Dans l’Aisne, la terre saigne, la France
grandit
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de l’Aisne,
27 octobre.
Si la guerre
se prolonge longtemps qu’est-ce que les prochaines offensives feront de la
pauvre terre de France ? La terre ! personne ne pleure jamais sur
elle, il y aurait de quoi pourtant il me semble. Plus on va et plus on
l’assassine. Autrefois, on ne la poignardait qu’avec de petits calibres,
aujourd’hui, c’est avec du 400. Venez avec moi sur le chemin des Dames, avancez
sur la Malmaison, poussez jusqu’à Allemant, jusqu’à Pinon, vous demeurerez
interdit. Vous aurez déjà contemplé pas mal de choses et Verdun, voilà même pas
trois mois.
Malgré ce
passé, vous regardez comme si vous n’aviez rien vu. C’est catastrophique.
Notre sol est
fouillé jusqu’aux entrailles. On croirait que plus cela dure, plus l’Allemand
s’y enfonce et plus il faut aller le chercher profondément ou marcher ! Sa
surface ne présente plus un mètre de plan. Par cent mille endroits, sous une
explosion formidable nos champs ont éclaté. Au bord de chaque trou,
c’est-à-dire, à chaque demi-pas, ce n’est pas encore le vertige. Continuons
dans ces proportions et il viendra. Heureusement qu’ils doivent reposer sur une
base solide, autrement à l’un de ces premiers printemps nous les entendrions
s’effondrer. Ce n’est plus une vision humaine, c’est un cauchemar de grande
fièvre. Les cathédrales, les villes, les bois ont eu souvent les larmes
publiques ; les cathédrales parce qu’elles sont magnifiques, les villes parce
qu’elles ont un nom, les bois parce qu’ils ont de l’ombre, mais vous, terre,
qui vous a plaint ? Aucun ne s’est penché sur vous – que les grands morts
et les grands morts ne parlent pas.
Entre deux haies de ruines
Nous sommes
arrivés sur ce plateau de notre victoire entre deux haies de ruines. À partir
de Soissons, la route de Maubeuge n’est plus qu’un cimetière d’arbres et de
maisons. Tout est sens dessus dessous et plutôt dessous que dessus : les
écoles laïques comme les églises, les villas de bourgeois comme les bicoques,
les fermes solitaires comme les villages et Crouy. Montant toujours, vous
atteignez le moulin de Laffaux, dont la dernière poussière est depuis longtemps
emportée par le vent, et vous voilà à nos tranchées de départ.
Et nous voilà
sur la partie sacrée du pays où la France saigne, mais grandit. On ne voit pas
une tranchée, pas un fil de fer, les travaux de l’homme et ses défenses se sont
agglomérés au chaos. C’est là-dedans que le 23, avant le jour, les soldats
français, chargés de grenades et du reste, se sont mis à courir. La boue était
la même, à peine peut-on marcher, eux coururent. L’ennemi, a-t-on dit, connut
cette fois le désarroi, sans doute, mais quand il fut vaincu. Or, il fallut
commencer par le vaincre. Si un fauve ne mord plus parce que vous lui avez
arraché les dents, il vous a peut-être mordu pendant que vous les lui
arrachiez. L’Allemand a mordu au départ. Vous le lisez sur le terrain. S’il a
perdu la tête, c’est que les nôtres lui ont héroïquement tapé dessus. Ces cinq kilomètres
de positions, il ne nous les a pas cédés, nous l’en avons chassé. Son désordre
n’est venu que de notre ordre, sa culbute que de notre pesée. Avançons. Voilà
Fruty. Le 15 octobre, encore ceci était un bois. On nous le dit. Nous
voulons bien le croire, pour nous ce n’est partie du chaos. Ceci était un bois
aussi. Nous sacrifions tout. Nous brûlons notre foyer pour le purifier.
Voilà les
premières carrières, ne nous arrêtons pas, nous en verrons d’autres, allons à
celles de Montparnasse. Nous sommes sur la route de X… Ceci nous le croyons
davantage, car on l’a refaite. Nos troupes n’avaient pas gagné un kilomètre que
déjà derrière elles les territoriaux avançaient. Il y a du travail pour tout le
monde dans les batailles. Il y a ceux qui tuent et ceux qui font revivre ;
pour faire revivre, on n’en est pas parfois moins tué.
À la carrière Montparnasse
Chaque champ
de bataille a sa figure qui le distingue. Dans les Flandres, c’est la boue, à
Verdun ce sont les monts, sur l’Aisne ce sont les carrières. Traînant à nos
pieds des kilos de glaise nous y arrivons. La carrière Montparnasse s’ouvre
devant nous. Il serait plus juste de dire qu’elle se ferme ; nos 400 ont
effondré son entrée, nous y pénétrons par le côté. Dans une guerre souterraine,
avoir abandonné les plus magnifiques souterrains de tous les fronts, c’est
avoir été battu lamentablement. Dès le temps de paix, connaissant la forme vile
qu’il allait imposer à la lutte, le Boche avait repéré ces terriers. Il avait
dit : « Si nous sommes forcés de nous arrêter, ce sera là. »
C’est là, en effet, que se sauvant de la Marne, il accourut s’enterrer. C’est
là que notre victoire replia ses ailes. Au bout de trois ans elle vient de les
rouvrir.
Le Boche a
perdu sa plus belle arme, puisque son arme à lui n’est pas de celles qui
luisent au soleil, mais qui se rouillent dans la terre. La carrière
Montparnasse est une ville dont, pendant trois heures de marche, je n’ai pas pu
voir un bout. Deux divisions, dix mille hommes, y contiendraient à l’aise. Pour
des bâtisseurs d’abri, c’était un abri. Ils en avaient, d’ailleurs,
parfaitement jugé ainsi. Ils y avaient apporté des billards, des pianos, du
mobilier. S’ils voulaient donner des bals, les nuits, ils le pouvaient,
l’électricité coulait à flots. Pour pratique, c’était pratique ; des
forges fonctionnaient : l’usine chez soi ; c’était la cave à pinard,
le grenier à pain. Il y faisait chaud l’hiver, frais l’été. C’était le paradis
des tranchées. Nos 400, un malheureux jour, dégringolèrent là-dessus. Le Boche
rit. Nos 400 n’allaient rien pouvoir. Ces voûtes sont de celles qui ne se
crèvent pas. En effet, elles ne se crevèrent pas, mais le choc fut si
formidable qu’à l’intérieur le plafond se mit à se désagréger. Le troisième
matin de la sérénade, il leur tomba sur la tête. Et comme le plafond d’une
caverne n’est pas aussi mignon que celui d’une chambre, ce ne sont pas des
lattes, mais des blocs de cent kilos qui se détachèrent. La carrière ne se
crevait pas, elle fondait. Ceux qui ne furent pas écrabouillés décampèrent. Les
autres, aujourd’hui, empoisonnent. Prenez de l’eau de Cologne si vous allez
visiter Montparnasse.
« Embrassez-moi, mes petits »
Nous, nous
n’avons pu prendre que de l’air. Nous voici remonté à la lumière. Sur le
terrain retourné, face à Laon qui, de sa cathédrale plongeant sur le champ de
bataille ne cesse, ses deux tours levées, de bénir les héros, quatre
combattants sont figés au « garde à vous ». À droite, le bataillon
attend. Un colonel, aussi boueux que les autres, s’avance devant les quatre, se
met aussi au « garde à vous » et dit : « Sergent Moulin,
adjudant Pitt, je vous décore de la médaille militaire ; sous-lieutenant
Bontems, aspirant Pelisse, je vous décore de la croix de guerre. »
Il accroche
les rubans.
— Je ne
sais pas vos citations, ça m’est égal ; je ne sais qu’une chose :
vous êtes des braves.
Pas un
tambour, pas un clairon, rien : le canon.
Les quatre ont
les yeux mouillés.
Alors le
colonel, ouvrant les bras, s’écrie : « Embrassez-moi, mes
petits. »
Voilà ce qui
se passe en France – sur les champs de bataille.
Le Petit Journal, 28 octobre 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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