mercredi 15 mai 2013

J'ai lu "Inferno", de Dan Brown, du moins le début


J’ai commencé le nouveau roman de Dan Brown, Inferno, paru cette semaine aux Etats-Unis et un peu partout dans le monde – sauf en France, où il ne sortira que la semaine prochaine, malgré les contraintes exercées sur le traducteur s’il faut en croire ce qu’il a raconté à Bibliobs : « J’ai traduit Dan Brown dans un bunker, il y avait deux gardes armés. » Romanesque, forcément romanesque… puisqu’on sait depuis le Da Vinci Code que le romancier américain est capable d’aller chercher très loin les ressorts des rebondissements de thrillers ésotériques dans lesquels tout semble possible. Même et surtout l’invraisemblable.
Puisque le roman n’est pas encore disponible en français, j’ai travaillé à assouplir mon américain et j’ai pris la version originale, pour une lecture bien sûr plus lente qui m’a conduit, en une longue soirée, avant de céder à l’appel de l’oreiller, aux environs de la centième page. Soit, pour donner une idée, 17 chapitres sur un total de 104.
Les romans de Dan Brown sont de ceux dont on aime dire du mal : c’est écrit n’importe comment, voilà l’argument massue avec lequel se trouve assommé le lecteur qui aime ça. Vous, peut-être. Moi, à coup sûr, au point où j’en suis.
Robert Langdon, professeur de symbologie (euh… si Wikipédia le dit…) fait pour la quatrième fois son Indiana Jones. Mais il est dans la panade. Il se retrouve dans un lit d’hôpital avec pour dernier souvenir celui de l’université du Massachussetts où il enseigne. En réalité, il est à Florence, deux jours plus tard, avec à la tête une blessure par balle qui le fait atrocement souffrir. Il est en proie à une hallucination récurrente dont le prologue, tout en rythme, nous a fourni les principales images : un homme est poursuivi, avec la ville de Florence en toile de fond, beau décor chargé d’œuvres artistiques évoquées au passage, et le mystère s’installe à propos d’un objet inconnu et important pour l’humanité – rien que ça, mais Dan Brown ne fait pas les choses à moitié. Comme dans les paroles prononcées, définitives :
« Mon don est le futur.
Mon don est le salut.
Mon don est l’Enfer. »
Vous m’en direz tant !
Le comble, c’est qu’on marche, qu’on court, et qu’on est déjà au premier chapitre, dans les souvenirs parcellaires de Robert Langdon. Très parcellaires. Où suis-je ? Qu’est-il arrivé ? C’est à peu près tout ce qu’il peut dire pour démêler les causes de l’état dans lequel il se trouve, hanté par l’image d’une femme voilée et tout surpris de reconnaître, par la fenêtre, une architecture médiévale qu’il connaît bien et dont il sait qu’elle ne trouve pas dans le Massachussetts mais à Florence. Où, dans sa chambre d’hôpital, deux médecins s’occupent de lui tandis que glisse, à l’extérieur, la silhouette d’une femme baraquée et habillée de noir. On devine qu’elle ne veut pas que du bien à Richard Langdon – après tout, quelqu’un lui a tiré dessus – et elle le prouve en abattant le Dr Marconi tandis que le Dr Brooks, une femme plus jeune, prouve son sang-froid en réussissant à s’enfuir avec un Langdon bourré de sédatifs…
De l’action, de l’action !
On ne sait toujours pas pourquoi, bien entendu. Mais le troisième chapitre a fourni un intéressant élément d’information : à 5 miles de la côte italienne se trouve un yacht luxueux aménagé comme un QG militaire, The Mendacium, d’où le chef du Consortium dirige ses opérations discrètes dans le monde entier, au service de qui peut se payer des équipes d’une redoutable efficacité pour tous les usages, sans jugement moral. Ce qui sous-entend que les opérations sont souvent immorales. Celle-ci, dans laquelle Langdon est impliqué à son insu, semble d’une importance capitale. Et susceptible d’échouer, ce que déteste le boss du Consortium. Il a construit sa réputation sur deux règles d’or : ne jamais faire une promesse que vous ne pouvez pas tenir et ne jamais mentir à un client…
Avant la fin du seizième chapitre, il y aura encore pas mal d’action. Le Dr Brooks est désormais appelée par son prénom, Sienna. Elle est dotée d’une intelligence exceptionnelle – un quotient intellectuel de 208, dont Richard Langdon ne savait pas que cela existait (moi non plus). Et Langdon n’est pas insensible au charme qu’elle dégage, ce qui laisse d’autant mieux augurer d’un rapprochement plus intime que Sienna, elle aussi… enfin, vous voyez, les choses se mettent en place assez vite.
Le mystère de l’intrigue, en revanche, ne se dévoile que très progressivement. Le mystérieux objet est retrouvé dans une poche secrète de la poche de Langton, qui en ignorait l’existence : un tube de titane qui s’ouvre sous la pression d’un doigt. Pas n’importe quel doigt, l’ouverture est programmée en fonction des empreintes. Celles de Langdon, comme par hasard.
Et nous voici plongés dans l’univers de Dante, de son Enfer et des peintres qui s’en sont inspirés, avec des allusions à la Grande Peste du Moyen Age et à la Renaissance qui suivit. Le message se complète : pour renaître, il faut mourir ; pour trouver le Paradis, il faut passer par l’Enfer…
C’est loin d’être fini.
Et j’ai très envie de connaître la suite.

Étonnants Voyageurs : Alain Borer


L’aventure de La Boudeuse, troisième du nom, est compliquée: une faillite a conduit à la mise en vente du bateau commandé par Patrice Franceschi, et je ne sais pas trop où il en est aujourd'hui. Parti d’abord pour refaire le tour du monde de Bougainville sur la première Boudeuse, le capitaine du trois-mâts avait embarqué , il y a quelques années, un certain nombre d’écrivains qu’il avait conduits à la rencontre des peuples de l’eau – ceux qui ne sont accessible que par la navigation. Gérard Chaliand, J.M.G. Le Clézio ou Edouard Glissant avaient été de l’aventure. Alain Borer aussi. Mais il a vu beaucoup plus d’eau que de peuples, comme il le raconte dans un livre atypique.
Ainsi qu’il l’écrit dans Le ciel & la carte avec une pointe d’amertume – et un violent goût acide dans la bouche –, les écrivains de mer ont pour la plupart oublié une chose dans leurs récits. Une chose capitale, une chose inoubliable, une chose qui bouscule toutes les données d’un voyage paradisiaque, une chose qui rend tout petit et fait toucher la mort de près : le mal de mer. Dit ainsi, cela paraît tout bête. Mais c’est plus envahissant que bête. Il est impossible de penser à autre chose qu’à ce corps incapable d’avaler la moindre nourriture et qui pourtant, par l’intermédiaire du seau où il continue à se vider, seau qu’il faut lui-même vider de temps à autre par-dessus bord, nourrit encore les poissons.
Comment survivre ? Telle est la question, lancinante, d’Alain Borer pendant la plus grande partie du voyage. Vous avez dit La Boudeuse ? Il répond : La Gerbeuse ! Ainsi rebaptisé, le voilier est un cercueil ambulant qui ne donne même pas l’impression de bouger, puisque tout est toujours pareil autour de lui, dans l’immensité d’un Pacifique inhospitalier. La mer toujours recommencée, ouais ! Et le POM POM POM du moteur diesel qui n’en finit pas de résonner dans la cabine la plus mal située – alors que le journal de bord du capitaine reflète l’étonnement de celui-ci devant un passager comme il n’en a jamais rencontré, personne à sa connaissance n’ayant jamais été aussi malade sur un bateau. Incompréhension qui crée quelques tensions dans le texte d’un écrivain pas prêt à pardonner le choix de sa cabine, l’abandon où il a été laissé dans sa douleur, l’impression douloureuse d’être seul au monde au milieu de nulle part.
La relation de ce malheur d’exister malgré tout, et donc de sentir tout ce qui lui fait du mal, occupe, en mesure approximative – nous n’avons pas fait le calcul –, la moitié du livre. Qui revient donc, au moins pour cette partie, à rendre compte d’un échec. Mais voilà : en littérature, l’homme qui échoue peut être aussi passionnant que celui qui réussit. Et Alain Borer, armé de ses lectures, à défaut de médications dont l’inefficacité est de mieux en mieux prouvée au fil des pages, parvient à transformer son enfer en œuvre d’art.
Dante, déjà, n’avait pas tergiversé : la beauté formelle se retrouve sur les deux faces du réel, celle qui brille et celle qui sombre. Sans aller jusqu’à comparer le spécialiste d’Arthur Rimbaud à l’auteur de la Divine comédie, on peut avec l’un et l’autre descendre les cercles qui conduisent à l’abîme. Et, avec les deux, renaître à la vie, bien qu’avec quelques difficultés dans le cas d’Alain Borer, décidé à ne plus jamais monter sur un bateau.
Dans Le bateau ivre, Rimbaud utilisait le mot « vomissures », rompant résolument avec des codes poétiques en vertu desquels le vocabulaire lui-même était censé préserver une certaine hauteur de vue. On sait ce que la postérité a fait de Rimbaud. Et, du même coup, des codes poétiques. Son seau plein de vomi à la main, titubant de faiblesse, Alain Borer vient de faire la même chose dans le registre du récit de voyage.

mardi 14 mai 2013

Étonnants Voyageurs : Arnaldur Indridason

Le week-end prochain, c'est la Pentecôte. C'est donc aussi Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, où je regretterai de ne pas être cette année mais où les veinard(e)s qui y mettront les pieds ne sauront pas où donner des yeux et des oreilles tant le programme est riche. Étonnants Voyageurs ne s'assoupit pas dans le ronronnement des habitudes mais propose à chaque édition de nouvelles ouvertures sur le monde et la littérature - un peu la même chose, non?
Cette semaine, tandis que les paillettes et les robes de grands couturiers en jetteront plein les écrans de télé à Cannes (j'aurais pourtant eu des choses à dire sur le livre d'entretiens de F. Scott Fitzgerald, remis à l'honneur pour l'adaptation de Gatsby le magnifique qui ouvre les manifestations cannoises, ce sera pour plus tard), cette semaine, donc, cap sur Saint-Malo en compagnie de quelques écrivains qui font le déplacement. Venus d'un peu partout, d'Islande, par exemple, comme Arnaldur Indridason dont La muraille de lave reparaît au format de poche.

Comme dans La rivière noire, son précédent roman, le commissaire Erlendur brille par son absence. (Ne vous inquiétez pas, il est revenu depuis, dans Étranges rivages.) Pas de chance : un homme demande à lui parler. Il n’est pas tout à fait inconnu des services de la police. Mais Sigurdur Oli, qui le reçoit, ne fait pas tout de suite le lien avec une précédente rencontre avec le même individu, sorte de clochard au bout du rouleau qui voudrait dire quelque chose alors que personne n’est prêt à lui prêter l’attention requise. Erreur. L’homme ne cessera de disparaître et de réapparaître au gré de ses caprices. Ou de sa volonté à passer aux aveux. S’il a quelque chose à avouer.
Le personnage d’Erlendur n’étant pas là pour faire de l’ombre aux autres membres de l’équipe de policiers islandais, Arnaldur Indridason choisit des premiers rôles différents. Elinborg la fois précédente, Sigurdur Oli maintenant. Un curieux bonhomme. Mariage en état avancé de décomposition, comme un cadavre pas frais. Caractère solitaire et cassant, peu apprécié de ses collaborateurs. Tendance à confondre des intérêts privés avec les règles de fonctionnement de la police, ce qui l’amène à franchir plusieurs fois la ligne jaune. Pas sympathique, en fait, et pourtant c’est avec lui que le récit avance, cahin-caha. Pourtant aussi, on découvrira au commissariat un personnage encore moins sympathique que lui.
Une double énigme fait de La muraille de lave un roman qu’on ne lâchera pas avant d’avoir tout compris. Il y a ce clochard, ses blessures lointaines et sa culpabilité nouvelle. Il y a aussi une affaire de chantage dont est victime un ami de Sigurdur Oli, et qui ouvre des perspectives sur les sombres manipulations de quelques banquiers. Rappelons que nous sommes en Islande, à une époque où son apparente prospérité tient au prix de manœuvres pas très nettes. On a de quoi s’interroger jusqu’au moment des réponses.

lundi 13 mai 2013

La pochette surprise de la semaine : Hilary Mantel, Julien Blanc-Gras, Deon Meyer et François Garde

J'ai commis une erreur, la semaine dernière: je pensais que le roman d'Hilay Mantel, premier volume de sa grande trilogie historique sur les Tudors - les deux premiers ont été récompensé par autant de Booker Prizes - sortait cette semaine. Celui-là est donc arrivé la semaine dernière. Pour les autres, ce sera dans quelques jours. J'aurais pu choisir Cendrars en Pléiade (mais trop coûteux pour mes finances). J'ajoute donc, toujours présentés par leurs éditeurs comme c'est la règle dans cette rubrique, les nouveaux livres de Julien Blanc-Gras, Deon Meyer et François Garde.


Angleterre, 1520. Règne des Tudors. Le roi Henri VIII n’a pas de fils pour lui succéder. Situation préoccupante qui pourrait entraîner le pays sur le chemin de la guerre civile. Aussi décide-t-il de divorcer de Catherine d’Aragon, avec qui il est marié depuis plus de 20 ans pour épouser Anne Boleyn, dont il est tombé amoureux. Son conseiller, le cardinal Wolsey échouant à obtenir l’accord du pape, un jeune homme plein de fougue et de ressources va peu à peu entrer dans les bonnes grâces du roi et l’aider à vaincre l’opposition. Son nom: Thomas Cromwell. Ambitieux, idéaliste et opportuniste à la fois, fin politicien et manipulateur né, celui-ci est au début d’une carrière qui va modifier profondément et durablement le visage du royaume.
Avec Le Conseiller, vainqueur du Booker Prize et salué dans le monde entier par une critique unanime, Hilary Mantel nous propose un fabuleux voyage au cœur d’une société en plein bouleversement. Prenant pour sujet l’une de ces périodes clés de notre civilisation où l’histoire, la politique, les passions et les destinées individuelles se confondent, elle nous livre un portrait sans précédent de la maison Tudor.
Hilary Mantel est née en 1952. Le Conseiller est le premier volet d’une trilogie consacrée à Cromwell. Sonatine Éditions publiera en 2014 et 2015 les deux opus suivants.


Julien Blanc-Gras, Paradis (avant liquidation)
«Il y a des pays en voie de développement et des espèces en voie de disparition. La république des Kiribati est un pays en voie de disparition. Perdu au milieu de l'océan Pacifique, ce petit paradis semble promis à l’engloutissement par le changement climatique.
J’ai organisé ma vie autour d’une ambition saugrenue, le quadrillage méthodique de la planète. Moteur: toujours voir un pays en plus. Ce qui se profile ici, c’est un pays en moins. Je dois m’y rendre avant qu’il ne soit rayé de la carte.»
Au bord de lagons de carte postale, le journaliste écrivain entraîne le lecteur dans ses péripéties cocasses ou dramatiques, narrées avec son écriture élégante, son humour et sa justesse de ton habituels, entre distance et empathie. On rencontre les pêcheurs et les présidents, les missionnaires et les ivrognes, les expatriés et les candidats au départ. Autant de fragments qui composent un tableau de ce paradis en sursis, confronté à un défi sans précédent. Peuplées depuis 3000 ans, les Kiribati devront-elles déménager pour survivre?
Un éclairage inédit sur cette contrée méconnue, éloignée de la mondialisation et pourtant aux avant-postes de la menace climatique.

Deon Meyer, 7 jours

Benny Griessel, déjà rencontré dans Le Pic du diable et 13 Heures, est un flic atypique dans le paysage du roman policier. Alcoolique, certes (comme plus d'un confrère fictionnel), mais sincèrement cramponné à son nouveau vœu de sobriété, et fragilisé par la piètre opinion qu'il a de lui même. Déchiré entre les échecs de sa vie privée et son exceptionnelle conscience professionnelle, Griessel est ici confronté à un ultimatum: un mystérieux imprécateur menace, dans des mails délirants, de tuer un policier par jour tant que le meurtrier de la jeune et belle avocate d'affaires Hanneke Sloet n'aura pas été arrêté. Et il met aussitôt sa menace à exécution. Le problème est que l'enquête préliminaire n'a rien donné: ni indice, ni mobile, ni suspect (ou à peine...). Grissel devra donc repartir de zéro. À l'arrière-plan, se dessine bientôt un paysage urbain d'intérêts politiques et financiers, de compromission et de corruption, qui ouvre bien des perspectives. Jusqu'au surprenant coup de théâtre final.
Né en 1958 à Paarl, en Afrique du Sud, Deon Meyer a grandi dans une ville minière de la Province du Nord-Ouest. Ancien journaliste, puis rédacteur publicitaire et stratège en positionnement Internet, il est aujourd’hui l’auteur unanimement reconnu de best-sellers traduits dans 15 pays. Il vit à Melkbosstrand.

François Garde, Pour trois couronnes

Dans le bureau de feu Thomas Colbert, un magnat du commerce maritime, Philippe Zafar, le jeune préposé au classement des archives, découvre un bref texte manuscrit, fort compromettant pour celui qui s’en avérerait l’auteur. 
Aveux déguisés du défunt? Exercice littéraire sans conséquence? Philippe Zafar se lance dans une enquête qui va vite prendre une dimension à laquelle rien ne l'avait préparé. 
On retrouve dans ce roman d’aventures, déployé sur un siècle et trois continents – de l’Amérique du Nord aux tropiques –, l’écriture vive et talentueuse de François Garde dont le précédent livre, Ce qu’il advint du sauvage blanc, a été récompensé par huit prix littéraires, parmi lesquels le prix Goncourt du premier roman.



samedi 11 mai 2013

Bernard Gheur, le lauréat des lycéens belges

Mercredi, Bernard Gheur a reçu le Grand Prix des Lycéens ainsi que, lors d'une cérémonie où les récompenses étaient multiples, le Prix des délégués et le Prix Tempête. Ne me demandez pas comment ça fonctionne, je l'ignore. Mais l'occasion est belle de saluer l'écrivain et son roman, Les étoiles de l'aube.
Journaliste d’occasion, Ralph Demy, bibliothécaire, y est chargé de collecter, auprès des lecteurs d’un quotidien liégeois, leurs souvenirs de la Libération. Les évocations sont émouvantes. L’une d’elles le lance sur la piste d’un secret longtemps préservé. Bernard Gheur fait mine de retourner dans le passé pour accomplir un devoir de mémoire. Puis le romancier sensible aux ombres de l’existence reprend la main. Il tire sur des fils d’abord ténus, les renforce, redessine la trame des existences. Si bien que quelques destins forment des carrefours, ouvrent des possibilités inattendues et finissent par ajouter le suspense à l’émotion, sans que celle-ci ne faiblisse jamais.
J'ai profité de l'occasion pour lui poser quelques questions, auxquelles il a aimablement pris le temps de me répondre hier soir.

Y a-t-il un plaisir particulier à recevoir, après le prix Marcel Thiry pour le même livre, un prix attribué par des jeunes lecteurs?
Un plaisir particulier, oui! Une grande joie. Auprès des adolescents, je me sens chez moi. Ce prix des lycéens m'a permis, dans un premier temps, de faire une "tournée" dans des écoles secondaires, aux quatre coins de la Belgique francophone. Cela meublait le plus agréablement du monde l'agenda  d'un journaliste retraité, comme moi. J'ai beaucoup aimé chacun de mes rendez-vous avec de jeunes lecteurs et lectrices des Etoiles de l'aube. Je n'oublie  pas leur regard sympathique et curieux, leurs questions souvent très originales et pertinentes.  A chaque fois, un bain de jouvence! Ils ont trouvé une très jolie formulation pour l'un des trois prix qu'ils m'ont été décerné le 8 mai (mon "jour V"): prix "Tempête" du roman qui fait chavirer les cœurs  J'adore! 2.200 élèves de classes terminales ont participé au vote. Ce sont les jurés les plus intègres et les plus intransigeants.
Les étoiles de l’aube est, me semble-t-il, le roman des réconciliations. Le journaliste et le romancier travaillent main dans la main, fondus dans un seul personnage. Le passé et le présent nouent des liens à travers les générations. Et les circonstances de ta naissance éveillent de lointains échos à notre époque. Était ce ton ambition en écrivant ce livre?
Oui. Réconciliations est le mot-clé de cette histoire. Des personnages appartenant à cinq générations différentes interviennent dans ce récit. Le journaliste-romancier Ralph Demy, qui fait office de narrateur, est un peu mon double. Il est sans cesse présent, tout en se livrant peu.  Il s'intéresse aux souvenirs d'autrui. C'est un "moissonneur de souvenirs". Par ailleurs, deux histoires d'amour intergénérationnelles - totalement chastes - habitent le récit:  celle du journaliste Ralph Demy et d'une lycéenne de seize ans; celle aussi d'un garçon de onze ans,  le petit Guy Moutier qui, pour la première fois de sa vie, est ébloui par la grâce féminine sans trop savoir ce qui lui arrive. Son cœur bat, mystérieusement, pour une jeune fille, Jeanne Rivière, sa belle cheftaine de dix-huit ans, lors du printemps 1944.  
As-tu vraiment effectué un travail de recherche pour écrire Les étoiles de l’aube, ou bien es-tu parti de quelques images pour tisser ta toile et y prendre tes personnages ?
Tout est vrai. Tout est tiré de témoignages que j'avais récoltés, comme journaliste, en 2004,  pour le 60e anniversaire de la Libération.  En temps de guerre, le quotidien est toujours extraordinaire, les choses de la  vie sont plus incroyables que n'importe quelle fiction. Sur cette toile de fond authentique, j'ai placé mes protagonistes: l'aviateur américain, la belle résistante, la jolie rousse de seize ans, jeune fille d'aujourd'hui... Ces personnages principaux sont imaginaires, mais quand même inspirés de ce qui m'a été rapporté.      
Tu t’es remis à publier avec une plus grande régularité. Es-tu occupé à écrire un nouveau livre?
Question embarrassante! J'ai pris du retard... Mon prochain roman est encore à l'état embryonnaire. J'ai envie de revenir - encore et toujours ! - à des histoires de guerre. Peut-être un roman centré cette fois sur le printemps 1945, avec la découverte de l'horreur des camps nazis.

vendredi 10 mai 2013

William Boyd dans le confort douteux de l'ombre


William Boyd sera l'auteur du prochain James Bond – un roman, pas un scénario. L’information pousse à lire L’attente de l’aube à la lumière de ce que devrait être le livre à venir. Les scènes spectaculaires y auront à coup sûr leur place, et comment Boyd se débrouille-t-il avec celles-ci ? Pas mal du tout, en fait, même si elles sont, dans la nuit qui précède l’aube, moins en évidence. En refermant le livre, on garde à l’esprit quelques pages dignes d’un film d’action. Une fusillade dans les tranchées, avec fusées lumineuses et héros désorienté, ferait belle impression à l’écran. Comme une séance de torture inspirée d’un incident mineur survenu à Lysander Rief, le héros en question, chez un dentiste. Ou la vision nocturne d’un bombardement de Londres par un zeppelin, dans le quartier des théâtres. Cela a de l’allure.
Il ne s’agit pourtant que de décors provisoires, ajoutés le temps de ces scènes au contexte dans lequel évolue Lysander de 1913 à 1915, entre Vienne, Londres et Genève. Celui d’une guerre dont le déroulement visible, sur le terrain des combats, se double de manœuvres plus secrètes qui influenceront le terrain. L’espionnage est le monde dans lequel évoluera Lysander. Comédien, il l’était sur scène avant de partir à Vienne, il le sera à nouveau de retour à la vie civile. Mais le rôle de sa vie restera celui qu’il a obtenu pour payer ses dettes à l’Etat britannique. Il s’était en effet mis en fâcheuse posture à Vienne, et le tirer d’affaire représentait un investissement considérable. Un excellent investissement, aussi, comme on le verra dans le déroulement de cet aspect du récit.
Il y a un autre aspect, plus personnel, probablement le plus important pour William Boyd. Le théâtre et la guerre n’y sont que des hasards. Pas Vienne. Si Lysander se trouve dans cette ville en 1913, c’est pour se placer dans la zone d’influence de Freud, qu’il n’ose cependant pas consulter pour le problème qui le préoccupe. Il confiera ses soucis au Dr Bensimon, psychanalyste lui aussi, et qui parle anglais – avec un accent du Yorkshire ou du Lancashire. Lysander souffre d’anorgasmie, puisque c’est le terme qu’utilisera le psychanalyste pour nommer son impossibilité à atteindre l’orgasme lors de l’acte sexuel. Un cas intéressant, note le Dr Bensimon…
Vienne guérit Lysander. Quand à savoir s’il est guéri par la psychanalyse ou par Hettie Bull, artiste assez directe dans son approche des hommes qui lui plaisent, c’est une autre histoire. Qui pourrait être la clé de L’attente de l’aube. Car tout ce qui suivra prendra son sens, plutôt que par une grille de lecture jamesbondienne, par les questions que se pose sans cesse le personnage principal sur ses rapports avec les femmes.
Au premier rang de ces femmes, la mère de Lysander, pour des raisons en apparence assez éloignées du classique complexe d’Œdipe. Hettie, déjà citée, lui prouve que ses ennuis sont derrière lui. Florence Duchesne tente de le tuer. Elles sont toutes les trois liées à l’affaire d’espionnage que Lysander tente de démêler, au contraire de Blanche, actrice quittée puis retrouvée… Le fleuve du sexe n’est pas vraiment tranquille, mais il roule dans ses eaux un personnage qu’il finit par mettre à nu, grâce à des investigations autobiographiques écrites à l’invitation du Dr Bensimon.
Ample et riche, le dernier roman de William Boyd est aussi un régal.

jeudi 9 mai 2013

Entre le paradis et l’enfer, du côté de l’acier, Silvia Avallone


Premier roman de Silvia Avallone, D’acier a fait en Italie un bruit considérable, qui a gagné depuis les territoires francophones. A juste titre. La romancière empoigne avec force des personnages qu’elle secoue jusqu’à ce qu’ils demandent grâce, dans un décor situé à mi-chemin entre le paradis et l’enfer.
Le paradis est visible mais inaccessible : l’île d’Elbe, autrefois Ilva, repaire de touristes fortunés, est un rêve pour les habitants de la côte, à dix kilomètres. Les habitants de Piombino n’ont guère les moyens de s’offrir ce genre de villégiature. La plupart de ceux qui travaillent vivent en enfer, dans une aciérie où règnent la chaleur et le bruit. Ils habitent, avec les autres protagonistes du livre, les barres d’immeubles de la via Stalingrado – tout un programme. Avec vue sur la mer et sa misérable plage.
Sur cette plage se pavane pourtant toute la jeunesse de la ville, et parmi elle deux jeunes filles aussi belles que délurées. Anna et Francesca attirent tous les regards, envieux ou même jaloux chez les femmes, admiratifs ou concupiscents, parfois les deux, chez les hommes. Elles brillent dans la grisaille comme des princesses prêtes à régner pour longtemps. Elles sont prêtes aux sensations fortes que leur proposent les garçons, au risque de se brûler. Au risque aussi de déclencher la colère des pères.
La première scène, d’ailleurs, montre Enrico, le père de Francesca, occupé à l’espionner aux jumelles, de son balcon. « Francesca trottinait avec sa copine Anna sur le sable mouillé, elles se poursuivaient, se touchaient, s’attrapaient par les cheveux, et lui, là-haut, figé, il transpirait, son cigare toscan à la main. » Sur bien des plans, Enrico est un personnage ambigu, qui semble protéger sa fille pour mieux l’emprisonner. Et qui n’hésite pas à cogner.
La violence des hommes est une composante de l’atmosphère qu’elle empuantit autant que les égouts déversant les déchets sur la plage. Le monde est hostile et offre peu d’espérance. Le père d’Anna a beau tenter de monter des coups qui le rendront riche et lui permettront de revenir les bras pleins de cadeaux, les choses ne fonctionnent jamais comme prévu.
Quant aux femmes adultes, leur espoir s’est enfui depuis longtemps, même si la mère d’Anna se tient droite devant l’adversité et croit encore aux vertus de la gauche. Celle de Francesca, en revanche, a renoncé même à faire semblant.
Les deux adolescentes traversent tout cela, et ce qui arrive à leurs autres proches, comme si rien ne pouvait les atteindre. Minijupes et talons hauts, seins et culs cambrés, elles jouent avec leur beauté précoce sans rien offrir de leurs sentiments. Car elles partagent tout, elles sont destinées à vivre ensemble, à s’accorder et à s’aimer. Bien sûr, un beau mâle viril perturbera leur harmonie parfaite, la scène de jalousie engendrera une parodie d’amitié – avec une fille laide, histoire de se réconforter et de faire comme si rien n’avait d’importance.
D’acier, sous un titre qui aurait pu être de Zola, est un roman plus nuancé que pourraient le laisser croire ses lignes de force dessinées ci-dessus. Certaines scènes sont des moments de pur bonheur, d’autant plus touchants qu’ils surgissent sans prévenir au milieu d’orages. Silvia Avallone cultive le contraste avec un goût très sûr, jusque dans les détails : Anna est aussi brune que Francesca est blonde. Ces deux-là, si présentes, n’empêchent pas de traquer ailleurs les coins d’ombre et les éclats de lumière.


mercredi 8 mai 2013

Patrick Modiano en long et en large

Plus de mille pages de Modiano, c'est le cadeau de la semaine. Dix Romans groupés dans un seul volume, qu'il a choisis lui-même, avec un texte de présentation et des illustrations. Tout savoir sur Patrick Modiano, alors que l'écrivain est, dans ses livres, un amateur de puzzles où manquent des pièces qu'il cherche dans le brouillard? C'est un leurre, bien sûr. Mais il est tellement agréable de se perdre dans les labyrinthes de sa mémoire en partie inventée...
J'ai rencontré longuement Patrick Modiano à deux reprises: en 1990, quand sortait Voyage de noces, et deux ans plus tard, pour Un cirque passe. Soit pour deux ouvrages qui ne se retrouvent pas ici...
C'est le premier de ces deux entretiens que je vous propose ici. Il n'est pas hors sujet: il s'agit bien du même écrivain, avec ses célèbres hésitations, qui vous poussent parfois à finir les phrases à sa place, et toutes les apparences d'une timidité presque maladive. Si bien traduite par les mots qu'on en viendrait presque à en faire une qualité...


Dans tous vos romans, on trouve ce qu'on appelle chez Françoise Sagan une «petite musique» bien particulière. C'est la vôtre, bien entendu, mais tout aussi reconnaissable. En êtes-vous conscient?
On n'a malheureusement qu'un registre à sa disposition. C'est comme dans la vie: on ne peut pas changer de voix, ni de couleur d'yeux. Evidemment, on est un peu condamné à écrire toujours la même chose. Mais il faut essayer d'approfondir. Cela donne une impression de monotonie, pas de monotonie, non, mais pas de registre, toujours le même, et on parle de musique, ou de petite musique...
Il n'y a pas que l'écriture, il y a aussi un univers de personnages marginaux dans un monde parfois étrange. Comment avez-vous construit ce monde?
C'est difficile à dire. Ça tient peut-être à des choses qui m'ont frappées dans l'enfance. Les choses vous marquent, dans cette période, et tout cela transparaît ensuite dans les livres de nombreux romanciers. Quand j'ai commencé à écrire, la période de l'occupation frappait particulièrement, parce que je fais partie de ces gens qui sont nés juste...
Après?
Juste après, et j'ai toujours eu l'impression d'être un produit de cette époque. S'il n'y avait pas eu, à Paris, cette période un peu bizarre, mes parents ne se seraient jamais rencontrés. Les romanciers sont des gens qui, sans s'en rendre compte, sont très liés à l'air du temps, à la sensibilité du temps.
Vos personnages ont aussi la particularité d'être situés en marge de la société, même physiquement: il y a eu Les Boulevards de ceinture, et dans Voyage de noces, votre dernier roman, le personnage principal fuit vers la périphérie...
Julien Gracq explique quelque part que la littérature décrit, depuis quelques décennies, des gens qui ne sont pas en harmonie avec le monde. Il prenait des exemples, de Beckett à Camus. C'est une littérature de marginaux, mal à l'aise, avec des problèmes d'identité. On est prisonnier de son époque. Si j'avais pu choisir, j'aurais peut-être préféré faire une littérature plus... je ne dirais pas positive, mais dans un univers plus harmonieux où les gens sont en harmonie avec la nature, comme dans certains livres que j'aime...
Ces incertitudes sont-elles aussi les vôtres?
Oui, ce sont mes incertitudes, mais c'est un climat plus général, que je retrouve souvent chez des cinéastes ou des écrivains de ma génération. On n'est pas seul à éprouver ce genre de chose, et on est un peu condamné à une littérature où les gens recherchent leur identité.
Ici, le personnage principal se penche aussi sur l'énigme de l'identité d'Ingrid, cette femme qu'il a rencontrée autrefois...
Oui, mais il est en rupture avec sa propre vie...
Tout en se disant: je m'enfuis, mais ma femme le saura et elle couvrira ma fuite. Donc, il lui reste un point d'attache!
Oui, c'est compliqué. Sa lassitude de son métier le conduit à se réfugier dans des quartiers périphériques de Paris. A ce moment-là, tout devient étrange, il est un peu son propre fantôme. Et il repense à cette rencontre qu'il avait faite quand il avait vingt ans. Comme il est un semi-clochard dans la périphérie de Paris, il va essayer de reconstituer le parcours de ce couple. Ils avaient vingt ans de plus que lui...
Et ils s'étaient cachés, eux aussi, mais pendant la guerre... Mais ils ont continué à vivre comme s'ils devaient encore se cacher.
C'est ça qui l'a frappé, l'attitude étrange de ces gens qui sont ses aînés. Alors il s'intéresse à cette femme.
Il est fasciné par Rigaud, le mari d'Ingrid, aussi. D'une certaine manière, ne s'identifie-t-il pas à lui?
Oui, il s'identifie à Rigaud et même au couple, parce qu'il s'aperçoit qu'il en arrive à l'âge qu'avaient ces gens quand il les a rencontrés et il se rend compte qu'il a les mêmes réactions qu'eux. Malgré la distance des années, il y a une sorte de répétition. Il met ses pieds dans leurs traces et il finit par s'identifier à eux parce qu'il arrive à avoir le même âge qu'eux.
Le temps qui passe est quelque chose de très important pour vous, vous accordez une attention toute particulière à la chronologie. Vous parliez de votre biographie, de votre naissance après la guerre. Ici, ce sont des âges qui se rejoignent. Tout est très daté. Le passage du temps est-il donc à l'origine de tout?
Chaque fois que j'écris un roman, je ne peux pas m'empêcher de penser que tout est axé sur le temps. Même dans la manière de construire le livre... Mais peut-être que le terme «construire» n'est pas...
Quand vous écrivez, avez-vous une conscience très claire du temps qui s'écoule dans le roman?
Oui, j'en ai une conscience très précise. Mais il n'y a aucune volonté artificielle de construire. Inconsciemment, je ne peux pas faire autrement que mêler différentes époques qui se superposent. Et en même temps, j'essaie de donner une impression de fluidité, pour que le lecteur ne risque pas de décrocher...
Dans vos romans, et encore dans Voyage de noces, on trouve souvent une enquête. Etes-vous un amateur de romans policiers? Auriez-vous voulu en écrire?
Oui, j'ai toujours eu la nostalgie d'écrire des romans policiers. D'une part, j'aime bien qu'il y ait une recherche dans mes livres. Et d'autre part, ce qui me plaît dans le roman policier, c'est l'idée d'en écrire régulièrement, tous les ans. J'ai beaucoup de sympathie pour les auteurs de romans policiers, comme Chandler ou Hammett. C'est pour ça que je rêvais d'écrire dans la «Série noire». Mais les choses ont évolué, peut-être que la grande époque de la «Série noire» se situait dans les années quarante et cinquante. Et c'est à ce moment-là, évidemment, que j'aurais...
Une fois de plus, vous êtes né trop tard!
Oui, c'était trop tard...
Mais vous publiez quand même presque chaque année, comme un auteur de romans policiers. Avez-vous l'impression d'exercer le même artisanat?
C'est un peu le hasard... Je me pose cette question parce qu'il est difficile, hors du roman policier ou du feuilleton, d'écrire régulièrement. On risque de se répéter, de tomber dans le procédé. Et quelquefois, il faut arrêter d'écrire pendant un certain temps. Quand on est plus jeune, on ne s'en rend pas compte, mais quand les années passent on s'aperçoit qu'il y a une contradiction entre la nécessité d'écrire, d'avoir un univers, et puis ce qui est quand même un métier comme les autres, c'est-à-dire quelque chose qui doit être régulier. Au bout d'un certain temps, ça devient un métier...
Avec des outils que vous apprenez à mieux utiliser, des choses de ce genre?
Oui, et aussi pour des raisons plus pratiques: il faut en vivre, aussi. Des écrivains comme Fitzgerald, par exemple, se sont heurtés à ce genre de contradiction: il écrivait des nouvelles pour gagner sa vie et en même temps il sacrifiait peut-être des romans qu'il aurait pu faire.
De votre côté, comment vivez-vous cette contradiction? Vous vivez de vos livres...
Oui, mais en France, c'est particulier. Dans cette activité, à partir d'un certain âge, il y a tout un côté social chez ceux qu'on appelle des hommes de lettres: ils sont à l'Académie française, ou dans des jurys littéraires...
Vous n'êtes rien de tout cela. N'êtes-vous pas un homme de lettres?
Non, mais beaucoup d'écrivains, même talentueux, deviennent en France, à partir d'un certain âge, des gens qui occupent une position, je ne dirais pas officielle, mais...
De notable?
De notable, qui n'existe peut-être qu'en France, parce que dans les pays anglo-saxons c'est différent. Alors, il arrive un moment où on se retrouve à la croisée des chemins...
Et vous y arrivez, non?
Oui, évidemment, j'y suis arrivé. A mon âge, la plupart des écrivains français sont dans une carrière comparable à la carrière diplomatique. Quand on se sent mal à l'aise dans ce genre de chose, on ne sait pas très bien, on est un peu anxieux...
Ne fréquentez-vous pas les autres écrivains?
Non, mais cela tient aussi aux gens de ma génération. Maintenant, c'est différent mais, quand j'ai commencé à écrire, la littérature était pour eux quelque chose qui ne comptait pas tellement. Ils s'intéressaient plutôt à des problèmes politiques, aux sciences humaines... Au début, je me suis senti en porte-à-faux, parce que j'avais l'impression, quand j'écrivais, d'exercer, par rapport aux gens de ma génération, une activité un peu désuète...
Marginale, encore!
Marginale, oui. Et puis les années ont passé, et il n'y a jamais eu ces rencontres, ces débats qui existaient dans les années trente, par exemple entre les surréalistes. C'est aussi parce que l'époque a changé et que l'édition est devenue beaucoup moins artisanale qu'elle ne l'était dans les années trente.
Cela vous a-t-il manqué ou bien êtes-vous plutôt satisfait d'avoir évité les aspects parfois pesants de la «vie littéraire»?
Il est vrai qu'il y avait un côté pesant, le côté social, les salons littéraires, tout ça, mais quelquefois je regrette les amitiés littéraires, des amitiés d'hommes qui allaient au-delà de la littérature. Maintenant, les gens qui écrivent sont plus isolés.
Vous venez de publier un roman. Etes-vous déjà ailleurs, dans un autre projet, ou bien accompagnez-vous le livre jusqu'après sa parution?
Une fois qu'on a fini un livre, on pense déjà à autre chose. Mais il y a un moment où on doute de soi: quand le livre paraît, parce qu'il n'existe que par le regard des autres. Et on est un peu désarçonné par ce que les autres vont y trouver. On est resté confiné dans la solitude de l'écriture et c'est comme si on se trouvait brutalement projeté en pleine lumière après avoir été enfermé dans une chambre noire. Et on est intimidé pour le livre suivant, parce qu'on a peur de se répéter...
Doutez-vous beaucoup de vous?
Oui. Bizarrement, quand j'étais plus jeune, je me disais qu'à partir d'un certain âge on devait trouver une sorte d'apaisement, à force de publier. Je pensais qu'il arrivait un moment où on n'avait plus envie d'écrire, parce qu'on avait l'impression d'avoir...
... fait le tour de tout ce qu'on avait à dire?
Fait le tour de tout ce qu'on avait à dire, et je pensais qu'on devait éprouver un certain soulagement d'être délivré de ça. Mais je m'aperçois d'un autre problème: au fur et à mesure qu'on écrit des livres, on a le sentiment de ne pas avoir écrit vraiment celui qu'on avait envie d'écrire, alors on croit toujours que ce sera le prochain. C'est une insatisfaction perpétuelle, et on déblaie le terrain pour le prochain livre. Mais on repousse toujours l'aboutissement. C'est pour cela que j'ai toujours été frappé par les écrivains qui arrêtaient d'écrire...
Comme s'ils étaient, eux, arrivés à l'aboutissement de leur oeuvre?
Oui, mais c'est sans doute une illusion, parce qu'ils devaient être plus angoissés encore que s'ils avaient continué à écrire. On s'imagine toujours que les choses sont plus simples qu'elles le sont en réalité...

lundi 6 mai 2013

A lire cette semaine : Fitzgerald, Modiano, Amis et Pirotte

Des entretiens, une collection de romans, un roman seul et de la poésie. Le menu est varié, et les éditeurs sont à la présentation de ces ouvrages disponibles cette semaine dans toutes les bonnes librairies - leur acquisition se fait sans prescription.

Francis Scott Fitzgerald, Des livres et une Rolls
Des livres et une Rolls est l'ultime recueil d'inédits de Scott Fitzgerald en France. Ce choix d'interviews données par Fitzgerald à ses flamboyants débuts – sa carrière avançant et les échecs commerciaux croissant, on l'interviewe de moins en moins – montre un jeune homme dont la beauté et l'affabilité charment les journalistes. Sérieux et moqueur à la fois, espiègle et brillant, il répond (quelquefois en compagnie de Zelda) avec esprit aux questions littéraires, intimes et parfois politiques des journalistes qui se pressent à la porte de celui qui passe alors pour un jeune prodige. L'inventeur des flappers et le découvreur de l'«âge du jazz» brille ici de toute son intelligence et de toute sa gaieté. «Des livres et une Rolls»? C'est ce qu'il voudrait s'offrir avec l'argent qu'il va gagner.
Comme le dit Charles Dantzig dans sa préface, il fait là ses «débuts dans l'étourderie», contribuant à «laisser s'établir une légende, en partie par roublardise, peut-être (toute publicité est une bonne publicité), en partie par indifférence (seuls mes livres m'intéressent)». Écoutons la voix si séduisante de l'auteur de Gatsby.

Patrick Modiano, Romans

«Ces "romans" réunis pour la première fois forment un seul ouvrage et ils sont l'épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil. 
Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient suggérer que tous ces "romans" sont une sorte d'autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire. Les photos mêmes de mes parents sont devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et mes filles sont réels. 
Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l'album, en noir et blanc? J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique.» 
Patrick Modiano.
Ce volume contient: Villa triste - Livret de famille - Rue des boutiques obscures - Remise de peine - Chien de printemps - Dora Bruder - Accident nocturne - Un pedigree - Dans le café de la jeunesse perdue - L'horizon

Lionel Asbo vient d’une banlieue où les garçons prennent le chemin de la prison plus souvent que celui de l’école, et où le pitbull est le meilleur ami de l’homme. Après avoir longtemps œuvré dans le recouvrement de dettes par tous les moyens, il gagne un jour la modique somme de cent quarante millions de livres sterling à la loterie, ce qui lui permet de fréquenter enfin les héros de l’Angleterre contemporaine, les stars de la téléréalité comme celles du monde du football, et lui vaudra l’admiration éperdue de son neveu Desmond, jeune homme sentimental et brillant. Si ce dernier réussit à s’extraire de son milieu, il ne perdra jamais de vue les frasques de son oncle, chroniquées par le menu dans les tabloïds anglais, tout en redoutant qu’il ne découvre la faute impardonnable qu’il a commise au temps de son adolescence. 
Martin Amis nous offre un portrait au vitriol de l’Angleterre d’aujourd’hui. Ce roman ravageur et terriblement drôle démontre une nouvelle fois la virtuosité verbale de son auteur. Son talent de satiriste et sa capacité à dépeindre l’Angleterre avec tous ses travers sont éclatants.

Jean-Claude Pirotte, Vaine pâture
Jean-Claude Pirotte est l'auteur d'une cinquantaine de livres, qu’il a parfois lui-même illustrés. Les critiques ont salué sa poésie du quotidien sensible et inspirée, à la tendresse parfois gouailleuse, mais aussi la magie de sa langue au parfum subtil de jadis qui par sa simplicité et sa gravité soudaine est incontestablement très moderne, car d'une haute liberté.
Avec Vaine pâture, c’est une poésie intime que Jean-Claude Pirotte nous livre, mais sans pathos, sans repli vaniteux sur lui-même. Il détient comme naturellement le secret de la grande poésie populaire anonyme, celui d’un lyrisme à la fois universel et personnel, immémorial et toujours neuf.
En 2012, Jean-Claude Pirotte a reçu le Grand Prix de Poésie de l’Académie française ainsi que le Prix Goncourt de la Poésie (rebaptisé Prix Robert Sabatier) pour l’ensemble de son œuvre.

dimanche 5 mai 2013

« Filière malgache » dans L'Hebdo de Madagascar


Un polar de Pierre Maury sur nos terres

Comment un vazaha découvre-t-il Madagascar ? Chacun à sa manière, peut-on dire avec assez de flou dans la réponse pour ne pas prendre le risque de se tromper. Ou de généraliser, autre erreur fréquente. Voici Xavier, un de ces vazaha, personnage imaginé par un autre vazaha, puisqu’il s’agit d’un roman policier écrit par un journaliste belge présent dans le paysage culturel malgache depuis une quinzaine d’années.
Filière malgache, un livre de Pierre Maury paru aux Editions No Comment, met en scène un autre journaliste. Xavier serait-il donc un double de l’auteur, ainsi que l’idée, inévitable, traverse l’esprit ? Chaque lecteur émettra son hypothèse après avoir refermé l’ouvrage. Nous ne nous y hasarderons pas, après l’explication que nous a donnée le romancier.
« Je crois que Xavier est, au fond, beaucoup plus naïf, encore plus naïf que je ne l’étais en arrivant à Madagascar pour la première fois. Comme lui, je ne savais pas grand-chose du pays et je ne m’intéressais qu’au sujet du reportage pour lequel j’étais venu en 1997 : les Jeux de la Francophonie. J’étais d’ailleurs bien loin de penser à l’exploitation humaine qui motive le voyage de Xavier. Sport et culture, voilà ce qu’était mon quotidien pendant une quinzaine de jours. Mais j’avais, dans les années précédentes, passé un peu de temps en Afrique, au Rwanda et au Bénin, ce qui me donnait malgré tout des points de repère et une envie de comparer les pays. Ce que Xavier ne possède pas nécessairement. Et puis, surtout, contrairement à lui, qui ne fait que passer en 2000, je suis resté… »
Envoyé par son rédacteur en chef à Madagascar, Xavier a préparé son séjour comme un professionnel, en grand reporter consciencieux. Il a noué des contacts depuis l’Europe et sa première journée se passe donc en longues conversations au terme desquelles il espère dégrossir le terrain sur lequel il se trouve – une terre inconnue. Assez naturellement, les premières personnes rencontrées sont d’autres vazaha, qui vivent là depuis un certain temps. Deux d’entre eux ont la bonne idée de lui dire : il faudra surtout parler avec des Malgaches, même s’ils sont prêts à l’aider. Le troisième, en revanche, celui qui réside à Madagascar depuis moins de temps que les autres, prétend tout savoir du pays et de ses habitants.
« Heureusement pour lui et son enquête », explique Pierre Maury, « Xavier comprend vite qu’il ne tirera rien de ce dernier et choisit plutôt de suivre les conseils des deux autres. Bien que rien ne l’ait préparé au grand écart qu’il s’apprête, sans le savoir, à faire. »

Hasard

Dans la suite du roman, le hasard semble jouer un grand rôle. Mais un hasard malgré tout conditionné par une envie de quitter les sentiers battus, de s’écarter des lieux où se rassemblent les vazaha et de participer, autant qu’il est possible de le faire en peu de temps, à la vie des Malgaches. Non plus donc à la manière d’un touriste mais comme quelqu’un qui cherche à s’immerger dans l’inconnu sans prétendre apporter des réponses à toutes les questions qu’il se pose.
Et son enquête, dans tout ça ? Il y pense, il y pense… Bien qu’en réalité, il se laisse surtout porter par les événements en se disant qu’il lui arrivera bien quelque chose pour lui offrir quelques éléments. Curieuse méthode, non ? L’auteur ne dit pas vraiment le contraire.
« Oui, sans doute. Je n’ai pas voulu faire de Xavier un modèle de journaliste. D’une part, il a des faiblesses bien humaines – bien masculines aussi, comme on le découvrira. D’autre part, il n’a pas vraiment envie d’être là. Je l’imagine comme un homme qui se trouvait installé confortablement derrière son bureau, dans le calme relatif d’une rédaction où il côtoyait ses collègues. Bien entendu, je ne raconte pas tout ce que fut sa vie avant d’arriver à Madagascar. Je ne la connais d’ailleurs pas exactement moi-même. Une chose est certaine en tout cas : il a été lancé d’un coup dans le grand bain – le grand reportage – et il sait à peine nager… »

Intrigue

D’autres rencontres, plus malgaches et surtout plus féminines, le placeront malgré lui sur la voie de ce qu’il cherchait. Mais il n’avait jamais imaginé qu’il s’approcherait si près de dangers bien réels, et moins encore qu’il deviendrait un acteur d’une intrigue dans laquelle sa présence se révèle souvent inopportune. Forcément : il est maladroit et débarque avec ses gros sabots dans une affaire sur laquelle les autorités locales, dont il avait sous-estimé le savoir-faire (bien un comportement de vazaha, ça !), travaillaient depuis longtemps.
L’intérêt de Filière malgache est double.
D’abord, il s’agit d’un polar bien ficelé, avec les ingrédients habituels du genre mais transposés dans un pays que peu d’écrivains ont choisi pour cadre dans ce domaine. Le roman noir amène, comme il se doit, une certaine brutalité dans les événements, une certaine crudité aussi. Pierre Maury a dû en lire pas mal et démonter les mécanismes à l’œuvre dans cette littérature, car il utilise au mieux les ressources du suspens et de l’opacité de certains personnages qui ne sont pas toujours ce qu’ils disent être.
Ensuite, Madagascar y est présenté sous un jour inhabituel. On devine que l’auteur, en plaçant son héros sur des pistes peu fréquentées, a cherché un éclairage très éloigné de celui des cartes postales. Son pays malgache, ou du moins la partie qu’en découvre Xavier, est rude, violent. Quelques protagonistes sans foi ni loi y sèment la terreur. Pourtant, malgré cette atmosphère tendue et sombre, une vraie tendresse se glisse entre les lignes, envers le pays autant qu’envers ses habitants. Et cela peut être mis au crédit du personnage principal.
Ajoutons, pour finir, le plaisir que procure une écriture vive à travers laquelle le lecteur a l’impression de vivre les rebondissements sur les lieux mêmes où ils se déroulent. Après tout, c’était le moins qu’on pouvait attendre de Pierre Maury dont le métier est d’écrire. Comme journaliste, certes, plutôt que comme romancier. Mais sa première incursion sur le terrain du polar est une belle réussite.
Eric Ranjalahy

Pierre Maury. Filière malgache. Editions No Comment, 232 pages, 30.000 Ariary ou 13 €.

Oui, un peu d'auto-promotion...

vendredi 3 mai 2013

Siri Hustvedt, une saison complice entre femmes


Mia a connu la folie. Plus exactement une « crise psychotique », aussi appelée « bouffée délirante ». Elle a visité les marges de la raison, où elle aurait pu sombrer après le départ de Boris, son scientifique de mari. Il ne l’a pas vraiment quittée, il a prononcé le mot « pause ». Ouais… « La Pause était française, elle avait des cheveux châtains plats mais brillants, des seins éloquents qui étaient authentiques, pas fabriqués, d’étroites lunettes rectangulaires et une belle intelligence. Elle était jeune, bien entendu, de vingt ans plus jeune que moi, et j’ai dans l’idée que Boris avait convoité quelque temps sa collègue avant de donner l’assaut à ses régions éloquentes. »
Remise sur pied, Mia, poétesse auréolée d’un prix littéraire mineur, est engagée dans un atelier d’écriture suivi par sept adolescentes occupées à tester leurs capacités de séduction ou à effacer leur part féminine, à mener entre elles une furieuse compétition ou à nouer de passagères amitiés. Mia s’est aussi rapprochée de sa mère et de ses amies, dans un établissement pour personnes âgées où on ne s’attend pas à trouver autant de vie. Une voisine et sa petite fille complètent l’environnement d’Un été sans les hommes, vécu par contrainte – le choix de Boris – mais finalement pas si malheureux.
Bien sûr, certains moments restent douloureux. Mais le nouveau roman de Siri Hustvedt est l’histoire d’une cicatrisation réussie, pendant laquelle Mia devient plus forte qu’elle l’était. Elle trouve en elle et dans la proximité d’autres femmes, qu’elles soient en devenir comme ses élèves ou que leur espérance de vie soit réduite comme sa mère, assez d’arguments pour se reconstruire et montrer à sa fille Daisy ainsi qu’à sa sœur Bea un visage rassurant.
L’héroïne peste souvent contre la place réservée aux hommes dans la société, l’espèce de supériorité « naturelle » dont ils jouent comme d’un argument définitif. La différence se manifeste jusque dans les habitudes de lecture : « Si un homme ouvre un roman, il aime avoir sur la couverture un nom masculin ; cela a quelque chose de rassurant. On ne sait jamais ce qui pourrait arriver à cet appareil génital externe si l’on s’immergeait dans des faits et gestes imaginaires concoctés par quelqu’un qui a le sien à l’intérieur. »
En revanche, quand il s’agit d’écriture, la narratrice refuse l’idée d’une écriture féminine, malgré ses propos féministes : « Moi, votre narratrice personnelle privée, je pourrais porter un masque, un pseudonyme. »
Ce n’est là qu’une des manières dont Siri Hustvedt installe la complicité avec les lecteurs. Au milieu du roman, il s’agit de les embrasser pour les remercier d’être encore là. A la fin, de déclarer qu’ils sont des amis. Cette familiarité l’autorise à donner son opinion sur quelques codes du récit : « La chronologie est parfois surestimée en tant que procédé narratif. »
Tout cela donne à un sujet pathétique, la femme larguée, l’allure d’une belle fête.

jeudi 2 mai 2013

Viviane Forrester, avant «L'horreur économique»

On vient d'apprendre le décès de Viviane Forrester, à l'âge de 87 ans. Elle est devenue célèbre grâce à un essai, L'horreur économique. Paru en 1996, ce livre a été, en fait son seul succès. Mais elle a écrit beaucoup. Je m'arrête sur un livre antérieur - malheureusement épuisé, malgré ses qualités: Ce soir, après la guerre. Je l'avais rencontrée lors de sa parution, en 1992.


Viviane Forrester a longtemps gardé pour elle ses souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. Malgré tout ce qu'elle avait vécu, mais qu'elle ne devait pas, d'une certaine manière, se sentir autorisée à communiquer à n'importe qui. Pour qu'ils lui reviennent dans Ce soir, après la guerre, il a bien fallu qu'un climat, que des événements, qu'une succession de coïncidences la poussent à dire «je» et à retrouver, par l'écriture, ces années difficiles: elle appartenait à une famille juive, certes privilégiée par ses moyens financiers, mais néanmoins menacée. Elle n'a pas été envoyée vers les camps de la mort, mais elle aurait pu. Ce climat, non dramatisé, mais restitué dans l'incohérente vérité des moments vécus alors, Viviane Forrester s'est - enfin, pourrait-on dire - décidée à en faire le sujet d'un livre dont on peut se demander pourquoi il vient seulement maintenant, et pas beaucoup plus tôt, plus près des moments dont il parle.
«J'avais envie de ne plus écrire à propos de moi comme on le fait à travers des romans ou des essais, mais d'écrire des choses exactes, et en prenant des risques. Parce que je dis des secrets, des secrets qui en étaient même pour moi.»
C'est probablement pour cela qu'on se trouve immédiatement de plain-pied avec ce que Viviane Forrester raconte: parce qu'elle nous prend à témoin, non pas d'une aventure exemplaire, mais de choses qui ne se disent pas. Encore faudrait-il savoir pourquoi elles étaient censées ne pas se dire...
«J'avais l'impression qu'il ne nous était rien arrivé pendant la période de l'Occupation, parce que nous n'avions pas été déportés, et puis en écrivant le livre je me suis rendu compte qu'il nous était arrivé beaucoup de choses. Ce n'était pas rien, ce qui nous était arrivé, nous avions été très outragés, persécutés, insultés. Après la guerre, j'ai su ce qui aurait pu nous arriver, dont on se doutait déjà un peu pendant la guerre mais c'était très mystérieux. Il est certain que la mort ne nous aurait pas fait peur. Je paniquais à partir de choses mystérieuses, impensables...»
Il y a, malgré tout, mais le paradoxe n'est qu'apparent, des passages très drôles. Ou plutôt: ridicules. Viviane Forrester n'épargne pas ses personnages, et il ne faut pas oublier qu'elle est un des personnages, que les autres sont, pour l'essentiel, les membres de sa famille, des proches. Elle ne cache pas, là non plus, ce qu'habituellement on ne dit pas, parce que son entreprise est celle de la vérité.
«C'était ça, la vie. Et c'était d'autant plus pathétique. C'est une chose qui n'a pas beaucoup été dite. Peut-être que j'avais une famille particulièrement ridicule. Mais on n'était pas faits pour être des victimes. Chaque personne vit son unique destin, quotidiennement. Mes parents ne perdaient pas leurs privilèges, ne changeaient pas de comportement, c'est là qu'il y a un décalage. Nous n'étions pas sympathiques, c'est ce que je voulais montrer.»
Quand nous avons rencontré Viviane Forrester, il a fallu du temps pour qu'elle finisse par admettre que, peut-être, l'époque qu'elle vivait maintenant n'était pas sans rapports avec le besoin qu'elle avait éprouvé de raconter sa guerre. Elle ne le dit pas aussi clairement. Est-ce moins clair pour autant?
«Une des choses qui m'indignent beaucoup, c'est que beaucoup de gens, après la guerre, ont trouvé comme excuse qu'ils ne savaient pas qu'il y avait les chambres à gaz. C'est comme si on pouvait tout nous faire, sauf nous tuer en masse. Ce n'est pas vrai du tout, et je suis très sensible à ce qui se passe actuellement.
Quand j'ai eu l'idée d'écrire le livre, il y a trois ans, ce n'était pas aussi véhément que maintenant. Mais, véhément ou pas, le racisme est inquiétant. Pour moi, Vichy, Pétain, c'est criminel!»
Ce soir, après la guerre est un ouvrage qui ne se contente pas, on s'en doute, de rassembler des souvenirs. Il vaut autant pour ce qu'il contient que pour ses qualités d'éveilleur de la conscience, sans négliger ce qui, s'agissant d'une oeuvre d'écrivain, est peut-être l'essentiel: une écriture pointue, griffue dirons-nous presque, parce qu'elle irrite la peau et laisse des cicatrices...