Coup d’œil sur la bataille
(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Front de Verdun,
20 août.
En deux
bouchées, les troupes de France ont dévoré ce matin le nombre de Boches que le
commandement leur avait fait servir. C’est devant Verdun que cela se passa.
Nous sommes
dimanche 19 août, il est onze heures du soir, nous attendons dans la cité
le moment de monter à l’affaire.
C’est
hallucinant. Verdun n’est plus une ville, c’est un fantôme immobile. La nuit
est couleur de suie et, sur cette suie, de seconde en seconde, de tous côtés,
passent des lames lumineuses. Ce sont les lueurs de l’ouragan que les canons,
cette fois, en complète furie, déchaînent devant eux. Les squelettes, les
moignons, les poussières des maisons apparaissent, puis disparaissent sous ces
éclairs, tous ces débris gigotent blancs ou noirs ; les ruines rient, on
croirait entendre la Danse macabre de
Saint-Saëns.
La préparation
Depuis 5 jours
notre rage est la même. C’est le grand déballage ; on leur montre tout ce
que nous avons en artillerie. Il y a du fin, du moyen et du gros ; on ne
cherche pas à faire des bénéfices ; on leur livre ça à prix coûtant et à
domicile ; cette nuit, par-dessus le marché, on leur offre un bouquet. Vos
yeux vacillent. C’est comme si quelqu’un s’amusait dans un salon à éteindre et
à rallumer sans arrêt et à grande vitesse les lampes électriques.
Le bruit n’est
pas infernal, ni multiple, c’est qu’il a de l’espace pour se répandre et que
les plus petits avant de parvenir sont avalés par les autres.
Les troupes de
brancardiers, leur litière sur l’épaule, montent aussi. Va-t-on mettre le
masque ou le garder autour du col ? Le masque est un instrument de
supplice sur quoi, dès qu’ils le connaîtront, les Chinois sauteront. Il vous
empêche doucement de respirer, c’est le même plaisir que si vous vous mettiez à
vous étrangler vous-même à petites doses.
Cette lutte se
livrera dans le gaz. Les nôtres partiront à l’assaut sous la figure horrifiante
de cette cagoule aux yeux de mica. Pour le moment, il n’arrive que quelques
fusants ; ne nous martyrisons donc pas déjà.
Un convoi
vient d’être attrapé en plein milieu, deux camions, leurs chevaux et leurs
conducteurs sont couchés morts sur l’angle du trottoir.
Les lames
lumineuses coupent le ciel de plus en plus ; gravissons encore et,
infernale vision de la terre en folie, voici le champ.
Le but visé
À gauche, le
Mort-Homme, la cote 304, le Talou, la cote 344, c’est aux Boches,
c’est ce qu’on veut leur reprendre ; c’est pourquoi depuis cent vingt
heures, on fait voler sur eux des copeaux de fer ; c’est pourquoi tout
l’horizon, par mille petits coins à la fois, furieusement, crache du feu.
Douaumont, Vaux sont aussi en face. Toutes les glorieuses vedettes saignantes
de la Meuse sont présentes.
De quel espoir
charge-t-on tant de puissance de destruction, qu’attend-on de cette colère sans
borne de la patrie ?
Tant d’incroyables
moyens ne cherchent-ils pas la défaite immédiate de l’ennemi ? L’effort
inouï de cette attaque, cet effort dont le cinquantième aurait autrefois suffi
pour doubler le pays, cet effort, héroïsme tendu et toutes forges allumées,
tout est donné pour vous ravoir, vous petite cote du Mort-Homme et vous 304 et
344 qui n’avez même pas de nom et que l’on désigne, comme les enfants trouvés,
par un numéro.
C’est sans
arrêt. La canonnade roule comme la fusillade roulerait. Derrière les crêtes
fumeuses et déchirées, d’immenses bouffées de flammes surgissent d’un coup et
teignent en rose jusqu’à des mille mètres de ciel : ce sont des dépôts de
munitions qui sautent ; il en saute au moins quatre par heure ; la
lumière de la poudre et le fracas des explosions habitent les deux rives de la
Meuse. Vingt-cinq kilomètres du pays de France sont désormais rayés de la
nature terrestre : on attaque sur vingt-cinq kilomètres.
Mort-Homme et
304 étaient des clés entre les mains des Allemands, tant qu’ils les
détiendraient ; il fallait laisser tout espoir de gravir n’importe quel
autre point de ces marches meusiennes ; la possession de cette rive gauche
les assurait contre n’importe quel désir de notre part ; sur la rive
droite, ils ne cessaient aussi de la défendre de toutes leurs dents ;
c’est là qu’ils nous tenaient.
Le bruit était
si régulier et si uni qu’il devenait une espèce de silence sur lequel tous les
autres bruits s’entendaient.
Il est atteint
On percevait
les sirènes des ambulances américaines, le chant du cuivre des gargousses que
l’on ramenait et l’appel d’un chat. La nuit perdait peu à peu de son obscurité,
les flammes des canons semblaient moins durement trempées ; nous
approchions de 4 heures et demie du matin. Une émotion sainte mordit le
cœur et l’esprit de tous ceux qui étaient là, êtres fantassins ; c’est à 4 heures 40
que, cagoules dans leurs masques, se lançant à travers les gaz qui traînaient
leur mort hideuse dans toutes les courbes du terrain, les ouvriers de la
patrie, sous le fer pleuvant comme de la pluie, à leur héroïque travail,
allaient monter. Tel un chauffeur se trouvant soudain devant une route
magnifique, les canonniers triplèrent la vitesse, ce dernier quart d’heure fut
un délire de flammes, de fumées, de vacarme ; les flammes se pourchassaient
à toute allure, les fumées s’écrasaient les unes sur les autres, le vacarme
régnait. La mort française, assoiffée, renversant tout, cherchait du sang
allemand.
4 h. 40,
ils partaient ; cette orgie de poudre avait embrumé le pays, ils partaient
invisibles, c’étaient des gars du Midi et c’étaient d’une division
illustre ; les deux firent pareil.
« Ils en
mirent ». Chacun poussait sur son but, sur Mort-Homme, sur 304, sur Talou,
sur 344. Le canon s’allongeait. Étouffant, ils allaient. Nos ballons discrètement
avaient montré leur nez et curieux regardaient. Hommes sans autre figure que
deux yeux de mica, ils allaient. L’attaque était préparée en deux étapes.
Minute par minute, ils passaient où ils devaient passer. C’étaient des gars du
Midi et d’une division illustre.
À cinq heures
trente, un de nos avions laissa tomber un pli lesté, ce pli était un croquis du
Mort-Homme et, sur ce croquis, trois croix étaient marquées et, sous ces trois
croix on lisait : « Français ! Français ! Français ! »
L’aviateur avait ajouté : « Nombreux et tranquilles ». Il en
était de même sur toute la ligne, la première étape était atteinte.
À 6 h. 30,
un pigeon qui avait traversé les gaz apportait que la deuxième l’était aussi.
Le Mort-Homme, 304, le Talou, 344, tout était à nous, tout était à eux plutôt,
en moins de deux heures. C’étaient des gars du Midi et d’une division illustre.
Le Petit Journal, 21 août 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
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Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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