmude.
Ruée. Ils rentrent à Dixmude, 8 novembre. Il faut en déboucher.
Zouaves, fusiliers, Sénégalais, Belges disent : non ! 9 novembre,
10 novembre, ils s’écrasent contre la porte. C’est toujours non !
11 novembre, on reprend Dixmude. L’empereur crie :
— Ce sera sur Ypres.
À cette date, le 12 novembre, au nord d’Ypres, l’Allemand
avait passé le canal, au sud, avait gagné cinq ou six cents pas. Il rassembla ses
masses, les bourra et lança ces murs mouvants, aveugles et sourds, sous le couvert
de ses grosses pièces. Le général en chef de l’armée du Nord appuyait l’armée anglaise
Depuis trois semaines, les deux amies supportaient le bélier. Le bélier n’avança
pas. Les canons anglais et français taillèrent dedans, les baïonnettes rabotèrent
les bords. Le 20 novembre, il n’avait plus la force de se balancer : il
pesait 120 000 hommes de moins. L’empereur avait disparu.
Le 21, l’Allemand se tâte. Il a perdu ses muscles. Il est en
arrière de son point de départ. Il est fini. Le 22, il achève Ypres. Les Halles
se donnent toutes. La magnificence de leurs flammes chante aux vaincus la victoire
des vainqueurs.
22, 23, 30 novembre. L’ennemi ne peut plus attaquer. Il
essaye. Ses poumons lui refusent le souffle. Il va se coller là.
Les alliés redonnent, les prennent sous le ventre, les font sauter
d’une tranchée dans la suivante, de la suivante dans la retraite.
Cinquante jours d’eau, de feu, de canons, de navires, cinquante
jours de gestes immenses, de cris sublimes, d’âmes qui montent, cinquante jours
d’une des plus grandes batailles de 1914 : on a gagné un kilomètre.
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