Monastir sous le canon
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Monastir, par
Salonique, 23 novembre.
(Retardée dans la transmission.)
La fête est finie. Le premier jour, le deuxième jour, les
Allemands avaient bien envoyé quelques obus, mais cette nuit, la mort, sifflant
plus fort, se mit brusquement à frapper sur les toits. Toute rose encore de
joie, la ville est devenue pâle. Alors, Bulgares, Monastir n’était donc pas
votre cité sainte ? La population, puisque vous vous décidez à la tuer,
n’est donc pas de votre sang ? Vos maîtres d’école, qui apprennent cela à
vos enfants, sont donc tous des menteurs ?
Hier, les fleurs tombaient ; aujourd’hui, ce sont les
obus. Femmes, jeunes filles, enfants, pardonnez-nous de vous rendre ainsi vos
présents.
Les Bulgares sont arrêtés à cinq kilomètres de Monastir.
Avec les moyens de France ils seraient déjà bousculés. Nous n’avons que les
moyens de Salonique. Les armées en guerre, dans cette partie de la Macédoine,
n’avaient, jusqu’ici, que des étapes classiques : quand elles ne pouvaient
pas tenir à Monastir, elles couraient se raccrocher à 27 kilomètres, à
Topotchani ; quand elles étaient chassées de Topotchani, elles se
réfugiaient sur le sommet de la Babouna. L’ennemi, cette fois, essaye de nous
battre à la sortie de la ville. C’est que l’ennemi a reçu deux divisions de
soutien, une allemande, l’autre bulgare, venant de la Dobroudja. Va-t-il
essayer de contre-attaquer? De reprendre Monastir ? Monastir va-t-il
devenir le centre d’une nouvelle bataille ?
Ils bombardent
Ils bombardent toujours, Monastir est transie. Dans sa
longue carrière de complots, de révolution, de guerre, la ville n’avait reçu
que trois obus ; c’était en 1912. Ils avaient à peine éclaté. La victoire,
aujourd’hui, en apporte nuit et jour.
— Monsieur, que se passe-t-il ? vient dès six
heures du matin, vous dire un indigène qui vous a hébergé et vous réveille.
J’ai vu des camions qui partaient ; je sais que tel service déménage.
Est-ce que les Bulgares reviennent ? Fini, alors, de Monastir, fini – et
il fait en même temps le geste des mains qui signifie que tout sera rasé. Ils
viendront chez nous, ajoute-t-il, tout retourné ; ils nous diront :
vous avez logé deux Français, et ils brûleront les maisons. Fini de Monastir,
fini !
Vous prenez le brave homme, vous lui montrez que les camions
ne partent pas vers l’arrière, mais vers l’avant, et que si ce service
déménage, c’est pour s’installer mieux à cent mètres de là. Ah !
merci ! fait-il. Merci ! et il vous embrasserait.
Lendemains
Monastir n’est pas fini, comme le croyait l’indigène ;
ce qui l’est, ce sont les fleurs, les baisers, la joie. Cette victoire, c’est
l’image de cette guerre. Quand vous avez conquis, rien encore n’est achevé.
Quand vous avez un succès, vous n’avez pas atteint un but : vous n’avez
fait qu’une étape. Vous tenez la réussite, vous n’avez pas le temps d’y goûter.
Les fleurs se flétrissent, les baisers s’envolent, la joie se fige.
Ils bombardent ! Et ce qu’ils tuent, c’est de la
misère. Ils tueront ce petit Turc qui, tout à l’heure, s’est approché de nous
de telle façon que c’était à croire qu’il nous connaissait, en nous faisant des
signes doux, en nous prenant la main pour nous l’embrasser d’abord et la
toucher avec son front ensuite, et qui nous disait : « Bon Français,
bon Français ! » et qui prononçait un autre mot incompréhensible, et
qui ouvrait la bouche et tirait la langue toute grande. Ce qu’il disait,
c’était : « Du pain, du pain ! » Nous l’avons conduit à
l’intendance.
Ils tueront cette gamine qui s’est précipitée sur des
épluchures de pommes qu’un soldat semait dans la boue, et qui mangea
l’épluchure et la boue !
Ils tueront ces vieux hommes qui, lorsqu’ils voient de la nourriture
dans la musette d’un troupier, tâchent d’attirer son attention avec le doigt,
montrent la musette et sont si délabrés que le troupier comprend.
Ils tueront ces enfants qui sont perdus, parce qu’au dernier
moment, quand les Bulgares emmenaient leurs parents, ils jouaient dans les
autres rues.
Ils bombardent…
Ô joie des premiers jours, vous êtes morte ! Monastir
dévoile ses plaies. Elle était accourue vous attendre, recouvrant tout par un
vêtement neuf, ne voulant pas du premier coup montrer à celui qui revenait ce
que l’on avait fait d’elle pendant son absence. Mais quand la connaissance fut
renouée et que le vêtement tomba, la misère apparut.
On vit qu’elle n’avait pas de sucre et qu’on y vendait le
sel 4 fr. le kilogramme, et qu’elle mangeait du pain de son qui quoique
mou, craque sous les dents comme du gravier ; on vit qu’elle ne buvait que
de l’eau ; on vit qu’on avait pris le piano des uns, les meilleurs lits
des autres.
On vit que les familles roumaines depuis la déclaration de
guerre avaient perdu leurs mâles, que les familles serbes pour le son étaient
rationnées et que cinq docteurs grecs n’ayant pas chez eux le portrait de
Constantin avaient été envoyés en Vieille-Bulgarie méditer si Venizelos était décidément
un si grand homme.
On vit que tout ce qui constituait primitivement le confort
de la ville avait été bouleversé, que les hôtels étaient des kommandanturs ou
des granges à fourrage, que les incendies, officiellement involontaires,
avaient détruit les monuments communaux ; on vit que les lieux du culte
qui ne relevaient pas de l’exarchat bulgare avaient été, par le plus grand des
hasards, livrés à la pluie, et que pendant un an on avait été devant
l’impossibilité flagrante de trouver des tuiles pour en rapiécer les toits.
En souvenir
Ils bombardent !
Faim, froid, transes, voilà Monastir. Dans la journée, si
ces angoisses sont atténuées, c’est que les soldats français traversent la
ville et rient, s’attroupent devant sept ou huit boutiques ouvertes où ils
achètent des boîtes de cigarettes… allemandes. Ce n’est pas pour les fumer,
c’est en souvenir ; ces boîtes sont blanches, avec, d’un côté, l’aigle
impérial et l’inscription : « Deuxième armée, fabrique allemande de
cigarettes, Uskub » ; et de l’autre : « croix de fer ».
Ils en expédièrent à leurs pères comme l’odeur de leur victoire. Ils achètent
du papier à lettre et rentrent aussitôt dans une gare qui n’a rien à servir
mais qui offre ses tables, et, le dos voûté, huit à l’aise où ils pourraient
être quatre, fiers, ils écrivent :
« C’est de Monastir que je vous envoie ces mots… »
Ils jouent à la manille et on les entend dire :
« Que veux-tu que je fasse, je n’ai que des carreaux. »
À chaque obus qui tombe ils lancent : « Pan pour
le minaret ! » La population les regarde. Au contact de leur sang-froid,
elle se calme et frémit moins.
Mais c’est le soir ! Le soir à six heures, quand la
nuit s’abat, que tout est éteint, que pas une bougie n’a droit de pointer à une
fenêtre, que les rues sont vides, que l’unique passant, pour voir où il met le
pied, presse soudain contre terre sa lampe électrique, que par moments des
troupes traversent sans que l’on puisse reconnaître si ce sont des Français,
des Russes, des Italiens, et que par là-dessus, sur cette ville, la mort siffle
et écrase les toits.
Ils bombardent !
Le Petit Journal, 4 décembre 1916.
La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.
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