Un roman biographique ne prétend ni à l’exhaustivité ni à
l’objectivité. Julian Barnes, en s’emparant de Chostakovitch comme personnage
dans Le fracas du temps, ne cherche
pas à raconter toute la vie du compositeur, pas davantage qu’à s’extraire des
questions sur lesquelles il avait envie de s’attarder, de préférence à
d’autres, au risque accepté de privilégier une seule face de son principal
sujet. Les amateurs de faits avérés se reporteront aux pistes fournies par la
note finale. Celle-ci montrant aussi, au passage, les limites que l’écrivain a
fixées à sa liberté.
La clé du livre pourrait être, avec les premières pages, le
dicton russe placé en épigraphe : « Un
pour entendre / Un pour se souvenir / Et un pour boire ». Il faut être
trois pour boire la vodka, selon la tradition, et le troisième, qui se joint
sur un quai de gare à deux passagers, est un homme-tronc mendiant à l’arrêt du
train. Le moment est bref, celui qui entendait est déjà dans l’oubli, celui qui
se souvenait « n’en était qu’au
début de sa remémoration. »
Voici donc l’homme plutôt que le musicien, mais jamais
dissocié de son travail qui joue un rôle essentiel dans son statut social et
les prises de position que le pouvoir le contraint à assumer. Sous Staline,
c’est-à-dire dans ce qui deviendra plus tard l’époque honnie du culte de la
personnalité, la musique doit être ce qu’attend le peuple, ou plus exactement
ce que les dirigeants veulent que le peuple attende, culture manipulée par une
idéologie à laquelle Chostakovitch se plie avec difficulté.
Mais se plie. Car le courage n’est pas sa principale
qualité, il sait que les dangers sont réels : l’interdiction d’une œuvre
précède l’arrestation, l’interrogatoire est suivi d’une disparition. Joué en
Occident, Chostakovitch accepte malgré lui de représenter le régime à
l’étranger. Il signe des articles qu’il n’a pas écrits, lit des discours qu’il
découvre au moment de les prononcer. Il renonce à toute résistance.
Mais il survit, et les siens avec lui. A qui l’art
appartient-il ? Staline et les siens avaient la réponse. Pas Chostakovitch,
sinon peut-être : à ceux qui l’aiment.
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