(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Samogneux, 23 août.
Nous venons de
traverser toute la victoire. Par le Talou, harassés, nous entrons à Samogneux.
De Paris vous
ne pouvez pas vous rendre compte de ce qu’elle est. En grosses lettres, les
journaux vous disent : « Regnéville et Samogneux sont pris. Les
défenses ennemies sont enlevées. Les prisonniers augmentent. » On vous
complète cela de cartes, de photos, mais pas plus manchettes que cartes et
photos ne vous apportent la lumière. Vous connaissez que nous avons battu le
Boche, c’est tout, ce n’est pas assez. Ce qu’il faut savoir, ce n’est pas
qu’ils ont perdu, c’est ce qu’ils ont perdu. C’est sur place que, touchant
soudain l’ébranlement allemand, qu’étonné de la valeur du terrain perdu, vous
concevez dans sa vérité le succès des armes françaises.
De Verdun au Talou
Et pour vous
rendre sur place, vous prendrez un bateau. La principale loi à quoi doit se
soumettre celui qui vit aux armées est de ne s’étonner de rien. Pour gagner
l’arête du Talou, on nous a dit : « Demain, à 3 heures du matin,
vous prendrez la barque. » On nous aurait ordonné de descendre 500 mètres
sous terre et ensuite de filer droit que nous n’aurions pas davantage hésité.
Seules, les choses normales paraîtraient étranges dans ce fantastique et grand
pays barbare des tranchées. Nous prîmes donc la barque à 2 kilomètres de
Verdun. Sur le canal de l’Est nous naviguâmes. Les péniches que les Allemands
avaient mises à plat le bordaient, car les Allemands étaient venus se laver la
trogne dans cette eau-là. Nous abordâmes à Bras. J’oubliais de vous dire que c’était
une ruine comme tout est ruine, par ici une ruine est naturelle. Quand, avant
l’époque sauvage, vous arriviez dans une ville, vous n’écriviez pas à vos
amis : « J’arrive dans une ville, il y a des maisons. » C’est,
procédant de la même logique, que j’omettais de vous apprendre que Bras était
en ruines. Une fois pied à terre, nous longeâmes la côte du Poivre où, en
décembre dernier, Mangin les sala.
L’enfant de France à
l’assaut
Des deux
côtés, les canons étaient raisonnables, leur quinte passée ; ils ne
toussaient que par habitude. Dans cette toux, de nos pas nous martelions le
Talou. Le Talou est un immense dos d’âne dont la pointe gauche en s’inclinant
imposa l’une de ses courbes à la Meuse. Le soleil qui, cette fois, est avec
nous, tapait. Traversant les premières parallèles de départ, nous écorchions
nos cuirs aux fils de fer. C’est de là qu’hier à quatre heures quarante, les
gars du Midi s’élancèrent. Quand un enfant de France part à l’assaut, il a sur
la tête plusieurs nuits sans sommeil, dans les oreilles de cent vingt à cent
cinquante heures d’ouragan terrestre, dans l’esprit le souvenir des ruées
sanglantes qui précédèrent, dans les bras des dix kilos de grenades ou
d’instruments et sur le dos ses vêtements, ses ustensiles et sa nourriture. Hier,
il avait en plus devant les yeux la pente du Talou à gravir. L’enfant de France
a tout porté, tout supporté, tout gravi.
Ce terrible
pays des tranchées où ils vivent ne les laisse pas une seconde à l’aise. Quand
l’Allemand est calme, que l’attaque est faite et qu’ils pourraient sur la terre
retournée dormir, ou même seulement ne plus bouger, ils en sont empêchés. L’air
de France dans ces contrées maudites de la guerre est grouillant d’une infinité
de bestioles. Que vous marchiez ou soyez assis elles vous dévorent, rien ne
peut les chasser, elles sont des milliards, elles vous entrent dans la bouche,
dans le nez, dans les oreilles ; elles vous harcèlent de leurs tourbillons
innombrables et invincibles. Depuis une heure, nous avançons dans ce supplice
submergeant. Eux y vivent.
Transportés
dans l’irréalité nous voici sur le Talou, sur sa crête. C’est un paysage de
pôle. Entendons-nous, je n’ai jamais vu de pôles, mais comme tous les
ignorants, je suppose que la terre qu’on y rencontre n’a aucun aspect commun
avec celle que nous foulons. Le Talou, dans ce sens-là, est un troisième et
nouveau bout du monde. Un saint homme qui sortirait de sa cellule et que, sans
informer de rien, on monterait ici, s’écrierait : « Sur quelle
nouvelle planète, Seigneur, m’as-tu conduit ! » Ceux qui ne sont pas
des saints se demandent simplement à quelle époque préhistorique ils vivent.
Nos canons ont mastiqué le terrain. Supposez la forme qu’aurait un agneau qu’un
lion recracherait après un broyage de cinq jours. C’est une figure dans ce
genre qu’a le Talou. C’est à la fois un volcan qui aurait mille et mille
cratères, une pâte qu’un pâtissier fou aurait baroquement triturée et un pays
d’indéracinable spleen qui, en une nuit, pour le malheur de toute la terre,
serait descendu de la lune.
C’est immense
et l’artillerie le travailla mètre par mètre. Les abris bétonnés des Boches
sont en poussière, les casemates de mitrailleuses en miettes, les tranchées en
charpie. Deux mains effroyablement puissantes ont tout pétri. L’homme qui aurait
déjà des tendances à la démence recevrait ici son dernier coup.
Les vainqueurs dorment
Et ce pays est
habité. C’est les nôtres, aujourd’hui, qui l’occupent. Ils l’occupent en
dormant. L’enfant de France, après cinq jours de veille et l’effort de la victoire,
est tombé sur le flanc. Tout le long de la tranchée en charpie, dans sa capote
bleue, pesamment il repose.
En des
enjambées savantes, nous passons par-dessus lui ; nous n’en réveillons
aucun. Tableau de grandeur et qui vous frappe. Regardez, voici devant vous la
preuve vivante de l’étendue de la victoire, Verdun. D’ici, les Boches voyaient
sa cathédrale, commandaient ses communications, maîtrisaient ses efforts.
Verdun ne pouvait pas bouger sans que le Boche le sût. S’il allumait une bougie
la nuit, Krupp l’éteignait ; si des poussières le panachaient le jour,
Krupp l’arrosait ; Krupp, de loin, gouvernait Verdun. L’enfant de France
l’a chassé.
Les tours de
la cathédrale, c’est nous, maintenant, qui voyons ce grand pays meusien où nous
pourrons préparer ce que nous voudrons, c’est nous, maintenant, qui l’observons,
l’avenir c’est à nous maintenant qu’il appartient et le donateur de tous ces
biens, le voilà : en plein midi, sourd aux fusants qui le frôlent, aveugle
à la contre-attaque qui s’amorce à droite, fourbu, il dort sur sa proie.
Le Petit Journal, 24 août 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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