Si le tango peut être une passion, l’héroïne du premier
roman de Caroline De Mulder en a fait une passion majuscule. Elle vit tango,
elle respire tango, elle boit tango, elle mange tango – quand elle mange. Après
avoir dansé dans sa robe légère, elle dort dans les milongas, là même où la
fièvre des corps a rythmé la nuit. Elle accepte ses pieds détruits, admire le
pas des meilleurs, l’allure des plus élégantes, la folie des autres qui est
aussi la sienne. La musique vrille les oreilles, le vertige s’installe. Et la
phrase suit, virgule, virgule, à petits pas, virgule, virgule encore, rupture
du point, retour de la virgule, virgule, marche en avant, marche en arrière, le
regard fixe, les mots comme écrasés par un mouvement à la fois raide et souple,
agressif et voluptueux, virgule, virgule…
Ego tango est un
livre qui se lit comme il se danse, à la limite d’une asphyxie encouragée par
les lieux enfumés où se retrouvent les membres de cette secte étrange. Ils
forment une petite communauté dans laquelle chacun observe tout le monde, mais
davantage pour estimer la qualité des danseurs que pour leur prêter des
aventures à l’extérieur du cercle. L’histoire, elle aussi, ne s’écrit qu’en
dansant. « J’étais belle, nous
dansions en murmurant sur une piste presque vide. L’histoire, ça dépendait, on
brodait à mesure. Des fois c’était un gaucho, je l’imaginais tenant son cuchillo,
d’après Ezequiel au contraire, il sifflait très nonchalant. Nous décidions, selon
la musique et les rythmes, que tel morceau était glorieux, tel sanglant ou
languissant, c’est à qui décrirait l’orage ou l’accalmie ou les grands
sentiments, ou les morts qui tombent, c’était de la rêverie faite de broc, de
clichés à tous crins et de souvenirs d’enfance, ça partait dans tous les sens,
rien d’impossible cœur vaillant nous avons failli nous aimer. »
Romancière, Caroline De Mulder en connaît un bout sur l’amour et la souffrance, sur la
jouissance et la douleur. Elle a marqué son territoire en lettres
flamboyantes, jetant toutes ses forces dans la bataille et imposant une voix
âpre, forte.
Elle réussit en outre, malgré le rythme obsessionnel de son
écriture derrière lequel tout le reste pourrait s’effacer, à faire exister des
personnages et à leur prêter les mystères de leurs vies. Ezequiel, le sombre
amant qui veut faire du cinéma. Lou, la maîtresse d’Alexis de Saint-Ours, et
peut-être sa victime. Car il s’en passe, des choses, dans les coulisses, dans
le vide de ce qui n’est pas empli par le tango. D’où vient le bleu qui marque
le coup de Lou ? Pourquoi Alexis ne se décide-t-il pas à quitter sa femme ?
Quand la narratrice trouvera-t-elle la force de dire à Ezequiel qu’elle ne
supporte pas ses manières et lui lancera-t-elle ce simple mot :
dégage !
A sa manière, Ego tango est un
tour de force, porté jusqu’aux limites de la résistance physique et mentale. On
s’y trouve toujours un peu à côté de soi, et c’est peut-être l’endroit d’où
l’angle est le meilleur pour tout voir et tout comprendre. A condition de se
laisser embarquer par la musique et de suivre à l’intuition, comme on apprend
le tango dans la confiance du (ou de la) partenaire. Cette partenaire-ci se
révèle parfaite pour nous entraîner jusqu’au bout du livre, même si on n’a
jamais mis les pieds sur une piste de danse.
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