L’aventure de La Boudeuse, troisième
du nom, est compliquée: une faillite a conduit à la mise en vente du
bateau commandé par Patrice Franceschi, et je ne sais pas trop où il en est aujourd'hui. Parti d’abord pour refaire le tour du
monde de Bougainville sur la première Boudeuse,
le capitaine du trois-mâts avait embarqué , il y a quelques années, un certain nombre d’écrivains qu’il
avait conduits à la rencontre des peuples de l’eau – ceux qui ne sont
accessible que par la navigation. Gérard Chaliand, J.M.G. Le Clézio ou Edouard
Glissant avaient été de l’aventure. Alain Borer aussi. Mais il a vu beaucoup
plus d’eau que de peuples, comme il le raconte dans un livre atypique.
Ainsi qu’il l’écrit dans Le ciel & la carte avec une pointe d’amertume – et un
violent goût acide dans la bouche –, les écrivains de mer ont pour la plupart oublié
une chose dans leurs récits. Une chose capitale, une chose inoubliable, une
chose qui bouscule toutes les données d’un voyage paradisiaque, une chose qui
rend tout petit et fait toucher la mort de près : le mal de mer. Dit
ainsi, cela paraît tout bête. Mais c’est plus envahissant que bête. Il est
impossible de penser à autre chose qu’à ce corps incapable d’avaler la moindre
nourriture et qui pourtant, par l’intermédiaire du seau où il continue à se
vider, seau qu’il faut lui-même vider de temps à autre par-dessus bord, nourrit
encore les poissons.
Comment survivre ? Telle est la question, lancinante, d’Alain
Borer pendant la plus grande partie du voyage. Vous avez dit La Boudeuse ? Il répond : La Gerbeuse ! Ainsi rebaptisé, le
voilier est un cercueil ambulant qui ne donne même pas l’impression de bouger,
puisque tout est toujours pareil autour de lui, dans l’immensité d’un Pacifique
inhospitalier. La mer toujours recommencée, ouais ! Et le POM POM POM du
moteur diesel qui n’en finit pas de résonner dans la cabine la plus mal située
– alors que le journal de bord du capitaine reflète l’étonnement de celui-ci
devant un passager comme il n’en a jamais rencontré, personne à sa connaissance
n’ayant jamais été aussi malade sur un bateau. Incompréhension qui crée
quelques tensions dans le texte d’un écrivain pas prêt à pardonner le choix de
sa cabine, l’abandon où il a été laissé dans sa douleur, l’impression
douloureuse d’être seul au monde au milieu de nulle part.
La relation de ce malheur d’exister malgré tout, et donc de
sentir tout ce qui lui fait du mal, occupe, en mesure approximative – nous
n’avons pas fait le calcul –, la moitié du livre. Qui revient donc, au moins
pour cette partie, à rendre compte d’un échec. Mais voilà : en
littérature, l’homme qui échoue peut être aussi passionnant que celui qui
réussit. Et Alain Borer, armé de ses lectures, à défaut de médications dont
l’inefficacité est de mieux en mieux prouvée au fil des pages, parvient à
transformer son enfer en œuvre d’art.
Dante, déjà, n’avait pas tergiversé : la beauté
formelle se retrouve sur les deux faces du réel, celle qui brille et celle qui
sombre. Sans aller jusqu’à comparer le spécialiste d’Arthur Rimbaud à l’auteur
de la Divine comédie, on peut avec
l’un et l’autre descendre les cercles qui conduisent à l’abîme. Et, avec les
deux, renaître à la vie, bien qu’avec quelques difficultés dans le cas d’Alain
Borer, décidé à ne plus jamais monter sur un bateau.
Dans Le bateau ivre, Rimbaud utilisait le mot « vomissures », rompant résolument avec des codes poétiques en vertu desquels le vocabulaire lui-même était censé préserver une certaine hauteur de vue. On sait ce que la postérité a fait de Rimbaud. Et, du même coup, des codes poétiques. Son seau plein de vomi à la main, titubant de faiblesse, Alain Borer vient de faire la même chose dans le registre du récit de voyage.
Dans Le bateau ivre, Rimbaud utilisait le mot « vomissures », rompant résolument avec des codes poétiques en vertu desquels le vocabulaire lui-même était censé préserver une certaine hauteur de vue. On sait ce que la postérité a fait de Rimbaud. Et, du même coup, des codes poétiques. Son seau plein de vomi à la main, titubant de faiblesse, Alain Borer vient de faire la même chose dans le registre du récit de voyage.
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