« En Belgique… » disent depuis
quelques jours les communiqués
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front des Flandres,
août.
L’ombre était
tombée sur elle ; depuis deux ans et demi, la bataille, ailleurs, avait
porté ses coups, mais la guerre est remontée dans les Flandres et, de nouveau,
voici la Belgique.
Dunkerque est
toujours son unique porte. Sévère, la cité paye de temps en temps de certains
coups de 380 la joie d’être restée inviolée. Ses blessures ne se voient
pas ; où est né Jean-Bart, on demeure fier. La trace de l’affront dure
peu, sitôt les rafales passées, le mur est redressé, le trou comblé. L’église
seule garde sa plaie ouverte ; on ne lui a pas remis les deux larges
morceaux de toit qui lui manquent, c’est sans doute pour que Dieu, quand on le
prie de ne pas faire pleuvoir, entende mieux ce qu’on lui dit. L’uniforme
français est rare, vous circulez entre Anglais et Belges. À la porte des
bureaux de tabac, vous voyez des affiches qui vous annoncent, dans la langue de
Kipling : « À lire ce matin dans le Daily Mail : Récit de M. Beach
Thomas sur la grande bataille. » Vous entrez dans le débit… Vous désirez
acheter les journaux français… il n’y a que les journaux anglais. Ils sont bien
installés, chacun dans une belle case peinte et définitive et, quand vous
sortez les mains vides, un jeune Dunkerquois, à l’accent déjà britannique, vous
passe entre les jambes en braillant : « Le Daily Telegraph ! le Daily Chronicle ! » Dans la rue, on dit :
« Good bye ! » et on fume des cigarettes anglaises. À la
fin du jour, vous voyez des femmes, un oreiller sous le bras, s’en
allant ; elles gagnent une cave où elles dormiront. Puis, la nuit tombe et
des étoiles, par trois, se mettent à circuler dans le ciel. Elles avancent sur
un même front ; l’étoile de droite est rouge, celle du milieu blanche,
celle de gauche verte. C’est un avion. Il n’est pas seul. Et le jour arrivera
et vous prendrez la route de Belgique.
La route de Belgique
Trois
gendarmes ne se quittant pas de la main, à la sortie de la ville, demanderont à
savoir qui vous êtes, un Anglais, un Belge, un Français. Ayant su, ils vous
feront, tous les trois à la fois, un salut différent, puis vous irez.
Vous longerez
le canal, derrière ce pont, vous reverrez le poteau-frontière et, saisissants,
vos souvenirs de 1914 reparaîtront devant vous. Vous vous rappellerez qu’il y a
longtemps, très longtemps, trois ans bientôt, vous avez fait souvent cette
route, que vous alliez à Furnes, puis à Nieuport, mais pas plus loin, et vous découvrirez
subitement, dans une minute de béante réflexion, que c’est encore à Furnes,
puis à Nieuport, mais pas plus loin,
que vous allez. Vous reconnaîtrez tout : les péniches qui ne glissent pas
plus vite ; l’encombrement du port d’Adinkerque où vous attendiez pour
passer ; les groupes de Belges, leurs cheveux blonds, mais pas leur
costume : habillés en kaki, ils semblent tout neufs. Puis, pressé par le
désir de retrouver vos émotions, vous rentrerez dans Furnes.
Il reste six
villes à la Belgique, trois qui sont les clous sanglants où depuis trente-trois
mois s’accrochent les armées ; Nieuport, Dixmude, Ypres ; deux dont
le seuil plus accueillant attirent ceux qui, repris d’amour, viennent revoir le
royaume : La Panne, Poperinghe, puis, une sixième qui vit déserte :
Furnes.
Furnes
Furnes est la
couronne qu’il faut poser aujourd’hui sur le front de la Belgique, Furnes est
la douleur. Il est juste d’entrer chez le roi Albert par la ville de Furnes,
cela vous met tout de suite dans le ton. Furnes est à la Belgique ce que sont
les tentures noires aux portes d’une église. Ces tentures vous disent :
« Là, on enterre. » Furnes vous annonce : « Tout, à partir
d’ici, est sous le cilice. » Cela vous saisit au cœur. La grande place aux
maisons de poupées, où pas un mur n’est par terre, mais où tous ont besoin de
charpie, ne compte que cinq âmes : trois gendarmes à ses trois sorties,
trois gendarmes belges de la vieille Belgique, de la vieille Belgique qui
n’était pas en kaki mais en uniforme sombre, uniforme sentant le musée ;
la quatrième âme est au milieu : c’est la plaque blanche où on lit :
« Ostende ! » Une main noire en indique la route. Ce n’est
qu’une chose… elle est vivante. Cette plaque qui, pour ce qu’elle offrait, a vu
passer devant elle tant d’autos joyeuses, ne trouve plus aujourd’hui un seul
acquéreur pour sa direction. « Ostende ! » crie-t-elle… mais
c’est un obus qui répond. Quant à la cinquième âme, c’est en pénétrant dans
l’église qu’on la découvrira ; c’est une femme, mal vêtue, agenouillée, et
qui seule, les bras en croix, dit un chapelet. Ceci vu, inutile de rester, vous
n’apercevrez plus rien à Furnes, rien.
Dans les dunes
Vous laisserez
la route d’Ostende, prendrez à gauche et pousserez dans les dunes. Vous ne les
reconnaîtrez pas. Ce qu’il y a d’africain dans ce paysage mouvant est toujours
là ; ce qu’il y a de nostalgique dans ce paysage africain n’a pas disparu,
mais ces montagnes de sable se sont peuplées. Faites pour le désert, ces dunes
sont grouillantes. C’est si peu naturel qu’on croit de suite à une invasion.
Tous ces occupants ont l’air d’avoir débarqué ce matin ; on cherche sur la
mer les pirogues qui les ont amenés et la curiosité vous brûlerait d’apprendre
le nom de ces pirates si vous ne saviez d’avance que ce sont nos chics alliés.
Ils se sont
installés là comme sur de la bonne terre. On est Écossais ou on ne l’est pas.
C’était du sable, ils ont construit sur du sable. D’ailleurs, ils ignorent nos
proverbes. Les petites plages, fouettées d’obus, de Loxyde, d’Oost-Dunkerque,
dans une solitude peureuse, les regardent, effarées. Avec leur plat à barbe sur
le crâne, leur jupe plissée sur le derrière et leur poil sur les jambes, ils
s’occupent froidement, sous la tourmente de fer qui claque, à bâtir comme si
c’était sur du roc. Les Boches en sont épatés. Aussi, dernière ressource, les
asphyxient-ils. Tout le long de ces plages où la mer est grise, les obus à gaz
traînent leur fumée vert tendre. Les Écossais ont le nez dans le sable. Ces
gars-là, sûrement, se sont fait tatouer sur le cœur la main noire du mur de
Furnes, la main noire impérieuse qui commande : Ostende !
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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