La conquête des cavernes
(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Front français,
23 octobre.
Enfin les
Allemands ont connu cette nuit ce que c’était que de l’artillerie, seulement
elle était française. Mais plaçons dans le cadre cette haute victoire.
Les plus
fortes positions que l’ennemi tenait sur le front occidental étaient sur
l’Aisne. Là les travaux de la paix avaient préparé les redoutes de la guerre.
Au revers d’un plateau, de grandes carrières éventraient profondément notre
sol. Dix de leurs tunnels, genre Mort-Homme, ne valaient pas l’une d’elles.
Leurs noms en étaient devenus fameux. C’étaient les Beauvelles, le Panthéon,
les Casemates, la Montparnasse, la Royère. Le Boche s’était enfoncé
dedans : il y était depuis trois ans ; il n’y est plus ce matin.
S’il n’avait
eu que ces cavernes, il eût déjà été heureux ; il avait plus de bonheur
encore ; derrière elles, défense terrible, s’élevait la Malmaison. Tenant
le sol par-dessous, le dominant par-dessus, il riait. Il ne rit plus.
La charnière a craqué
Il riait parce
qu’il savait que les Français, après tout, n’étaient que des hommes et que des
hommes ne pourraient s’attaquer à des défenses éternelles. C’est pourquoi
Hindenburg, qui, lui, est un Dieu, en avait fait sa charnière. Donner l’assaut
aux pentes du Plateau des Dames, c’était vouloir l’anéantissement de sa race,
c’est comme si l’on prétendait lancer un régiment à la conquête d’une ville
dont les maisons seraient bondées de troupes, dans les caves, dans les
escaliers, dans les couloirs, sur les toits.
La différence
ici est que les couloirs étaient immenses et pouvaient engloutir chacun une
brigade. Les caves, les escaliers, les toits, n’étaient pas étroits non plus.
Pour une charnière, c’était donc une charnière.
Malheureusement
un jour, cette charnière, qui jusqu’ici avait été une si gentille charnière, se
mit à grincer. En avril de cette année, elle grinça même tellement fort qu’elle
en réveilla l’Allemagne. Mais à grincer de la sorte avec des dents si jeunes,
elle se cassa la mâchoire : l’Allemagne se rendormit. Un maître dentiste
surgit alors, lui raffermit les gencives, lui reposa des molaires et ce matin,
ce matin 23 octobre, dans une furie enflammée, la charnière craqua entre
les mains d’Hindenburg.
Un ouragan de feu
Ce fut le plus
rude assaut des assauts de la guerre. Verdun n’avait pas vu cet ouragan. La
dernière heure fut gigantesque, les 400, les 380, les 240, tous les monstres
pour la première fois se mirent, parmi les innombrables autres, à entamer un
feu roulant. Ce n’était plus des obus qui tombaient sur l’ennemi, c’était des
nappes de feu. Les positions allemandes nageaient dans la flamme. Les hommes le
regardaient interdits comme un spectacle que n’auraient jamais dû voir les
hommes et, incroyable épisode, vers cinq heures du matin, en plein milieu de ce
déluge rouge, une fusée s’élevait de nos lignes. — Que veut-elle
dire ? demandâmes-nous. — C’est un guetteur qui demande de
l’artillerie ! nous répondit-on.
Un moment
avant, dans la boue, nous avions vu passer un bataillon. C’était la nuit, si
l’on peut dire qu’il fait nuit, quand le ciel est lumineux. Ce bataillon était
un de ceux de l’attaque. Il marchait en belle humeur. C’est incroyable !
Je sais qu’on me taxera de menteur. Les menteurs sont ceux qui ne veulent pas
croire au miracle qui se passe à ces heures héroïques dans le cœur du soldat
français.
L’attaque
s’annonçait comme terrible. Dans les affaires précédentes, les Allemands
avaient dégarni leurs premières lignes. Des postes d’écoute seuls étaient
restés à leur place. C’était leur nouvelle tactique. L’assaillant savait qu’il
ne se heurterait pas à l’assailli, qu’il n’aurait à se garder que contre son
retour. Ici c’était le contraire.
Leurs divisions d’élite étaient là
Il y avait là,
terrés dans les cavernes, les plus fameuses divisions allemandes. Trois
divisions de la garde, la division bavaroise, la division wurtembergeoise,
d’autres moins célèbres, mais plus nombreuses. À peine sortis, les nôtres
allaient tomber en pleine meute aux aguets. Ils sortirent.
Ils
n’attendirent pas le petit jour. Ils sortirent en pleine nuit. Le feu
illuminait le ciel, non le sol. C’est dans l’obscurité qu’ils s’avançaient. Il
était cinq heures un quart. Ce qu’ils allaient tâcher de faire, c’est de
museler les cavernes, d’atteindre leur entrée avant que les autres eussent eu
le temps de les quitter. L’intensité des monstres ne cessait pas. Les premiers
objectifs étaient Gobineaux et La Malmaison, l’effroyable Malmaison. Les nôtres
n’allaient pas au hasard, ils marchaient à tant de mètres par minute, se
suivaient dans tel ordre, aborderaient l’obstacle par tel bout et de telle
manière. Ce qu’il leur fallait avant tout, après le courage, c’était le
sang-froid, la présence d’esprit, la mémoire ; la première condition pour
leurs actes terrifiants était le calme. Ils l’eurent.
Le jour, peu à
peu, en se levant, faisait pâlir les feux fantastiques. Une brume légère
hésitait sur le plateau. Devant l’énormité de la tâche qu’ils avaient à réussir,
l’esprit de tous les témoins n’osait se hausser jusqu’à l’héroïsme qu’elle
commandait et vers lequel si simplement, pendant ces minutes, nos soldats
montaient. Ce que la pensée jugeait au-dessus de la volonté humaine, le vouloir
guerrier de la France l’accomplissait. Sous un feu que toutes les Saintes Écritures
n’ont pas encore fait prévoir en enfer, leurs yeux sur le but, ils avançaient,
et les Allemands reculèrent. La lutte qu’ils menèrent est épique ; elle
sera racontée quelque jour comme l’un de ces cycles dont s’honorent les
nations.
Trois heures de gloire française
À 7 h. 30,
la ferme Gobineaux était réduite ; le château de la Motte était
enlevé : Malmaison était pris.
À 8 h. 45,
ils chassaient 1 000 prisonniers derrière eux.
À 9 heures,
ils muselaient la bête dans la carrière Montparnasse, s’en emparaient et
passaient.
La carrière
Montparnasse était profonde à contenir deux divisions. Ils prenaient le village
d’Allemant et atteignaient l’Orme.
À 9 h. 55,
ils emprisonnaient un bataillon. C’est un pigeon voyageur ennemi qui nous
l’apprit. Le chef disait à sa division : « Demande à tout prix des renforts ; suis cerné au nord-ouest
d’Allemant. »
À 10 h. 30,
la carrière du préfet, la ferme de l’Orme tombaient.
Tout le
plateau était pris, le Boche dégringolait dans la vallée de l’Ailette. Six
mille prisonniers. Une nouvelle gloire, des mains de nos soldats, tombait sur
la France.
Le Petit Journal, 24 octobre 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Dans les remous de la bataille
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