Il n’y a qu’à l’arrière que l’on parle de
l’offensive
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français,
25 janvier.
Certains
disent : « Les Allemands continuent à drainer leurs régiments sur
leurs lignes de rocade. Il y a ce qui vient de Russie, ce qui vient d’Italie,
ce qui vient de l’intérieur. Il y a les bonnes troupes et les mauvaises, celles
qui marcheront et celles que l’on poussera. Il y a celles que l’on a choyées
depuis des mois, à qui l’on a donné des permissions, de l’argent et du vin,
celles qu’ils traiteront tel le pur sang en qui réside l’espoir, et il y a les
vieux bataillons fourbus et pelés qui s’en reviennent sur les genoux, de la
maison de la retraite que constituait le front russe.
Il y a la
jeune classe à qui l’on ne demande pas d’être instruite, mais d’être là pour
rouler dans le torrent ; il y a tous les malbâtis repêchés par les
infatigables conseils de revision et qui, dans chaque masse de prisonniers que
nous faisions cette année dernière, ressemblaient au milieu de leurs frères à
autant de gnomes ahuris ; il y a, représentant la brute, les paysans de
l’Est taillés, figure et corps, à coups de large hache ; il y a ceux qui
rejoignent en geignant, les poches bourrées de lettres des leurs qui leur
disent qu’ils ont chaque jour un peu plus faim ; il y a les Bavarois
jaloux des Prussiens, au total plus ménagés qu’eux ; il y a les hommes des
royaumes des duchés petits et grands qui, pour la première fois depuis trois
ans et demi, se rencontrent tous en direction de l’Ouest ; il y a les
officiers à monocle qui sont pour Ludendorff, et les autres qui s’en rapportent
de préférence aux quarante-deux mois d’expérience impuissante ; il y a
s’avançant sur les routes, les rails, les canaux, tout le matériel tonnant et
claquant de l’empire ; il y a… il y a… » Il y a en face le soldat
français.
Celui qui ne se frappe pas
Le soldat
français se moque comme d’une guigne des bruits qui, à cette heure, font parler
l’univers. Pour ne pas se frapper, il ne se frappe pas. Il n’y a que lui,
dirait-on, que les projets allemands n’intéressent pas. Non seulement il n’en
est pas ému, il ne s’en montre même pas curieux. Quand vous lui demandez ce
qu’il en pense, il vous regarde, avec sympathie, certes, mais plus encore avec
étonnement, il a l’air de vous dire : « Ça vous tourmente donc tant
que ça, vous ? »
Le civil
discute et s’échauffe, lui, plante des piquets et attend. Toutes les
combinaisons machiavéliques que l’arrière prête à l’ennemi ne le passionnent
nullement. Tant de fumée avant le feu ne l’a pas pris à la gorge. Il est plus
calme qu’une pièce de 400 qui, sans bouger, crache tant de mort. Il est assiégé
par des préoccupations autrement pressantes. Ce litre de pinard, par
exemple ? Oui, ce litre de pinard, où est-il ? Pas dans leur bidon
assurément, écoutez plutôt, il gargouille trop fort quand on le secoue, alors
où est-il ? Ils ont lu dans les journaux qu’on allait le leur donner. Il
ne faut jamais mettre dans les journaux qu’on va faire quelque chose pour eux,
il faut en publier la nouvelle seulement quand c’est fait, il ne faut pas dire
« on va faire » mais « on a fait », car le temps qui
s’écoule entre l’annonce de la mesure heureuse et sa réalisation est un temps
cruel. Ce qui est promis est dû, qu’on paye. Est-ce qu’ils ne payent pas sur
l’instant les coups du Boche ? Le litre de pinard, parlez-moi de ça, voilà
au moins une conversation, mais la menace allemande…
Guillaume ne vaut pas le clown
Hier,
traversant une division, j’entendis les éclats de rire d’une foule. Où était
cette foule ? Dans une baraque Adrian. Je rentrai. On donnait le cinéma
aux poilus. Ce n’était pas exceptionnel : une fois par semaine, ils ont droit à leur représentation. Ne croyez
pas qu’on leur déroule des films de guerre : la guerre c’est eux qui la
font, ce n’est pas eux qu’elle peut amuser. Ils désirent des histoires drôles,
voire « boyautantes ». Un fantaisiste quelconque se pavanait sur l’écran,
chacun de ses gestes laissait tomber de gros rires sur la salle. Debout, assis,
chacun se faisait de la joie.
Je regardais
rire ces jeunes hommes en bleu, tous étaient attentifs à la scène comique. Rien
d’autre que le spectacle ne sollicitait leur pensée. Mon intention, un instant,
avait été d’en interroger quelques-uns. J’avais voulu leur demander :
« Eh bien ! et vous, qui êtes tout de même les premiers intéressés,
qu’est-ce que vous dites de tous ces bruits que l’on fait avec les intentions
de l’Allemagne ? » La vue de la sérénité de leur âme m’avait suffi,
ils m’avaient eux-mêmes, par leur seule attitude, donné leur réponse : les
grimaces du clown les préoccupaient bigrement plus que celles de Guillaume.
Que le « Tigre » ne s’en fasse pas
Depuis huit
jours, j’ai longé plus de cent kilomètres de front. Où que ce soit : dans
les bois ou dans les tranchées, aux cantonnements, c’était le même son :
le calme, le calme, sûr de soi, que l’on ne bluffe pas et qui, au surplus, s’en
f… Tous les héros d’endurance qui sont là en ont entendu, vu, subi bien
d’autres. On ne la leur fait plus, et
pour n’importe quoi. Ce qui pourrait les impressionner est peut-être né, mais
sûrement, aujourd’hui, est mort. Le chef du gouvernement a pu le voir. Dimanche
dernier il était avec eux, en première ligne. Le lendemain nous passions à cet
endroit. Descendant dans un abri, je demandai à quelques-uns :
— C’est
vous qui avez vu le Tigre ?
— Oui.
— Que lui
avez-vous dit ?
L’un d’eux rit
et me répondit :
— Qu’il
ne s’en fasse pas.
Le Petit Journal, 26 janvier 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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