Avec le roi des Belges
(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Quartier général
belge, 13 mars.
Émouvant
honneur, Albert Ier, roi des Belges et de la Conscience, nous a
reçu.
Nous venions
de revoir les lambeaux de son pays, de remonter tout son front de Merckem à
Nieuport, de croiser, et dans les trous d’obus où ils sont, face à la forêt
d’Houthulst, et sur la ligne où ils guettent, de Dixmude à la mer, les soldats
de sa cause sacrée, les soldats du premier martyre de la guerre qui, à
Clemenceau notre chef, sortant de les visiter, faisaient dire voilà dix
jours : « Mais ils sont aussi beaux que nos poilus français. »
En peu de
temps, presque d’un coup d’œil, nous avions parcouru tout le royaume où il
installa la fierté de sa race. Nous étions passé par cette plage du Nord
maintenant sa capitale, par Furnes où, de son beffroi, il monte parfois
regarder Ostende, par ce village de bois où les petits enfants de ces Flandres
ayant tous, à cause des obus, perdu leur maison et leur école, grandissent
ensemble et apprennent à lire parce que la reine l’a voulu. Nous avions vu que
les ruines mêmes sur lesquelles il règne s’affaissaient, nous n’avions reconnu
ni Lampernisse, ni Ramscapelle, ni Pervyse. Le squelette de ce qui lui reste
s’effondre à son tour. Nous avions un instant, au milieu d’une plaine noire,
réfléchi devant une ferme. Il eut un palais comme toutes les Majestés ;
là, maintenant, il habite.
Nous arrivions
au quartier général.
Le ciel était
clair. Il y avait une église qui n’était pas démolie, un cimetière qui était
civil, quatre dames à la porte d’un jardin. C’était doux. La guerre
n’aurait-elle été qu’une vision ? Voilà une maison de campagne. Des légumes
poussent autour. C’est le Grand Quartier. Nous entrons. Ce devait être la
demeure ou du curé ou d’une vieille Flamande ne faisant pas de bruit. Une
première pièce dont la fenêtre est égayée de pots de fleurs, puis on nous
appelle. Un commandant pousse une porte : Albert Ier, roi
des Belges, est devant nous.
Les premières
grandeurs du début de la guerre nous remontent au cœur. Le roi qui est là et
vers qui nous nous avançons est celui qui, le 4 août 1914, alla
devant son Parlement et dit : « Si l’étranger, au mépris de la
neutralité dont nous avons toujours scrupuleusement observé les exigences,
viole le territoire, il trouvera tous les Belges groupés autour du souverain
qui ne trahira jamais son serment ! »
La chambre est
longue, paysanne, pauvre de meubles. Il est debout, il tient à la main sa
casquette qui, à l’intérieur, porte la marque : Yser. Il est vêtu de
l’uniforme de lieutenant général. Sur sa poitrine, la Légion d’honneur, la
croix de guerre, la médaille militaire. Son regard est calme et presque fixe.
Il nous serre la main et nous dit, d’une voix basse, comme s’il ne voulait
laisser le retentissement qu’aux canons : « Je suis heureux de vous
voir parmi mes soldats ; ils ont souffert beaucoup. » Si dans
l’histoire des princes régnants, l’un d’eux, un jour, doit représenter la
Loyauté, Albert Ier sera celui-là. Il était roi du pays le plus
heureux du monde. Ses villes étaient chacune une merveille, son peuple trouvait
dans son labeur non seulement des ressources pour son existence, mais pour ses
joies. La paix heureuse pour tous éclatait chez lui plus épanouie. Il était
assuré que nulle catastrophe ne s’abattrait sur son ciel, il régnait en
félicité. Un empereur le jugeant à sa taille se présenta. Pour conserver tous
ses biens, il ne lui demandait que d’être parjure. Albert Ier
se leva et répondit : « Un pays qui se défend s’impose au respect de
tous, ce pays ne périt pas. » Et l’âme sereine il entra dans le sacrifice.
Ce sacrifice dure depuis trois ans et sept mois, il le dépasse encore de la
tête.
Ils ont ruiné les ruines
Sa Majesté
veut bien nous interroger. Nous lui rappelons que ce n’est pas pour la première
fois que nous sommes dans ses lignes, que sur l’Yser en octobre 1914, nous
avons vu l’armée belge, seule, tragiquement seule, comptant avec angoisse les
quelques obus qui lui restaient, arrêter neuf jours durant l’offensive
allemande. Sa Majesté nous regarde profondément dans les yeux. On dirait
qu’elle daigne nous inviter à repasser silencieusement avec elle, les gloires
de son soldat.
— Sire,
lui dîmes-nous, nous n’avons jamais vu sur le front de France d’aussi
effrayants spectacles que ceux au milieu desquels vit votre Majesté. Ils ont
ruiné jusqu’aux ruines. Hier nous n’avons trouvé à Nieuport, dans tout
Nieuport, qu’une niche à chien n’étant pas abattue.
Sa Majesté
répondit calmement :
— Ils
l’abattront.
C’est vrai,
contre celui qui osa leur retourner une réponse d’honneur, les Allemands
pousseront leur haine jusqu’à l’écœurement. De deux mois en deux mois,
l’amoncellement des pierres même n’est plus reconnaissable. Ils ont jeté les
habitations à terre, ils en pilonnent maintenant les débris. Dans la plaine
flamande qu’ils tiennent entièrement sous le canon, il n’est pas une ferme
isolée qui ne gise, écroulée. Dans ces terrains qui ne furent jamais de
bataille puisque l’envahisseur ne put dépasser la voie ferrée Nieuport-Dixmude,
les entonnoirs creusent les champs. Ils en veulent au roi, à ses sujets, à ses
maisons, à son sol. Comme l’œil qui poursuivait Caïn, la conscience de la
Belgique doit venir au cours des nuits leur mettre son doigt sur le front alors
ils veulent la tuer, ils s’affolent, ils frappent partout, ils ne l’ont pas
trouvée : les obus n’atteignent pas encore les profondeurs où elle
séjourne.
Son armée est sa patrie
C’est en
soldat que vit le roi, c’est en soldat qu’il nous accueille. Le général Ruquoy
son chef d’état-major est à ses côtés, le général français Rouquerol est
présent aussi. La carte des opérations est étalée sur les murs. L’autre nuit,
dans un coup de main, les Belges ont ramené 117 Allemands, cette nuit
dernière, dans un second, 27. De quatre heures à six heures du matin, le long
des dunes où les enfants belges ne pourront plus jouer – plus jamais – parce
qu’elles portent désormais dans leur sable trop d’obus encore tout chargés, le
canon sans arrêt s’est mis à rouler. L’armée du roi allait mordre l’Allemand.
Le général Ruquoy nous précise, sur la carte, le lieu des enlèvements.
Albert Ier se rapproche du mur, regarde. On parle de son armée,
il relève la tête, il dit :
— Ce sont
des braves qui n’ont que l’espoir pour réconfort, seulement il est pur.
Son armée est
maintenant sa patrie. De l’autre côté, il a son trône, ici, son épée. Là-bas,
les criminels massacrent, pillent, incendient. On a fait flamber ses halles,
ses antiques collèges, ses bibliothèques. On a torturé ses sujets à Aerschot, à
Andenne, à Dinant, à Tamines, à Louvain, à ses petits sujets on a coupé les
mains. On a exilé ses fiers bourgmestres, emprisonné son cardinal d’ivoire,
rançonné ses fortunes. On a pris ses mines, on les a exploitées pour l’accabler
sous plus d’obus. On a
cherché parmi son peuple quelques hommes à vendre, on lui a fait dire qu’ils
allaient former un gouvernement, que le sien ne comptait plus. On a envoyé des
émissaires chez ses alliés pour tâcher de ternir sa gloire sous des vapeurs allemandes.
Derrière sa rivière, on lui hache tous ses arbres, on lui descend toutes ses
villes, on lui dépeuple sa dernière terre. On le jette dans une ferme. Lui. Lui,
dans la quatrième année de tout cela, Lui, fait des appels aux armes, commande
des uniformes, élargit son front, relève les alliés, harcèle l’Allemand. À sa
voix, les Wallons et les Flamands que le naufrage rejeta en Angleterre, en
France, en Italie, viennent coiffer le casque à tête de lion. Voilà comment la
force abat le roi des Belges.
Le Petit Journal, 15 mars 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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