En refermant Les gratitudes, le dernier roman de Delphine de Vigan, on quitte des personnages tous positifs et pourtant le livre est formidable. L’autrice ne doit pas avoir grande considération pour l’affirmation d’André Gide : « Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature. » Affirmation balayée avec assurance.
Pour l’essentiel, ils sont trois protagonistes dont deux prennent en charge la narration à tour de rôle : Marie et Jérôme. Ils sont jeunes mais se croisent – sans se rencontrer – dans une maison de retraite Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, selon la terminologie française). Ils y rendent visite, à des moments différents, à une vieille dame, Michka. Celle-ci s’est beaucoup occupée de Marie qui, sans elle, aurait été laissée à elle-même à une époque où elle avait besoin d’une famille. Quant à Jérôme, les heures qu’il passe dans la chambre de Michka ont une motivation professionnelle : il est orthophoniste et tente de rééduquer celle qui a perdu une partie de ses moyens d’expression.
Michka avait compris tout de suite, même si la façon qu’elle avait eu de le dire à l’opératrice appelée dans un moment de panique : « Je suis en train de perdre. » Perdre quoi ? Le dire est d’autant plus difficile que c’est l’outil même de la parole qui se déglingue. Ce qui domine, quand Marie arrive chez elle, avant l’installation à l’Ephad, c’est la peur. La peur ne la quittera plus, car Michka conserve une certaine lucidité envers son avenir. En témoigne ce bout de dialogue avec Jérôme, lors de sa première visite :
« — Ça ne va pas
s’arranger, n’est-ce pas ?
— Quoi donc ?
— Tout ça. Tout ce qui s’en va, s’enfuite, comme ça, à toute vitesse. Ça ne va pas s’arranger ? »
Devant l’évidence, Jérôme ne pourra pas nier : « On peut ralentir les choses, mais on
ne peut pas les arrêter. »
La situation est terrible, surtout pour une femme qui fut
correctrice dans un journal. Sentir les mots lui échapper est tragique et, pour
nous qui lisons comment elle remplace un terme par un autre, c’est un
crève-cœur. Heureusement, l’effet comique produit par les dérapages verbaux de
Michka est irrésistible : on devine tout ce qu’elle veut dire avec son
vocabulaire involontairement créatif et un sourire naît souvent devant ses
phrases, ce qui allège l’atmosphère.
L’humanité profonde de chaque personnage resplendit, souveraine. Diminuée mais pas idiote, Michka demande à Marie de lancer une recherche sur une famille qui l’a hébergée quand elle était encore enfant, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit, même tardivement, de dire « merci ». Un mot qui compte, ou pas, selon qu’il est prononcé distraitement ou vient du fond de l’âme, et auquel sont consacrées les premières pages du roman : « Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L’expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. »
Les gratitudes, au
fond, ne parle que de cela : les dettes contractées auprès d’autres
personnes, et pas toujours remboursées. Michka, Marie et Jérôme se doivent
beaucoup les uns aux autres. Ils le savent, la romancière leur donne l’occasion
de l’exprimer, parfois avec maladresse mais toujours avec honnêteté. Après Les loyautés et peut-être avant
d’explorer les ambitions, Delphine de Vigan poursuit l’exploration de ce qui
nous anime.
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