L’âme de la Marne
(De notre
correspondant de guerre.)
Front français,
26 mars.
À quatre ans
de distance, neuves comme si depuis lors elles avaient été soigneusement
enfermées, les émotions de 1914 reviennent au cœur et l’élargissent. Tout
reprend le même aspect, mais en plus puissant ; les chemins de fer
retrouvent leur intense circulation de longs trains qui se succèdent ; les
routes revoient les misères qui redescendent et les forces qui remontent. Pour
les misères, c’est plus poignant encore que jadis ; ces réfugiés dans
cette charrette sont partis une première fois voilà plus de trois ans et demi,
puis l’envahisseur a été chassé et ils sont rentrés, puis l’envahisseur
réapparaît et ils repartent. Ils sont nombreux, il y a, en plus, ceux qui
n’avaient pas fui et qui connurent la botte allemande. Sans l’avoir jamais vue,
ils avaient cru pouvoir, tout en la méprisant, vivre à côté d’elle le temps de
l’esclavage. Ils l’ont vécu ; c’est maintenant au-dessus de leur volonté.
Ils ne veulent pas recommencer, ils fuient.
Le nouvel exode
Le visage de
nos contrées en bataille de nouveau s’est crispé, il a retrouvé son
frémissement. Voilà des jeunes filles qui s’en vont. Elles étaient petites
l’autre fois ; elles ont assisté à la lutte que leurs grandes sœurs durent
livrer aux occupants, elles s’en vont, sauvant ainsi de l’honneur français dans
leurs bras purs. Chariots, chars à bœufs, voitures d’enfants, tout ce qui peut
rouler et porter va sur le chemin. On dirait qu’à cette seconde épreuve ils ont
voulu moins leur laisser, ils emportent plus de matériel : matelas,
fourneaux, vaisselle. Est-ce la haine qui leur fait procéder à ce déménagement,
ou est-ce l’expérience qui leur a désigné ce qui manquait le plus à des
émigrants ? Beaucoup de femmes sont en deuil. N’étaient-elles redevenues
françaises depuis un an que pour apprendre ce qu’elles avaient perdu ?
Elles reprennent du souffle, elles ne savent où elles vont, elles ne pleurent
pas. Que toute la France les regarde dans leur dénuement et leur calme, et que
comme ces mères et ces veuves, les yeux secs, elle attende l’effort gigantesque
que gaillardement montent donner ses enfants.
Car la
bataille française est commencée et va faire rage. Il y a deux jours, au petit
matin, autour de Noyon, nous avons vu surgir les uniformes bleus. Les habitants
de l’Oise aussi l’ont vu. La musique, pas le son, serait seule capable de
reproduire leur émotion, elle se traduisit par un cri qui sortit de leurs
lèvres et qui du coup les fit plus légers. Ils arrivaient en camions, conduits
par des Annamites qui ouvraient fiévreusement leurs yeux étroits et avaient
juré qu’ils ne seraient jamais fatigués. Les soldats descendaient, se formaient,
et du pas ordinaire s’en allaient. Depuis six jours les canons, par leurs
coups, élèvent dans la région un mur infernal de fumée et d’éclatements. Le feu
s’est ouvert un matin, à 4 h. ½, brusquement et intense dès sa
première seconde comme il le demeura pendant ces 150 heures. Ce sont les
vitres qui, à quarante kilomètres alentour, à force de vibrer, annoncèrent à
tous les dormeurs subitement réveillés que la fameuse ruée se déclenchait. Le
front anglais s’étant ouvert, les nôtres marchaient vers la brèche. Ils y
affluent. Nous ne dirons rien de la bataille, à peine débute-t-elle. Âgée
seulement de six journées pour les Britanniques et de deux pour les Français,
elle ne peut avoir revêtu de physionomie. Les troupes de contact, uniquement
jusqu’ici, ont joué leur rôle ; la manœuvre proche n’a pas encore commencé
et sans elle tout n’est que préliminaire. Mais de l’âme qui l’entoure nous
pouvons vous parler. C’est la même qu’aux heures qui précédèrent la Marne.
Tout n’est plus qu’à la patrie
Tout n’est
plus qu’à la patrie. Personne ne guette plus le vaguemestre, ni les journaux.
Le communiqué a repris son rang ; en dehors de lui, le reste n’est
qu’accessoire. Il ne se passe plus rien en France qu’autour de Noyon. Toute
pensée semble volée à la défense du pays qui se préoccupe d’autres questions.
C’est la communion nationale qui renaît. Sur les voies ferrées, un train de
civils qui passe vous fait l’effet d’une diversion. Sans degré, d’un saut
immédiat, chacun a retrouvé la fraîcheur de son amour pour le sol. Tous les
efforts que fournissent nos soldats paraissent être neufs. L’attaque allemande,
comme un bain, les a délassés. Il n’y a pas de chants comme l’autre magnifique
fois, pas de fantaisies écrites à la craie sur les wagons, pas de culottes
rouges, mais comme du temps de l’Ourcq, des officiers d’état-major remplissent
rapidement des missions ; des troupes, qui savent qu’elles n’auront pas
leur dose de sommeil, se contentent de la halte qu’on leur donne. On ne parle
plus de tranchée, mais de choc ; on ne s’abrite plus, on se meut ; on
voit passer de hauts généraux en automobiles. À la rencontre de divisions
célèbres, on crie : « Les voilà ! » On attend, frémissant,
le jour où le chef donnera le grand ordre et les chevaux – les chevaux ! –
réapparaissent.
Le Petit Journal, 27 mars 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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