Le plan de Dousmanis contre Sarrail
L’article que nos
lecteurs vont lire nous était parvenu, il y a déjà deux mois. On verra que son
intérêt et son actualité n’ont guère diminué. Pourquoi ne l’avons-nous pas
publié plus tôt ?… C’est que alors la censure nous interdisait de faire
connaître au pays des faits qu’on pouvait lire dans tous les journaux
étrangers, alliés ou non, et où elle jugeait que ce peuple de France dont
l’héroïsme au front et la belle tenue à l’arrière font l’admiration du monde ne
pouvait pas apprendre sans trembler que le roi de Grèce et son gouvernement
étaient de nos ennemis.
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Athènes, février.
L’état-major grec prépare la guerre contre nous.
Chaque jour sur les ruines mêmes que nous faisons de son
plan, il élève un nouveau plan. Engagé à fond dans son attitude de
collaborateur de l’Allemagne pour faire échec à l’armée d’Orient, il sait qu’il
ne sauvera sa peau et sa réputation que si le projet dans lequel il est
compromis s’accomplit et réussit. Pour savoir s’il réussira, il faut d’abord
qu’il s’accomplisse. L’état-major grec st décidé à courir le risque de
l’épreuve. La soumission aux intérêts de l’Entente le contraindrait à la
faillite. Il préfère ne plus être que d’être ruiné.
Les hommes qui le composent font partie de cette élite qui,
intellectuellement, est remarquable. Aux dons naturels des Grecs : la
subtilité poussée jusqu’à la divination des faux-fuyants, s’ajoutent la science
acquise dans les académies militaires de Paris ou à Berlin et les conseils et
expériences qu’à leur réunion quotidienne apportent les officiers allemands et
autrichiens collaborant avec eux.
Tenant dans le royaume la première place, au-dessus du roi
qui n’est que son prisonnier, dominant tous les ministres qui passent ou
passeront, nullement occupé des promesses que les diplomates peuvent nous
faire, promesses qui risquent d’autant moins de les gêner qu’il dédaigne de les
connaître, l’état-major, tenacement, travaille à son but.
Et son but le voici : mettre la Grèce en état de faire
surgir, au moment choisi par l’Allemagne, une armée de 60 000 hommes tout équipée qui, moins troupes que bandits, se précipiteraient sur le flanc de
Sarrail, non pour le battre, mais pour lui couper ses ravitaillements. Ils
renouvelleraient, en bien plus grand, contre Salonique, le coup que les
Bulgares essayèrent, en mars 1915, à Stroumitza. Ne pouvant être soldats, ils
deviendraient comitadjis. C’est à cette transformation que le général Dousmanis
consacre laborieusement sa valeur.
Le plan de Dousmanis
Tandis que les régiments réguliers, les canons, le matériel,
sous le contrôle de nos officiers, après cent tergiversations sont lentement
transportés dans le Péloponèse, Dousmanis organise et encadre les réserves en
Thessalie et en Attique. Le travail est secret, obscur et actif. Dans chaque
district, les réservistes adhérant au mouvement futur de l’état-major sont
inscrits par liste. Des officiers de l’active et de la réserve, promeneurs
innocents sous le ciel de Grèce, sont chefs d’une liste. L’officier connaît nom
par nom ceux qui sont destinés à former sa compagnie, son bataillon ou son
régiment. Ces soldats secrets n’ont pas quitté leur occupation du temps de
paix : pêcheurs, loustros, paysans, marchands, chacun dans son veston de
pékin ne peut présenter à nos contrôleurs que la figure innocente d’un paisible
citoyen. Plus de 140 000 fusils, malgré tous nos ultimatums,
persistant à demeurer introuvables pour nous, sont cachés par petits dépôts
dans de nombreux recoins de ces provinces. Des dépôts plus considérables de
vivres et de munitions, pratiqués sous terre, sont constitués le long de la
voie ferrée Chalcis, Volo, Larissa. Enfin un dépôt central réunissant tous les
approvisionnements enlevés depuis longtemps du Pirée forme le grenier de
l’armée fantôme. Soldats, officiers, fusils, cartouches, nourriture, tout est
en mains, prêt à se découvrir au coup de sifflet de l’Allemagne. À Athènes,
l’organisation fonctionne par quartiers. Chaque officier possède également sa
liste, et un cycliste, en trois heures, peut rassembler le troupeau. Mais
Dousmanis a prévu plus loin : il a prévu la « remontée » du
Péloponèse, des troupes régulières et des canons que nous y avons fait
descendre. Le Péloponèse, direz-vous, une fois le pont de Corinthe sauté, c’est
une île, comment les troupes en sortiront-elles ? Elles en sortiront par
la terre ferme : des éboulements combleront le canal : les travaux de mine sont déjà amorcés.
Nous nous trouvons en face d’un plan impalpable et vertébré.
Que faire ? Le gouvernement grec nous a bien donné le
droit de perquisition à l’improviste ; mais où ce droit peut-il nous
conduire ? Tout au plus à découvrir le dépôt central de ravitaillement.
Quant aux autres ? Impossible. Nous ne pouvons tout de
même pas nous mettre à fouiller la terre d’Athènes à Larissa, nous ne pouvons
pas poster un soldat français derrière chaque réserviste complice. Quand le
peuple, tout de même innocent de l’ambition de Dousmanis aura trop faim,
donnons-lui de la farine, – de la farine que nous suivrons du bateau jusque
dans sa bouche – et cela fait, sans faiblesse, sans hésitation, sans
divergence, bouclons la Grèce.
Le Petit Journal, 23 avril 1917.
La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.
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