Le mur belge
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front belge,
15 mars.
Le soldat
d’Albert Ier est devant le mur de d’Yser que l’Allemand n’a pu
franchir depuis trois ans et demi. Mur, n’est pas ici une image, c’est une
réalité. Ainsi, le front belge ne ressemble à nul autre. Vous pouvez arriver en
auto et mettre pied à terre, et vous voilà en première ligne. De Nieuport à
Dixmude, un mur de sacs à terre sépare les deux camps. Tout le long court un
trottoir, en caillebotis, par endroits, en ciment par d’autres, c’est alors le
quartier chic : le boulevard. Ils portent des noms célèbres aidant
l’illusion, ils s’appellent boulevard Montmartre, avenue de Bruxelles, rue de
Paris, rue de Rome. De l’autre côté, l’inondation est tendue, quand vous vous
haussez, vous voyez nageant tranquillement entre le mur belge et le mur
allemand d’infinies compagnies de poules d’eau.
Elles étaient
peu nombreuses au début, à force de vivre en paix entre les deux massacres,
elles se multiplièrent. Elles ne s’effraient plus des éclatements. Jadis un
coup de fusil les aurait fait s’envoler. Les soixante-quinze, les cent cinq,
les cent cinquante passent aujourd’hui au-dessus d’elles sans qu’une de leurs
plumes ne frissonne. C’est à leur tour de regarder les hommes se tuer. C’est le
front sans boyau, sans tranchée. Tout est en plein air. Les abris ne sont pas
creusés dans le sol, mais posés dessus comme autant de petits cubes blancs.
L’aspect est celui d’un mâchicoulis de château-fort qui, au lieu de couronner
une tour, s’étirerait en droite ligne, à l’infini. Quand vous êtes aux
tranchées avancées sur le front de France, vous ne rencontrez pas un homme. Ils
sont dans les abris. La tranchée occupée coude à coude n’est qu’une imagination
d’imagier.
Derrière le mur
En dehors des
minutes tragiques de l’attaque elle ne grouille jamais, elle est dépeuplée.
Derrière le mur belge, autre aspect qui vous frappe de son originalité :
l’armée vit et circule. Entre les chicanes du mâchicoulis des soldats épluchent
des pommes de terre, soufflent à pleine joue sur un feu de bois qui chauffera
leur café, se rasent, séparent avec conviction leurs cheveux comme s’ils
devaient aller rendre une visite qui exige que l’on soit beau. D’autres
sommeillent, d’autres lisent des romans, d’autres rêvent. On en voit qui
portent à un camarade installé tailleur, leur capote mise à mal. Il y a des
groupes qui jouent aux cartes, et des stratèges aux échecs. Au pied d’une
mitrailleuse de flanquement, l’un des servants recopiait de la musique. Quand
il pleut ils rentrent dans leurs petits cubes et vivent comme des lapins. Ce
matin le soleil est de printemps, un cycliste roule sur le bitume et vend les
journaux. Les officiers se promènent sur les trottoirs. Quelques-uns pour se
donner un doux rêve sont habillés de leur plus neuf uniforme, ainsi qu’au
départ pour une permission. Si la mort qui ne passe pas de jour sans s’abattre
sur ce trottoir les prenait à cet instant, elle les aurait en tenue impeccable.
La mort, même quand elle ne s’annonce pas par ses sifflements, est sans cesse
présente.
Royale familiarité
De même que
des arbres bordent nos boulevards à Paris, des tombes jalonnent le mur belge.
Il en est qui portent la cocarde française ; ce sont les soldats de
Ronarch et de Grossetti : Dixmude, Pervyse, quarante mois déjà !
quarante mois de néant glorieux et anonyme, car tout ce que l’on en sait ne
vous apprend que ceci : un brave, un héros, un fusilier marin. Ils ne sont
pas seuls, des Belges sont, avec eux, couchés le long de ce trottoir. Souvent
le roi y vient. Il marche des heures contre ce mur, les sept kilomètres du
trajet Pervyse-Dixmude et ceux de Nieuport-Pervyse lui sont familiers.
Les hommes le
connaissent aussi bien que leur lieutenant. Les connaissant encore mieux, il
comprend, rien qu’à les regarder, s’ils désirent lui parler. Il leur dit :
« Dis-moi ce que tu as à me dire. » L’enfant belge se confesse, prend
une cigarette dans l’étui du souverain. Le souverain continue sa marche. Comme
il est très grand, pendant le trajet, il plonge par-dessus le mur, par-dessus
le mur où l’attend son trône, que ses sept millions de sujets, que les pères et
mères de ceux avec qui il se bat, en l’attendant, lui redorent chaque jour.
Par moments,
ce mur est coupé. C’est pour laisser naître une petite passerelle de bois qui,
serpent noir, s’allonge sur l’inondation. Il en est plusieurs de ces
passerelles, elles conduisent à des îlots que l’on aperçoit à cinq cents
mètres. Dans ces îlots, sont des grand’gardes.
C’est l’une de
celles-là que les Allemands ont voulu enlever l’autre jour, c’est eux qui se
firent ramasser leurs 127 hommes de troupes d’assaut. On ne peut les
franchir que la nuit. L’ennemi les tient sous ses mitrailleuses. Cependant, un
par un, en pleine matinée lors du dernier coup de main, les Belges coururent
dessus. Leur grand’garde avait été tuée. Ils allaient la reformer.
Ce mur est
troué sans cesse par les obus allemands. On rebouche les brèches
continuellement. Le réparer n’est rien, c’est l’élever qui fut un travail
d’esclave. Au moindre coup de pelle l’eau apparaissait. On renonça à creuser.
On alla chercher plus loin la terre. Toutes les nuits sur leur dos les hommes
apportaient les matériaux. Le sol s’effondrait. Il fallut armer le sol et ils
commencèrent le rempart. Les artilleurs ennemis se mêlèrent à la besogne. Ça ne
l’avançait pas. Les Belges s’y remettaient.
Ce matin, il
fait beau, c’est rare en ce pays ; quand ils construisaient il pleuvait,
c’était l’hiver : boue, froid. De toute la force de leur dos ils
travaillaient, ils travaillaient à dresser ce mur entre leurs familles restées
là-bas et eux, partis pour mieux les délivrer. Quand ce fut fini, ils
dirent :
« Nous
avons mis la patrie en petits sacs. »
C’est sans
doute pour que chacun puisse plus facilement la sauver dans les alertes.
Le Petit Journal, 16 mars 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
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Dans les remous de la bataille
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