Annie Ernaux ? L’écriture de soi, l’autofiction pour le
dire vite. Voilà sa case, une fois pour toutes, depuis l’avortement des Armoires vides, le père de La Place, les amours et les déchirures
intimes devenues romans. A peine romans, d’ailleurs très vite aucune mention de
genre n’est plus apparue sur ses ouvrages. Les commentateurs en ont fait des
récits autobiographiques. L’appellation, trop réductrice, ne lui convient pas
vraiment, expliquait-elle à Frédéric-Yves Jeannet dans L’écriture comme un couteau. Elle lui préfère, précisait-elle,
celle de récits « auto-socio-biographiques ». Genre, s’il s’agit bien
d’un genre, dans lequel elle a atteint une sorte de perfection avec Les années, en 2008.
Elle aurait pu clore sa bibliographie avec ce chef-d’œuvre
de l’intime partagé avec la multitude, car ses souvenirs sont communs avec bien
des lectrices et lecteurs. Il lui restait cependant à creuser une étape de sa
propre construction, les années 1958 et 1959, sur lesquelles elle passait
rapidement dans l’entretien déjà cité, signalant qu’elle avait, en pleine
guerre d’Algérie et grâce à une professeure de terminale, découvert en même
temps le marxisme, l’existentialisme et Le
Deuxième Sexe.
Elle n’avait pas tout dit sur celle qu’elle appelle « la fille de 58 » dans Mémoire de fille, qui vient de paraître
et où elle s’interroge sur ce que sera son dernier livre. Elle ne voulait pas,
en tout cas, disparaître avant d’avoir fixé l’image de la jeune fille qu’elle
était alors. Voici enfin terminé un texte déjà entrepris auparavant, puis
abandonné, une trace de ce qui a été vécu « un
été sans particularité météorologique, celui du retour du général de Gaulle, du
franc lourd et d’une nouvelle République, de Pelé champion du monde de foot, de
Charly Gaul vainqueur du Tour de France et de la chanson de Dalida Mon
histoire c’est l’histoire d’un amour. »
Fallait-il raconter à la première ou à la troisième
personne ? « La fille de la photo
n’est pas moi mais elle n’est pas une fiction. » La fille de 58 et la
femme qui écrit possèdent la même identité – au nom près, qui a changé en cours
de route – et la même mémoire de ce moment-là, mais celle qui écrit connaît la
suite, et regarde à distance. La fusion ne sera pas totale, décide Annie
Ernaux, toujours attachée à la manière dont s’écrivent des livres où la forme
participe du sens. Va donc pour la dissociation de la personne à des âges
différents, la première sera « elle » et la seconde « je ».
« Je » raconte donc comment « elle »,
Annie Duchesne, quitte pour la première fois ses parents et travaille comme
monitrice dans une colonie de vacances. Occasion d’une prise de liberté qui ne
va pas sans risques pour une Annie très innocente et pleine de désirs. Elle ne
connaît rien de l’amour physique, elle n’a jamais vu un sexe d’homme, elle se
lance pourtant à corps (é)perdu dans la découverte, prête à tout, « amorale et cynique ». Elle
couche avec le moniteur-chef, pas seulement, elle ne voit pas où est le mal
mais le regard des autres change. « Ai-je
soupçonné à ce moment-là qu’elles me tenaient pour une petite pute sans
cervelle ? »
Corps libéré mais techniquement toujours vierge, la fille de
58 était, depuis cet été-là, prisonnière d’un sortilège dont l’écriture
aujourd’hui la sauve en l’emmenant jusqu’aux années suivantes, celles où la
littérature s’offre à elle comme un grand paysage à parcourir sans fin, et à
pratiquer en commençant un premier roman. Celle, on est déjà en 1963, où elle
vérifie qu’en effet elle était vierge – et, du coup, ne l’est plus.
Passée brutalement et sans en avoir conscience du statut de
jeune fille à celui de femme émancipée (ou « petite pute », pour
beaucoup), Annie aura pris le temps d’effacer les événements avant de leur
donner la force d’une initiation involontaire.
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