mercredi 7 décembre 2016

14-18, Albert Londres : «Le temps est clair, le soleil gai.»



La bataille aux portes de Monastir

Monastir par Salonique, 30 novembre.
Nos batteries, toutes ensemble, font traîner leurs longs gémissements ininterrompus, piquent d’éclairs les environs, crachent et recrachent. Coupés à chaque instant par nos coups, les sifflements bulgares ne peuvent pas être suivis tout du long ; on en perd le son, puis on le reprend, puis, avant d’entendre la détonation que l’air ne nous apporte que quelques secondes plus tard, on voit la fumée sourdre de terre.
Cerna et ses marécages luisent au premier plan, la route de Prilep brisée à 5 kilomètres de la ville par une première petite gorge réapparaît et se poursuit jusqu’à la limite de l’œil. Les sommets des crêtes entourant la ville sautent sous la mitraille. Les observateurs, les bras en avant pour se donner de l’élan, puis, le dos voûté, surgissent et se précipitent dans les abris. Les fantassins creusent des tranchées.
Le temps est clair, le soleil gai ; les maisons sont à nos pieds et toute la vallée, que l’armée mit deux mois à conquérir, est sous nos regards. Le succès aide l’effort. Un autre bruit s’entend, celui du canon et si fort qu’il faut quelques instants pour s’assurer du nouveau qui vient de frapper. C’est un roulement de fusillade ; il roule cinq minutes ou dix. Le temps n’a plus de vapeurs et, tout d’un coup, vos yeux s’ouvrent d’étonnement : sur une largeur de plus de quatre cents mètres, des centaines d’hommes, arrivant du versant opposé, poussent sur la crête. Debout, courant en vague délirante d’assaut, ils descendent sur les Bulgares. Le tir ennemi, comme s’il s’était tenu prêt pour cet instant, et il s’était tenu prêt, en moins d’une minute multiplié. Les êtres vivants qui boisent la crête avancent quand même. Comment vous nommez-vous, vous tous qui agissez comme des héros de gravures héroïques ?
Ce que vous faites, c’est plus vrai que les images que l’on soumet à l’admiration du peuple. Vous êtes le dessin populaire, qui, baïonnette en avant, feu dessus et feu dessous, s’avance sur les fusils ennemis.
Une seconde vague sur la même largeur, sous les mêmes yeux, encore tout ouverts, surgit.
Enfin, comment donc vous nommez-vous ? Ils descendent.
En face d’eux, en contre-bas, à leur tour, les Bulgares se dressent hors de leurs tranchées, tout droits ; ils vont recevoir l’attaquent. C’est beau ! Ils viennent de reculer de soixante-dix kilomètres, de perdre une ville sainte, et, debout, ils nous répondent.
Dès que les premiers soldats étaient apparus sur la crête, la fusillade avait cessé de rouler. Elle ne reprend pas. Dans la furie, des obus seulement qui ne s’éparpillent plus dans un tir fou, mais frappent sur la crête aux hommes. Les hommes s’entre-choquent.
Pourquoi vous battez-vous si bien ? Avez-vous l’intention de reprendre Monastir ?
— Ah, non ! font les désintéressés prisonniers bulgares, mais c’est l’ordre.

Le Petit Journal, 6 décembre 1916.

La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire