Les Allemands gardent leur secret
(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Front de Lorraine,
18 janvier.
Donc on attend
l’offensive allemande. Paris, par ses journaux, nous en entretient chaque
matin. Nous savons d’eux qu’elle s’allumera sur plusieurs points : les
Anglais auront leur choc ; nous, le nôtre. Où se produira le nôtre ?
Mystère. Il n’est pourtant pas de mystère sans suppositions. C’est sur la
gauche de Verdun, disent les uns, c’est dans l’Est, croient les autres. Dans
l’Est ? Voici que je m’y trouve.
Tout au début
de la grande tragédie, du temps que l’Allemagne vivait dans son rêve d’invincibilité,
l’Empereur, entouré de deux régiments de cuirassiers blancs, était venu,
derrière la forêt de Champenoux, attendre que par leur mort, ses simples
soldats gris lui eussent ouvert le chemin de Nancy ; il se voyait déjà duc
de Lorraine quand un de ses généraux : s’approcha de lui :
— Sire…
lui dit-il.
L’Empereur, ne
doutant pas que l’heure du triomphe arrivât, se préparait à mettre son haut
plumet.
— Sire,
reprit le général, vous ne pouvez pas passer, le chemin est obstrué, j’ai 18 000 morts
en travers.
Le Boche
demanda un armistice de pitié. Castelneau lui accorda trois heures. On ne revit
plus l’Empereur.
Voilà ce que,
cet après-midi, je me remémore sur le plateau d’Amance. La Seille, frontière et
front, coule à nos pieds, la forêt de Champenoux, à droite, met sa tache
épaisse ; nous sommes sur une des hauteurs du Grand-Couronné.
Si l’ennemi,
voilà trois ans et demi, dans son désir d’avoir Nancy, perdit dix-huit mille hommes
à l’entrée de cette vallée, c’est probablement qu’il ne trouva pas meilleur
passage. Pour arriver place Stanislas, l’Empereur ou ceux qui conduisent en son
nom avaient choisi cette porte. N’est-il donc pas raisonnable de penser que
c’est encore elle qu’ils chercheront à forcer dans le cas où la Lorraine leur
sourirait toujours ?
Leur « va-tout »
Rien, sinon la
logique, ne nous autorise à marquer dans les tentatives militaires prochaines
ce coin de la Seille d’une croix blanche. Les Allemands gardent farouchement
leur secret. Pas plus sur ce front que sur un autre, si nous basons nos
renseignements sur nos investigations courantes, nous ne surprenons leur
projet. C’est que ce coup qui sera leur va-tout
n’est pas monté sur le même plan que les précédents. Cette fois ils concentrent
très à l’arrière. Leurs réseaux de voies ferrées le leur permettent. Nous
serons à deux jours de l’attaque que nous ne saurons pas à trente kilomètres
près où elle se portera. Ce sera l’affaire pour leurs régiments de deux heures
de plus ou de deux heures de moins de chemin de fer. Ils amènent leurs troupes
sur leurs voies principales qui sont en rocade du front. De nombreuses petites
voies y mordent, ce sont celles-là qui conduisent aux tranchées. Vers quelles
tranchées déverseront-elles les masses d’attaque ? Mystère.
Comment
procéderont-ils ? Verrons-nous, ainsi que dans les anciennes tentatives,
l’artillerie précéder d’une semaine, et plus formidable chaque jour, le départ
du fantassin ? Nous ne penchons pas vers cette méthode. Il nous semble,
pour tâcher de deviner la tactique qu’emploiera l’ennemi, qu’il serait plus
clairvoyant de se reporter vers ses deux dernières offensives faites à
l’étranger. Si le choc allemand doit avoir quelque rapport avec les chocs de
jadis, il s’apparentera plus vraisemblablement aux attaques sur Riga et sur
l’Isonzo qu’à sa ruée sur Verdun. Plusieurs observations nous le font supposer.
D’abord l’attrait de la nouveauté : ils voudront nous déconcerter, nous
surprendre et risquer le moins qu’ils le pourront de tomber, sinon sur une
riposte, du moins sur une inébranlable résistance immédiate. Ils seront donc
rapides. Ensuite, la leçon de leurs derniers succès : Riga, Isonzo ;
ils ne fatiguèrent pas l’ennemi, ils l’assommèrent d’un coup. Riga fut plus
dur, mais ils ne traînèrent pas. Ils seront donc violents. Troisièmement, le
nouveau regroupement de leurs forces : ils ont reformé les corps d’armée,
ce qui dévoile leur intention de manœuvre. Ils ont réhabitué leurs hommes à la
marche forcée (toujours la leçon de l’Italie). Ils seront donc manœuvriers,
disons plus justement qu’ils tâcheront de l’être.
Dernier espoir
C’est leur
dernier espoir. Ils l’entourent d’un silence prodigieux. C’est à peine si nous
croyons apercevoir, de-ci de-là, quelques travaux offensifs. Ils n’en font
point. Ils sentent que, s’il leur reste une chance, elle doit surtout résider
dans la surprise. Il est sûr que même à son armée, le grand état-major allemand
cache son dessein. Il a supprimé la correspondance non seulement comme autrefois
dans le secteur où l’on attaquera, mais sur tout le front. Il trompe ses
troupes en marche sur leur destination réelle. Il fait courir de faux bruits
pour dérouter jusqu’à la logique. Il fait des rideaux d’avions un peu partout,
où ils lui sont inutiles et où il en a besoin. Dans la possibilité de coups de
main sondeurs de notre part, il apprend de fausses nouvelles à ses gardiens
présents de la tranchée, pour qu’ils nous les transmettent. L’Allemagne, à
cette heure, cache la grimace de sa face sous un masque et les plaies de son
corps dans un domino noir.
Rapides,
violents, manœuvriers, voilà donc ce qu’ils essayeront d’être, mais depuis
quand sommes-nous devenus lents, doux et lourds ?
Le soir tombe
sur le plateau d’Amance.
Le Petit Journal, 21 janvier 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
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Dans les remous de la bataille
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