mardi 1 décembre 2020

Le Renaudot de Marie-Hélène Lafon


Quelques minutes après le Goncourt, tradition oblige, c’était donc au tour du Renaudot. Pour le roman, d’abord.

Les secrets perdus de Gabrielle, qui a eu plusieurs existences, hantent le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils. Ils sont les manques à partir desquels se bâtissent des fictions approximatives, seul support à une imagination qui tenterait de trouver une logique là où, peut-être, il n’y en a guère. André, le fils de Gabrielle, vit ainsi, avec l’absence de père officiel, et néanmoins la volonté, par brusque sursauts, de boucher les trous, d’aller par exemple se poser devant l’immeuble parisien où Maître Lachalme a ses bureaux, à deux pas de la prison de la Santé où se trouvent certains de ses clients.

Mais André a attendu douze ans après son mariage avec Juliette pour faire le voyage, dire : « cette année je le cherche je le trouve je veux le voir on monte trois jours à Paris à Pâques tu viens avec moi je n’y vais pas sans toi. » Sans une virgule et, on l’imagine, sans reprendre son souffle – le souffle très présent dans chaque phrase du roman et au rythme duquel percent les sentiments des uns et des autres, dans leur riche diversité. Douze ans, c’était peut-être trop, il ne restera du voyage qu’une photo d’André devant l’immeuble…

Et, avec des intervalles très longs, ainsi que le disent les dates, 1962, 1984, 1998, c’est « une vie entière à flairer les traces du père, de loin ou de près, à Paris ou dans le Lot », ainsi que le résume à sa manière Antoine, le fils de Juliette et d’André.

Car plusieurs générations trouvent place dans un récit pourtant assez bref. Il suffit de lire le premier chapitre, daté du jeudi 25 avril 1908 (il y aura ensuite des avancées dans le temps et des retours en arrière), pour être emporté par les rapides d’histoires multiples. Armand et Paul ont bientôt cinq ans, le premier se lève, silencieux, attentif aux odeurs qui ont pour lui des couleurs précises, « son » Antoinette est dans la cuisine, il se jette sur elle après l’avoir observée un moment, le drame survient – « un cri déchiré qui réveille Paul. »

Comme ce qui suivra, c’est remarquable d’attention aux détails, de justesse dans la manière dont le petit garçon utilise ses sens, d’équilibre, précaire mais tenu, dans la phrase – on en revient au souffle, omniprésent.

Les lieux ont aussi leur importance, comme dans toute l’œuvre de Marie-Hélène Lafon qui, à son Cantal d’origine, ajoute le Lot, paysages où l’on vit et où l’on meurt, et où s’installent, dans les intervalles, les silences et les secrets des pères absents.


Et ensuite le Renaudot essai…

« Une vie parfaite, parfaitement close, enclose en elle-même. » Emily Dickinson la recluse, plus sorcière que magicienne, chez qui le pouvoir des mots transpose le monde extérieur. Dans un texte éclaté et éclatant, la voici telle qu’on l’imagine à la suite de Dominique Fortier. Celle-ci vibre à l’unisson des textes publiés, et aborde par la sensibilité les pans moins connus de celle qui écrivait des tombeaux « à la mémoire de l’invisible. »

Le Goncourt d'Hervé Le Tellier


La rumeur n’avait pas tort, qui traçait une voie royale à Hervé Le Tellier vers le Goncourt avec L’anomalie, son dernier roman. Ou vers tout autre prix littéraire qui lui aurait plu, car il était présent dans la plupart des premières sélections. Le point de départ de l’ouvrage est piquant, le traitement ne l’est pas moins, il y a lieu de se réjouir de la possibilité d’une excellente lecture, pour les lauriers c’est fait. Victor Miesel, l’écrivain qui est un des personnages – et qui écrit L’anomalie – a vu un précédent livre, Des échecs qui ont raté, retenu « dans les premières listes du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, pour disparaître quinze jours plus tard des deuxièmes sélections ». C’est lui qui a consolé son éditrice, Clémence Balmer…

Comme tous les passagers et les membres d’équipage du vol AF006 Paris-New York, Victor Miesel a traversé la lessiveuse d’un gigantesque front nuageux, le 10 mars 2021. Le commandant Markle a mené son Boeing 787 à bon (aéro)port. Tout le monde a été secoué, les vitres blindées sont étoilées des impacts de grêlons mais, au final, tout le monde s’en tire bien.

Sinon que, trois mois plus tard, la même scène se reproduit presque à l’identique : même vol, même équipage, mêmes passagers, traversée de l’orage et, au moment de la reprise de contact avec le sol, l’avion est dérouté vers un autre aéroport. A peine au sol, l’appareil et ses occupants sont pris en charge par l’armée. Enquêtes, interrogatoires… Les personnes qui avaient atterri en mars ont, depuis, continué à vivre leur vie (à un suicide près), celles qui arrivent aux Etats-Unis en juin, les mêmes, ont un trou de trois mois dans leur existence. C’est bien une anomalie, une situation imprévue.

Elle mérite de battre le rappel des chercheurs qui ont élaboré, après le 11 septembre 2001, les scénarios envisageant les moindres dysfonctionnements possibles du trafic aérien. Résultat : tout est maintenant sous contrôle et les meilleures décisions à prendre sont détaillées, pour chaque cas, dans un copieux mémorandum. Qui pourtant ne satisfait pas encore le Pentagone : « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? » Va pour un protocole 42 que Tina et Adrian ajoutent à leurs travaux, avec une seule recommandation : faire appel aux scientifiques qui ont planché sur le sujet, bien qu’ils avaient envisagé leur réponse à l’improbable comme une blague de potaches.

Tout le roman a aussi l’air d’une blague, mais d’une blague dont l’auteur, comme le pouvoir devant le dédoublement du vol 006, prend les conséquences très au sérieux. Quelques aventures individuelles sont détaillées, elles ne manquent pas de sel. A commencer par ce que devient Blake, le tueur professionnel d’un premier chapitre qui nous avait lancé sur la fausse piste d’un polar…

Sur une idée de roman fantastique, Hervé Le Tellier a construit un roman qui se coule dans le réalisme de situations inédites, avec des pointes d’humour et une gravité engendrée par une remise en question de la condition humaine.

samedi 28 novembre 2020

Goncourt, les paris sont ouverts

Non, il n’y a rien à gagner dans ces paris – pour vous, pour moi au moins, car il en va tout autrement pour le lauréat ou la lauréate ainsi que pour son éditeur. Lundi, à 12 h 30, on saura lequel, des quatre ouvrages restés dans le dernier carré, auront choisi les jurés.

Je vous rappelle les livres retenus ? Oui, c’est peut-être utile pour les distraits ou les distraites.

  • Djaïli Amadou Amal. Les impatientes (Emmanuelle Collas)
  • Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)
  • Maël Renouard. L’historiographe du Royaume (Grasset)
  • Camille de Toledo. Thésée, sa vie nouvelle (Verdier)

Comme chaque année, Livres Hebdo a demandé leur avis à quinze critiques littéraires : qui aura le Goncourt ? qui le mérite ? Le récapitulatif de tout ça a été publié hier, c’est ici. Sur le fond, je ne me démarque pas des autres, voici d’ailleurs mes réponses aux deux questions.


Dix autres critiques pensent aussi qu’Hervé Le Tellier aura le Goncourt. Mais ils ne sont que trois à me rejoindre sur le fait qu’il le mérite, ce qui donne une égalité de voix entre L’anomalie et Histoires de la nuit, de Laurent Mauvignier – dont je ne comprends pas non plus comment il n’a pas été retenu par le jury du Goncourt. Mais, bon, je ne voyais pas bien pourquoi laisser croire aux chances d’un roman ignoré par ces lecteurs-là. Quand la chance est passée…

Vingt minutes après le Goncourt, car l’événement est virtuel et minuté cette année (encore faudra-t-il voir si les connections se passent avec la souplesse souhaitée, il semble que cela n’a pas été le cas pour d’autres remises de prix dans les jours précédents), vingt minutes plus tard, donc, si tout va bien, le Renaudot donnera son palmarès. J’y serai, en principe, par écran interposé, je vous raconterai probablement cela dans Le Soir ou ici.

vendredi 20 novembre 2020

Le calendrier des prix littéraires en reconstruction

Certains jurys ont fait comme si de rien n’était, ou presque – Femina, Médicis, Inrocks. La plupart, en revanche, ont pris acte de la fermeture des librairies en France et ont retardé les proclamations de leurs résultats, même quand les délibérations, comme cela semble être le cas ici ou là, ont déjà eu lieu.

La semaine prochaine, les librairies françaises seront toujours fermées (je sais, il y a le « click & collect », comme on dit dans l’Hexagone, et les envois par la Poste), mais les jurés et jurées s’impatientent. Des dates sont donc maintenant fixées et les réjouissances, dans une version étriquée de circonstance, s’annoncent. Il manque encore quelques détails, d’autres prix importants s’ajouteront à ceux-ci mais voici, à ma connaissance, où nous en sommes. Calendrier et dernières sélections…

 

Lundi 23 novembre – Prix Wepler-Fondation La Poste

  • Lise Charles. La demoiselle à cœur ouvert (P.O.L)
  • Béatrice Commengé. Alger, rue des Bananiers (Verdier)
  • Mireille Gagné. Le lièvre d’Amérique (La Peuplade)
  • Christian Garcin. Le Bon, La Brute et le Renard (Actes Sud)
  • Marius Jauffret. Le fumoir (Anne Carrière)
  • Julia Kerninon. Liv Maria (L’Iconoclaste)
  • Grégory Le Floch. De parcourir le monde et d’y rôder (Bourgois)
  • Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)
  • Fiston Mwanza Mujila. La Danse du Vilain (Métailié)
  • Muriel Pic. Affranchissements (Seuil)
  • Jean Rolin. Le pont de Bezons (P.O.L)
  • Florence Seyvos. Une bête aux aguets (L’Olivier)

 

Jeudi 26 novembre – Grand Prix du roman de l’Académie française

  • Miguel Bonnefoy. Héritage (Rivages)
  • Étienne de Montety. La grande épreuve (Stock)
  • Maël Renouard. L’historiographe du Royaume (Grasset)

 

Lundi 30 novembre – Prix Goncourt

  • Djaïli Amadou Amal. Les impatientes (Emmanuelle Collas)
  • Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)
  • Maël Renouard. L’historiographe du Royaume (Grasset)
  • Camille de Toledo. Thésée, sa vie nouvelle (Verdier)

 

Lundi 30 novembre – Prix Renaudot

Romans

  • Jean-Paul Enthoven. Ce qui plaisait à Blanche (Grasset)
  • Irène Frain. Un crime sans importance (Seuil)
  • Marie-Hélène Lafon. Histoire du fils (Buchet-Chastel)
  • Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)
  • Étienne de Montety. La grande épreuve (Stock)
  • Anthony Palou. La faucille d’or (Le Rocher)

Essais

  • Dominique Fortier. Les villes de papier (Grasset)
  • David Le Bailly. L’autre Rimbaud (L’Iconoclasteà
  • Frédéric Pajak. Avec Pessoa (Noir sur blanc)

 

Mardi 1er décembre – Prix Décembre

  • Jean Rolin. Le pont de Bezons (P.O.L)
  • Grégory Le Floch. De parcourir le monde et d’y rôder (Bourgois)
  • Valère Novarina. Le jeu des ombres (P.O.L)

Pendant ce temps, les prix littéraires anglo-saxons conservent leur cap.

À Londres, le Booker Prize a été attribué hier à l’Écossais Douglas Stuart, plus célèbre jusqu’ici comme styliste mais que son premier roman, Shuggie Bain, range désormais dans la catégorie « écrivain ». Il y raconte (je pille Wikipedia) l’histoire du plus jeune des trois enfants d’une mère alcoolique dans les années 80.

Aux États-Unis, Charles Yu est le lauréat, dans la catégorie fiction, du National Book Award pour Interior Chinatown, paru en français à la rentrée Aux Forges de Vulcain dans une traduction d’Aurélie Thiria-Meulemans. Je n’ai pas lu Chinatown, intérieur, et je le regrette à découvrir l’extrait que voici – vous en savez autant que moi désormais.

Dans le monde de Noir et Blanc, tout le monde commence en tant qu’Asiat’ de Service. Enfin, tous ceux qui ont ta tronche, en tout cas. Sauf si t’es une femme, auquel cas tu commences en tant que Jeune Asiat’ Mignonne.

Vous travaillez au Pavillon d’Or, autrefois Pavillon de Jade, autrefois Pavillon de la Félicité. Il y a un aquarium à l’avant et, au fond, un vivier crado avec des crabes et des homards d’un kilo qui se grimpent les uns sur les autres. Des menus laminés suggèrent le plat du jour, toujours agrémenté d’un bol de riz blanc et d’une soupe au choix, aux œufs ou aigre-douce. Une enseigne « Tsingtao » clignote et grésille derrière le bar dans un coin sombre, une salle au plafond à caissons, en bois ou faux bois, où tout baigne dans une lumière rouge produite par des lanternes de papier bon marché, festonnées et souvent couvertes de crottes de mouche, leur papier jauni déchiré, bouclant sur lui-même.

jeudi 12 novembre 2020

Le Grand Prix de littérature américaine à Stephen Markley

Quand on se retrouve, avant de refermer un roman, à lire les remerciements de l’auteur avec autant d’appétit que les 550 pages précédentes, c’est qu’il s’est passé quelque chose. Au passage, notons que cet addendum très fréquent dans l’édition américaine est ici particulièrement bien troussé – mais ce n’est pas le propos.

Ohio, donc, de Stephen Markley (traduit par Charles Recoursé), ne ressemble en rien à une œuvre de débutant et a tout d’un torrent d’événements et de réflexions canalisé comme par miracle tant les choses menacent sans cesse de déborder. Elles débordent d’ailleurs, mais aux moments choisis par l’écrivain. Ce doit être ce qu’il évoque quand il remercie Ethan Canin : « Il a lu ce roman à un état embryonnaire et ses encouragements m’ont permis de me dépêtrer des choix difficiles et des subtiles anarchies à venir. »

Pour le dire vite, Ohio est l’histoire de quatre lycéens et lycéennes de New Canaan (et quelques autres autour) devenus adultes dans une période très compliquée. Ils étaient en cours le 11 septembre 2001, un élan nationaliste a saisi quelques-uns d’entre eux, pressés de s’engager dans l’armée pour combattre les forces du mal, en Afghanistan ou en Irak. Tous n’en sont pas revenus, certains sont rentrés avec des blessures, il n’en est pas un seul, même celui qui s’opposait avec virulence à la propagande nationaliste, à n’avoir pas été marqué par la violence de l’expérience.

En outre, leurs copines ne les ont pas forcément attendus, ce qui a pu provoquer de vives réactions, à un âge où le désir et l’amour se confondent dans un brouhaha encombré d’alcool et de drogue, au milieu, pour ne rien arranger, d’une crise économique qui en laisse beaucoup sur le carreau.

Toute une époque défile ainsi, elle n’est pas toujours belle à voir dans la tête des « mecs qui composaient le pénible tissu de l’adolescence masculine. »

Mais l’agitation n’est pas moindre du côté des filles, écartelées entre la découverte de la sexualité, qui est parfois une homosexualité pas facile à vivre dans le coin, le besoin de reconnaissance, la cote des footballeurs les plus appréciés, l’acceptation des pires saloperies qu’un garçon trop aimé se croit permis d’imposer…

Tout n’est pas noir cependant dans les échanges entre les protagonistes. Il y a des moments de grâce pendant lesquels il semble qu’on pourrait échapper au pire – quand deux aspirations se rencontrent dans le flou du présent, l’avenir restant encore à dessiner. Il s’annonce menaçant, selon les sombres prévisions de Walter Benjamin quand il parle de l’ange de l’Histoire : « Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. »

Bienvenue en Ohio ! On aurait tort de ne pas visiter ce théâtre des opérations resté dans l’ombre des grands événements, où pulse le sang d’une génération sacrifiée.

mercredi 28 octobre 2020

La langue française orpheline d’Alain Rey

Alain Rey avait 92 ans et vient de mourir, la preuve s’il en était besoin que l’intérêt pour les mots, leur fréquentation assidue, le questionnement du lexique et son éclaircissement (je pourrais continuer longtemps la liste) entretiennent la santé, au moins mentale mais peut-être bien physique aussi. Bref, Alain Rey n’est plus et je me désole car j’éprouvais une admiration sans limites pour le travail de cet homme que j’avais rencontré en 1992, à la parution de la première édition du Dictionnaire historique de la langue française.

En sa mémoire, je republie l’article qui témoignait de mon éblouissement.

 

Photo Lionel Allorge

Rien de ce qui touche à la langue française n’est étranger à Alain Rey. On lui doit déjà, en tout ou en partie, le Grand Robert, leurs petits frères, différents travaux sur le français, et même le Dictionnaire des littératures de langue française. Il est donc bien davantage qu’un lexicographe puisqu’il s’intéresse directement à la chair des mots avec laquelle les écrivains ont recouvert leur squelette.

Il fallait donc bien qu’un jour, avec ses collaborateurs, il se penche sur un des aspects quasiment absents des dictionnaires habituels : l’histoire des mots. Elle commence par l’étymologie, qui remonte ici jusqu’aux sources les plus lointaines, c’est-à-dire quand il le faut aux racines indo-européennes. Elle se poursuit par les variations non seulement orthographiques mais aussi sémantiques : les mots en effet n’ont pas toujours eu le même sens, et l’histoire des modifications du sens est une des plus passionnantes qui soit.

C’est bien simple : malgré les difficultés de manipulation des deux gros volumes de ce Dictionnaire historique de la langue française, voilà un livre de chevet qu’on ne se lasse pas de consulter, et pas seulement par besoin : pour le plaisir ! La vie des mots tient en haleine autant que celle de personnages romanesques, et l’ensemble est un corps vivant qui fait penser à la société. Quelle fresque étonnante que celle-là, à laquelle on découvre, chaque fois qu’on flâne dans ce dictionnaire, des facettes nouvelles.

En outre, des articles plus encyclopédiques, consacrés à des notions indispensables à l’histoire de la langue – cela va des autres langues qui ont influencé la nôtre jusqu’à des notions comme la francophonie ou la question de la datation – complètent le dictionnaire proprement dit par des réflexions pertinentes.

Ce qui tombe bien pour la promotion de ce dictionnaire, c’est que la langue française a mille ans : un bel anniversaire, qu’on peut fêter avec ces deux volumes.

« Ça tombe bien, mais il se trouve que c’est vrai », se justifie Alain Rey. « Le premier texte, Les Serments de Strasbourg, existe en 842. Bien entendu, on parlait cette langue-là avant, on sait que les gens ne comprenaient plus le latin. Vers le sixième ou septième siècle, les dialectes gallo-romans existaient déjà. Mais on ne peut pas, à ce moment, parler d’autre chose que d’un ensemble de dialectes. À partir du neuvième siècle, très progressivement les choses changent et très précisément dans les vingt dernières années du dixième siècle, il y a la convergence de plusieurs faits : d’une part l’apparition de textes qu’on peut vraiment appeler littéraires et, d’autre part, un changement de dynastie. Avec les Capétiens, qui n’ont d’ailleurs qu’un tout petit pouvoir, la monarchie française se développe en même temps qu’une communauté d’expression garantie par une langue. »

En se plongeant complètement dans l’histoire du français, Alain Rey a été amené à revoir quelques idées reçues, à commencer par celle qui donne au français des origines le statut d’un dialecte parmi d’autres, devenu langue dominante par le hasard d’une royauté…

« Il faut savoir que ce français n’est pas un dialecte parmi d’autres mais que c’est un réglage. En Ile-de-France, les gens parlaient un ensemble de dialectes apparentés, suivant les frontières, au picard, au champenois, etc. Au milieu, il n’y a pas de dialecte propre, il y a une répartition… »

Les siècles passent, et un ensemble de pouvoirs aux caractéristiques diverses imposent le français pour en faire ce qu’il est aujourd’hui : les écrivains, les savants, les politiques, mais aussi le peuple l’ont tant modifié en mille ans que le texte des Serments de Strasbourg est devenu illisible. Alain Rey s’interroge d’ailleurs sur le sentiment d’éloignement éprouvé par le lecteur ou le spectateur d’une pièce quand un respect excessif pour la version originale l’empêche de tout saisir.

« Un enfant, aujourd’hui, ne comprend pas les Fables de La Fontaine si on ne les lui explique pas, il ne comprend même pas certains chapitres de Balzac ou de Zola. Molière, s’il est regardé par des Allemands ou par des Chinois, le sera en allemand moderne ou en chinois moderne. Ils auront donc un meilleur accès au contenu que les Français. On dirait que les seules personnes au monde qui ne peuvent plus lire parfaitement Shakespeare, ce sont les anglophones, les seules qui ne peuvent plus bien lire Cervantès, ce sont les hispanophones et celles qui ne peuvent pas bien lire Molière, ce sont les francophones. C’est un sacré paradoxe ! »

Ce dictionnaire permet de lever un certain nombre d’ambiguïtés éprouvées à la lecture de Molière, pour rester sur cet exemple. À une nuance près : « La meilleure source pour comprendre Molière, c’est Furetière, parce que c’est fait à la même époque. Mais, pour lire Furetière même, il faut un dictionnaire : ses explications sont dans la langue qui pose elle-même un problème. Dans la définition du mot, il y aura autant de difficultés que dans le mot, ce qui n’est pas idéal. »

Avec les dates qu’on trouve dans le dictionnaire historique dirigé par Alain Rey, il devient possible de savoir quelle était la signification d’un mot à l’époque de Molière. Les chercheurs trouveront peut-être que les sources auraient mérité d’être davantage citées : il faut souvent, ici, se contenter d’une date sèche. Mais on aurait alors largement débordé d’un volume qui, déjà maintenant, est plus copieux que ce qu’espérait Alain Rey : « Je rêvais d’un volume qui aurait été l’équivalent du Petit Robert », dit-il. On peut toujours rêver, en effet. Du moins ces deux tomes, tels qu’ils sont actuellement, permettent-ils de suivre des aventures langagières très réjouissantes pour l’esprit. Une autre façon de rêver…

mardi 27 octobre 2020

La dernière sélection du Goncourt, surprise ou non?

A lire la moitié des noms d’éditeurs présents dans la dernière sélection du Goncourt, il n’y a pas de surprise : Gallimard et Grasset, comme d’habitude.

A lire l’autre moitié de ces noms, quelque chose d’un séisme (mini-séisme, n’exagérons rien) a dû se produire pendant les mois confinés-déconfinés (reconfinés ?) de 2020 qui ont bousculé l’édition et retardé le calendrier de ce prix littéraire : Emmanuelle Collas et Verdier, comme jamais (pas sûr pour Verdier cependant, même si je n’ai pas le souvenir d’un livre paru là-bas et qui se serait trouvé auparavant dans le dernier carré du Goncourt).

Mais, bien sûr, ce n’est pas la répartition par maison d’édition qu’il faut analyser. Seules les mauvaises langues prétendent que les mêmes sont, à peu de choses près, toujours récompensées (à quoi les vertueux leur répondent qu’elles sont les premiers choix des auteurs et autrices). Et, quand un éditeur moins fréquenté remporte le gros lot, les mêmes mauvaises langues affirment qu’il s’agit, pour l’académie Goncourt, de s’acheter à peu de frais un gage de virginité. Renouvelé de loin en loin, très rarement pour tout dire.

Donc, allons à l’essentiel : les livres.

La sélection est celle-ci :

  • Les impatientes de Djaïli Amadou Amal (Emmanuelle Collas)
  • L’anomalie de Hervé Le Tellier (Gallimard)
  • L’historiographe du Royaume de Maël Renouard (Grasset)
  • Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo (Verdier)

Mon choix est clair : Hervé Le Tellier mérite le Goncourt cette année.

D’autant que le roman de Maël Renouard, vers lequel j’aurais pu pencher également, a toutes les chances d’obtenir ce jeudi le Grand Prix du roman de l’Académie française (mais il est déjà arrivé qu’un roman soit couronné par les deux jurys, n’est-ce pas, Jonathan Littell ?).

Quant à Thésée, sa vie nouvelle, c’est très beau mais je suis resté un peu froid devant la douleur du narrateur.

Et si c’était Djaïli Amadou Amal ? Quel symbole ! Une femme, noire, d’Afrique, musulmane, qui parle de la polygamie vue de l’intérieur ! Le courage ne suffit pourtant pas au lecteur que je suis. Il eût fallu, aussi, un talent que l’écrivaine n’a pas (encore ?).

jeudi 15 octobre 2020

Prix Landerneau des lecteurs : Lola Lafon

On a presque terminé Chavirer, le nouveau roman de Lola Lafon, et on l’est, chaviré, depuis un certain temps, quand arrivent deux phrases à l’air d’une profession de foi. L’idée est attribuée à Enid, une documentariste, mais elle est sans aucun doute ancrée aussi dans l’esprit de l’autrice : « Aux étudiants en cinéma, elle affirme continuellement qu’elle n’a pas de méthode à leur transmettre. Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. »

Par quoi Lola Lafon était-elle donc hantée quand elle a écrit Chavirer ? Par l’air du temps, certainement, celui que souffle le hashtag #MeToo, mais aussi par le besoin de construire un récit plus nuancé que les témoignages ne le sont souvent sur ce terrain miné. Son personnage principal, Cléo, est certes une victime. Mais « une mauvaise victime ». Et voilà comment dépasser l’air du temps pour entrer dans l’esprit d’une adolescente qui n’a pas tout compris aux codes dont elle dépend, qui utilise les zones d’ombre pour s’y réfugier et devenir, du même coup, complice des prédateurs.

Cela pourrait être un parcours presque réussi. Cléo a treize ans en 1984, ses parents l’ont poussée à prendre des cours de danse pour qu’elle ne reste pas affalée devant la télé. Cléo n’appartient pas à la meilleure société de sa ville de banlieue, le cours privé de Madame Nicolle l’amène à côtoyer les élèves d’un collège huppé, à les entendre évoquer, comme si c’était naturel, « un week-end en Normandie, des vacances aux Baléares, un séjour linguistique aux États-Unis. La voiture de maman, celle de papa. La femme de ménage, la nounou. L’abonnement à la Comédie-Française et au théâtre des Champs-Élysées. »

Quand Cléo est détectée par Cathy, une chasseuse de talents, qu’elle voit miroiter la possibilité d’une bourse grâce à laquelle sa vie ressemblera à un rêve éveillé, elle emprunte sans se poser de questions le chemin qui s’ouvre devant elle. Devenir pro, prendre la lumière… « Le futur ressemblait à une ivresse. »

Sinon qu’après l’ivresse vient la gueule de bois. La fondation Galatée ne choisit que l’excellence après des entretiens qui suivent l’acceptation du dossier. Pour celui-ci, une photo est nécessaire, dont Cathy s’occupe en rétribuant Cléo – un billet de cent francs, le premier d’une longue série – pour le temps qu’elle y a passé. D’ailleurs, cela en valait la peine : un membre influent du jury a été séduit par le dossier (ou par la photo ?) et veut rencontrer Cléo. Les premiers pas vers la gloire supposent d’être détendue, souriante, les suivants mettent en valeur la fraîcheur, l’envie d’être dévorée, la bouche, la langue, les doigts « comme des insectes agacés exaspérés de ne pas réussir à aller là où ils s’acharnaient à aller quand même ».

Cléo sent bien que quelque chose n’est pas normal. La honte la gagne, mais ne faut-il pas en passer par là ? D’une certaine manière, « désirer vraiment la bourse, était-ce désirer les doigts ? »

L’engrenage est puissant, y échapper demanderait une force de caractère ainsi que la conscience des faits, et Cléo n’a ni l’une ni l’autre. Manipulée, elle manipule à son tour, recrute la chair fraîche qu’elle a été, en faisant miroiter les mêmes espoirs que Cathy lui avait laissé entrevoir.

Tout cela est une histoire tragique de piège, de demi-consentement, d’autorité malfaisante, de soumission plus ou moins volontaire. Chavirer navigue dans des eaux ambigües au sein desquelles le bien et le mal se confondent dangereusement, à un âge précoce où il est impossible de discerner les limites qui n’auraient pas dû être franchies.

Cléo grandira, elle dansera, même sans bourse, mais l’épisode de la fondation Galatée, pendant lequel elle fut autant victime que coupable, restera une tache durable sur son passé. Malgré celle-ci, Lola Lafon parle merveilleusement de ces danseuses utilisées à peu près comme du bétail décoratif, dans les ballets de Michel Drucker ou dans des salles de spectacle. On sue et on souffre avec elles en même temps qu’on partage leur intimité. Le réel nous happe.

Et pourtant, la plus belle réussite de la romancière est de faire ressentir la violence faite par les hommes aux petites filles en n’en disant presque rien. L’ellipse règne en outil efficace de la suggestion. C’est derrière les mots du livre que s’avancent les pincements au cœur qui saisissent à la lecture.

samedi 10 octobre 2020

Javier Cercas, un passé familial qui ne passe pas (entretien)

Quand on tente de décrire le passé, cela semble « aussi difficile que saisir l’eau dans ses mains », écrit Javier Cercas dans Le monarque des ombres. Traité avec autant de rigueur qu’Enric Marco, le personnage de L’imposteur, Manuel Mena était encore davantage un homme sur qui, comme l’écrivain le disait du précédent, il ne voulait pas écrire. Le danger se situait, cette fois, dans la proximité : ce fervent phalangiste au début de la Guerre d’Espagne appartenait à sa famille. Mais, comme Javier Cercas nous l’explique, il aime la complexité.

Avez-vous, comme vous le racontez, hésité avant de vous décider à écrire ce livre ? Pensiez-vous vraiment confier la documentation à quelqu’un d’autre ?

La réponse aux deux questions est oui. Le monarque est le premier livre que j’ai voulu écrire, parce que la première question complexe que je me suis posée dans la vie est liée au destin de Manuel Mena, son protagoniste – ou du moins, son protagoniste apparent – et, pour moi, écrire un roman consiste à formuler une question complexe dans sa plus grande complexité possible.  La meilleure réponse à la question de savoir pourquoi j’ai tant tardé à l’écrire se trouve dans le livre lui-même, qui décrit son propre processus de composition. J’ai tant tardé parce que la littérature est ce qui transforme le particulier en universel et il me semblait extrêmement difficile de rendre universelle une histoire aussi personnelle que celle de Manuel Mena. J’ai tant tardé parce que, quand j’étais jeune, je pensais pouvoir refuser mon héritage familial le plus sordide – celui de la guerre civile, celui de l’adhésion de ma famille à la cause franquiste, dont Manuel Mena est le symbole –, et je n’avais pas compris, alors, que ce que l’on peut faire de mieux avec son héritage c’est, d’abord, le connaître en profondeur – ce qui n’a rien de facile – et, ensuite, le comprendre – comprendre ne signifiant pas justifier mais précisément le contraire : cela consiste à se doter des instruments qui empêchent de commettre les mêmes erreurs. Pourquoi ? Parce que si l’on connaît et comprend l’aspect le plus sordide de son héritage, on peut le contrôler ; faute de quoi, c’est lui qui nous contrôle.

Vous écrivez plusieurs fois, sous diverses formes : « je ne suis pas littérateur et je ne peux pas affabuler ». S’agit-il d’un garde-fou à votre propre usage, pour éviter une possible dérive ?

C’est probable. J’alterne dans ce livre les voix de deux narrateurs (ou celle d’un seul narrateur dédoublé, si l’on préfère). D’un côté, la voix d’un historien, presque un notaire, qui tente de reconstruire avec la plus grande précision et complexité possibles une histoire du passé récent (l’histoire de Manuel Mena, de ma famille et de mon village natal pendant les années 1920 et 1930, qui sont un exact reflet de l’Espagne d’alors : « dépeins ton village et tu dépeindras le monde » a dit Tolstoï). Ce narrateur parle de moi à la troisième personne, me corrige, etc. ; c’est lui qui n’aime pas les littérateurs et qui affirme qu’il ne peut pas fabuler parce que les historiens ne peuvent pas fabuler. Mais, en alternance avec ce premier narrateur, j’en ai installé un deuxième qui s’appelle Javier Cercas et qui, comme je le disais plus haut, raconte le processus de composition du livre : mes doutes, mes perplexités, mes voyages pour réunir la documentation et interroger des témoins, etc. ; un narrateur plus souple que le précédent, qui a recours à l’humour et va même jusqu’à inventer certaines choses (très peu). Le roman surgit du dialogue entre ces deux narrateurs, entre le présent et le passé récent, et entre l’histoire et la littérature. Avant d’avoir trouvé ce mécanisme – qui me permettait de me mettre à distance de moi-même et de mon héritage tout en racontant la vérité et en me plaçant à l’intérieur de l’histoire – je n’avais pas trouvé le livre, je ne voyais pas le moyen de transformer le particulier en universel, de faire de l’histoire de Manuel Mena l’histoire de millions et de millions d’adolescents qui partent à la guerre dupés par les adultes, croyant que la guerre est noble et utile, et dupés aussi par des idéologies toxiques qui, à l’instar du fascisme dans les années 1930 ou de l’islamisme radical actuel, promettent le paradis et finissent par créer l’enfer.

Manuel Mena est un sujet passionnant mais délicat. On aimerait le détester franchement, ce n’est pas si simple. Avez-vous évolué de la même manière ?

En effet. Mon intention était, comme je l’ai dit, de comprendre et non de juger. Je crois que c’est notre obligation en tant que personnes, mais surtout en tant qu’écrivains. Et ce que j’ai compris ce sont certaines vérités embarrassantes, comme par exemple que les meilleurs individus, mus par les élans les plus nobles (l’idéalisme, la générosité, le courage), peuvent commettre les pires erreurs. C’est un constat à la fois évident et très difficile à accepter pour la plupart des gens qui généralement préfèrent le confort d’un mensonge beau et simple à l’embarras que cause une vérité complexe et désagréable. Voilà pourquoi beaucoup préfèrent le mensonge à la vérité ; et c’est toujours le mensonge qui l’emporte.

Vous analysez des documents parfois erronés. Mais la mémoire, écrivez-vous, est « encore moins fiable ». N’est-ce pas toujours le cas quand vous rencontrez les témoins d’une époque passée ?

Absolument. Et c’est pourquoi il ne faut ni sacraliser la mémoire ni cesser de soumettre à la critique les propos des témoins d’un fait. C’était le thème de mon précédent livre L’imposteur que Le monarque vient, au fond, compléter.

Les témoins sont essentiels pour la reconstruction du passé mais, comme la mémoire est fragile, ils peuvent se tromper (et même essayer de nous tromper délibérément, comme le faisait le protagoniste de L’imposteur). Renoncer à soumettre à la critique la mémoire des témoins, c’est renoncer à la vérité.

Pourquoi est-il si important d’écrire sur le passé ?

Parce que le passé – et surtout le passé pour lequel subsistent une mémoire et des témoins, qui est celui qui m’intéresse –, n’est pas encore passé : il est une dimension du présent ; et sans elle, le présent est mutilé. C’est pourquoi, même si parfois ce n’est pas évident, mes livres parlent toujours du présent : ils essaient, en fait, de démontrer que le présent est plus riche et plus complexe qu’il n’y paraît et qu’il englobe aussi le passé immédiat. Et que sans ce passé le présent manque de sens. Pour le reste, si elle ne nous aide pas à comprendre le présent – et à essayer d’éviter les erreurs du passé – l’histoire ne sert presque à rien.

jeudi 1 octobre 2020

Œdipe en Turquie

Cem a seize ans, son pharmacien de père a disparu. Non en raison de ses opinions politiques qui lui avaient valu un noble emprisonnement quelques années plus tôt. Mais pour une autre femme que la sienne. Le lycéen, qui rêve de devenir écrivain, qui aide d’ailleurs un libraire, ne se fait aucune illusion sur l’homme qui l’a engendré. Pour gagner un peu plus d’argent qu’à la librairie, Cem va accompagner un puisatier sur un chantier qui s’éternise, dépenser ses jeunes forces à chercher de l’eau qu’on ne trouve pas, et provoquer, la faute à la fatigue, un accident dont il fuit les conséquences – choisissant d’ignorer d’ailleurs ce qu’elles sont, tant il craint le pire.

Le travail qu’il a accompli là change tout dans sa vie. D’abord, il a trouvé en Maître Malmut un père de substitution : sévère, mais juste. Ensuite, il a rencontré, dans ce qui n’est pas encore un faubourg d’Istanbul, une femme rousse avec laquelle il fait l’amour et qui occupera ses pensées bien plus longtemps que prévu. Enfin, tout est en place pour rejouer une histoire que Cem a lue quand il puisait ses lectures dans les rayons du libraire, celle d’Œdipe.

Le mythe a donné naissance à bien des œuvres, pas seulement littéraires d’ailleurs. Il est si lourd de sens qu’il peut donner naissance à de multiples interprétations sans jamais perdre sa charge fondamentale où se mêlent le destin et les rapports familiaux.

Orhan Pamuk s’en est emparé à son tour dans son nouveau roman, La femme aux cheveux roux (traduit par Valérie Gay-Aksoy). Comme il se doit, le récit s’avance derrière des masques d’apparence anodine – si un premier amour est anodin, ou la fuite d’un père, ou un accident, ou une vocation contrariée. Il est, quoi qu’il en soit, implacable. D’autant que se superpose, à la tragédie d’Œdipe, celle de Rostam, tirée d’une épopée iranienne : le père y tue le fils, comme dans une image en miroir qui trouble la vision globale – et trouble en particulier Cem, obsédé par les deux récits. « C’est à cette période-là que, dans le cours de la vie ordinaire, je pris l’habitude de comparer les pères et les fils que je rencontrais avec Œdipe et Rostam », reconnaît-il dans un roman dont il est le narrateur.

Son intérêt ne faiblissant pas, alors qu’il est marié avec Ayse sans espoir de descendance, son épouse commence à partager cette lecture du monde : elle y « voyait une rêverie autour du fils que nous n’avions pas eu ». Au moins, pas de fils pour Cem, donc pas de meurtre programmé, ni Œdipe ni Rostam. En principe…

Orhan Pamuk est un romancier retors – et fascinant. On peut lire son livre comme une histoire d’amour. Ce n’est pas faux. On peut en tirer des leçons sur les strates du sol, le savoir du puisatier, celui de l’ingénieur. La femme aux cheveux roux est cela aussi, et bien d’autres choses. Mais, surtout, un courant souterrain l’anime, qui emporte personnages et lecteurs dans un même flux dont la direction se précisera petit à petit.

mercredi 30 septembre 2020

La faute à pas de chance – ou à Chris Offutt

Tucker n’a pas encore dix-huit ans et, en 1954, sa longue marche l’a amené au Kentucky : il rentre chez lui après avoir participé à la guerre de Corée. L’expérience qu’il n’aurait pas connue sans mentir sur son âge en s’engageant l’a mûri. « C’était la guerre de Truman, pas celle de Tucker, mais il avait tué et avait failli se faire tuer, et il avait vu des hommes trembler de peur et pleurer comme des enfants. » Il possède 440 dollars et onze médailles, ainsi qu’un embryon de morale et une détermination absolue.

La bravoure manifestée au combat se réveille quand il tombe sur un viol : l’oncle de Rhonda s’est arrangé pour se retrouver seul avec elle, son désir accru par le jeune âge de sa nièce – elle a quinze ans. Tucker, généreux guerrier, sauve la belle et laisse la vie sauve au criminel, il est de la famille. Presque de la sienne puisque l’événement rapproche tant les jeunes gens qu’ils se marient.

Dix ans plus tard, dans la deuxième partie du roman, Hattie, assistante sociale, accompagnée de son chef Marvin, se rend chez Tucker et Rhonda. Le premier est absent – il est au travail, on saura lequel plus tard. Rhonda déprime, c’est logique : seule Jo, parmi leurs quatre enfants, ne souffre d’aucun handicap. Deux petites filles prostrées et un garçon d’une dizaine d’années complètent une famille que Hattie fréquente régulièrement et qu’elle estime surtout malchanceuse. Tandis que Marvin, qui la découvre, est choqué et envisage pour les enfants un placement immédiat…

D’une part, cette existence à l’écart du monde, selon des normes peu communes et correspondant, malgré tout, à un certain équilibre interne. D’autre part, le représentant de l’ordre social et moral, imaginant qu’il suffit de déplacer des enfants pour que la paysage retrouve une apparence paisible.

Le débat est posé, mais il ne se prolongera qu’en filigrane de la trajectoire qui conduit Tucker, transporteur d’alcool illégal pour un gros bonnet de ce trafic, vers la case prison. Où il fera un séjour plus long que prévu, ce qui ennuie tout le monde : lui-même, bien entendu, son boss, qui le paie pour cela, et Rhonda, désormais sans ses enfants.

Les Nuits appalaches, de Chris Offutt, sont noires comme un roman de la même couleur. Elles sont néanmoins traversées d’une humanité qui, pour ne pas s’embarrasser de douceur (c’est un euphémisme), ne déroge à certains principes. On est à la fois horrifié et séduit.

mardi 29 septembre 2020

Vincent Message place « Cora dans la spirale »


Vincent Message, avec son troisième roman, poursuit une démarche cohérente où l’imagination se met au service d’une interprétation du monde – de notre monde contemporain. Cora dans la spirale est l’histoire d’une jeune femme aspirée par un système de management qui vise à l’efficacité totale, à la rentabilité maximale, et tant pis pour celles et ceux qui ne se montrent pas à la hauteur ou ne sont pas assez malléables pour se plier avec docilité aux lois du moment.

Chez Borélia, une compagnie d’assurances en pleine transformation – plus tard, on pourra dire restructuration –, l’entreprise familiale a cédé aux sirènes d’un groupe plus important. « Big is beautiful », n’est-ce pas ? Cora voit venir les changements avec un peu de crainte car elle vient de rentrer d’un congé de maternité – et la petite Manon, si elle enchante sa vie avec Pierre, ne simplifie pas l’organisation de la vie quotidienne. Mais, forte de ses qualités reconnues dans le secteur du marketing où elle se trouve, elle imagine traverser sans trop de mal l’inévitable tempête.

Bien entendu, rien ne se passe comme prévu. La marche d’une entreprise est un rouleau compresseur qui fait peu de cas des individus et les états d’âme ne sont rien devant les buts poursuivis. Que Cora tombe amoureuse de Delphine, membre de la mission de conseil chargée d’optimiser le fonctionnement des différents secteurs, qu’elle s’attache à aider un réfugié malien en quête de paix après la guerre qu’il a fuie, ainsi que d’une autorisation de séjour en France, ce ne sont que des détails dans une histoire globale.

C’est pourtant à ce genre de détails que Mathias s’attache quand il tente de reconstituer, longtemps après des événements dont on apprendra pourquoi ils le touchent de près, ce qui est arrivé jusqu’au drame. De celui-ci, n’en disons pas rien, car il est longtemps annoncé, menace à l’horizon, et, à l’évidence, il se concrétisera le moment venu – laissons-le donc venir, il est assez brutal pour justifier l’attente.

D’autant que cette attente est nourrie d’une vie examinée sous tous les angles, comme s’il s’agissait de rédiger un portrait long format. Très long format. Les aspirations de Cora étaient bien plus grandes que le territoire sans cesse rétréci que lui ont laissé les années. « 30 ans seulement, et de moins en moins de vies possibles », a-t-elle écrit dans un des carnets qui retracent par bribes quelques épisodes du passé, avec les hauts et les bas d’une sensibilité parfois exacerbée. Mais qui nous touche à chaque instant.

lundi 21 septembre 2020

Lola rouge se joue de l’espace

Brûlant comme un premier amour, ce qu’un premier roman n’est pas à chaque fois. Ou brûlant comme un amour définitif, premier et dernier, après toi il n’y aura plus personne, et qu’y aura-t-il après le premier roman ? Poser la question, c’est savoir qu’il n’y a pas de réponse dans Requiem pour Lola rouge (au moins jusqu’au deuxième roman, depuis 2010 on est rassuré), mais reconnaître la frénésie manifestée par Pierre Ducrozet. Assez contagieuse pour laisser une trace, assez entraînante pour suivre un jeune homme amoureux jusqu’au bout du monde, dans une démarche imitatrice, puisque lui-même suit Lola partout, Lola perdue et retrouvée, depuis la nuit où il l’a rencontrée.

Mais peut-être rêvait-il et n’a-t-il plus cessé depuis. « Je ne sais plus si je rêve ou si je suis rêvé », écrit le narrateur, P. Que fume-t-il ? Avec quoi se pique-t-il ? C’est la littérature, peut-être, qui l’a mis dans cet état, il faudra se souvenir de ces lignes, glissées dans la deuxième page comme une promesse ou une menace : « Un ami m’avait passé un livre, les Chants de Maldoror, tu verras, m’avait-il dit. J’avais vu. Ça m’avait cramé les circuits. Les mots, des vipères – j’en finis par le déchirer, ce foutu bouquin, une nuit d’hiver à s’en esquinter la vie – page par page, oui, jusqu’à le jeter, ensanglanté, dans un coin de l’appartement. » Après ça, comment s’étonner que plus rien ne soit pareil ? Que Lola se pointe ? Qu’elle agace et soit indispensable, qu’elle traverse les murs et l’espace ?

Une musique rythmée, que l’on imagine jouée par un saxophoniste déhanché, finit d’emporter l’adhésion, à moins qu’elle soit au début de celle-ci. Tout est lié dans ce livre, le ton et des événements invraisemblables, l’invention verbale et la dérive sociale – P. est une sorte d’assistant-cambrioleur, dont une bande d’authentiques voleurs se sert pour faire ouvrir les portes, parce qu’il présente bien et peut inspirer confiance.

P. est un menteur congénital. D’où le fait, se dit-on avec l’impression d’avoir compris, qu’il a tout inventé. Sinon qu’il se ment d’abord à lui-même, depuis toujours, pour échapper au réel. Et, cette fois-ci, le réel lui échappe. Personne ne pourra le croire, forcément. Sauf le lecteur, qu’il bouscule agréablement. Voilà qui change de la routine. Traverser la rue devient une aventure, puisque peut-être Lola rouge sera sur l’autre trottoir et que, soudain, au lieu d’être à Montmartre, on sera à Lisbonne, ou au Vietnam. Et, l’instant d’après, sur la route de Bangkok. Parce que Lola a disparu entre-temps, bien sûr.

lundi 14 septembre 2020

Nicolas Mathieu raconte une tranche de réel

Nicolas Mathieu, 42 ans, né à Epinal, a le vent en poupe : son premier roman, Aux animaux la guerre, paru en 2014 dans la collection Actes noirs, a été adapté par Alain Tasma en six épisodes d’une série pour France 3 ; le deuxième, Leurs enfants après eux, toujours chez Actes Sud mais dans la série de littérature, lui a valu le Goncourt en 2018.

Les deux romans se déroulent dans la région d’origine de l’écrivain. La ville industriellement sinistrée de Heillange est le décor de Leurs enfants après eux. Sinistre, forcément sinistre, cette ville sur laquelle ne règnent pas Anthony et Hacine, deux personnages principaux que tout oppose. La rouille a envahi les aciéries désaffectées, les habitants sont aussi tristes que leur environnement, même si les jeunes écoutent Nirvana en 1992 et frémissent au parcours de l’équipe de France au Mondial de football en 1998. Ce sont les deux dates butoirs entre lesquelles le roman se déroule et l’ambiance ne s’est améliorée que de manière très superficielle.

D’ailleurs, tout le monde veut quitter Heillange puisqu’il n’y a pas d’avenir sur place, autre que la répétition des beuveries, du feu d’artifice du 14 juillet, de la baston, des amours pas très gaies. Certains voudraient réagir, comme le proclame Pierre Chaussoy : « le temps du deuil est fini. Ça fait dix ans maintenant qu’on pleure Metalor. À chaque fois qu’on parle d’Heillange, c’est pour évoquer la crise, la misère, la casse sociale. Ça suffit. Aujourd’hui, nous avons le droit de penser à autre chose. A l’avenir, par exemple. » Mais le président de l’association qui gère le club nautique pense surtout à sa propre carrière politique. Et se moque pas mal, au fond, de savoir si sa fille Steph, qui fascine Antony, est heureuse…

De ces dialogues de sourds, Hacine a cherché à s’enfuir. Faire fortune ailleurs, laisser tomber les entretiens qui ne débouchent jamais sur une embauche, passer du côté de l’illégalité grâce à la drogue qui se cultive bien au bled, blanchir l’argent ensuite – c’est là que ça coincera, pour un retour peu glorieux afin d’éviter de plus gros ennuis encore. Au fond, les histoires de moto volée, cramée, avec juste retour des choses au moment où l’on croyait le conflit apaisé, restent moins graves, tant pis si elles sont vécues sans enthousiasme.

Nicolas Mathieu raconte avec justesse la vie grise d’un groupe d’adolescents piégés par le lieu où ils n’ont pas choisi de naître. Son roman social qui ne se donne pas pour tel est une tranche de réel comme aucun sociologue n’oserait en écrire. Il faut être romancier pour le faire.

dimanche 13 septembre 2020

« Merci », le mot-clé du dernier roman de Delphine de Vigan

En refermant Les gratitudes, le dernier roman de Delphine de Vigan, on quitte des personnages tous positifs et pourtant le livre est formidable. L’autrice ne doit pas avoir grande considération pour l’affirmation d’André Gide : « Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature. » Affirmation balayée avec assurance.

Pour l’essentiel, ils sont trois protagonistes dont deux prennent en charge la narration à tour de rôle : Marie et Jérôme. Ils sont jeunes mais se croisent – sans se rencontrer – dans une maison de retraite Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, selon la terminologie française). Ils y rendent visite, à des moments différents, à une vieille dame, Michka. Celle-ci s’est beaucoup occupée de Marie qui, sans elle, aurait été laissée à elle-même à une époque où elle avait besoin d’une famille. Quant à Jérôme, les heures qu’il passe dans la chambre de Michka ont une motivation professionnelle : il est orthophoniste et tente de rééduquer celle qui a perdu une partie de ses moyens d’expression.

Michka avait compris tout de suite, même si la façon qu’elle avait eu de le dire à l’opératrice appelée dans un moment de panique : « Je suis en train de perdre. » Perdre quoi ? Le dire est d’autant plus difficile que c’est l’outil même de la parole qui se déglingue. Ce qui domine, quand Marie arrive chez elle, avant l’installation à l’Ephad, c’est la peur. La peur ne la quittera plus, car Michka conserve une certaine lucidité envers son avenir. En témoigne ce bout de dialogue avec Jérôme, lors de sa première visite :

« — Ça ne va pas s’arranger, n’est-ce pas ?

— Quoi donc ?

— Tout ça. Tout ce qui s’en va, s’enfuite, comme ça, à toute vitesse. Ça ne va pas s’arranger ? »

Devant l’évidence, Jérôme ne pourra pas nier : « On peut ralentir les choses, mais on ne peut pas les arrêter. »

La situation est terrible, surtout pour une femme qui fut correctrice dans un journal. Sentir les mots lui échapper est tragique et, pour nous qui lisons comment elle remplace un terme par un autre, c’est un crève-cœur. Heureusement, l’effet comique produit par les dérapages verbaux de Michka est irrésistible : on devine tout ce qu’elle veut dire avec son vocabulaire involontairement créatif et un sourire naît souvent devant ses phrases, ce qui allège l’atmosphère.

L’humanité profonde de chaque personnage resplendit, souveraine. Diminuée mais pas idiote, Michka demande à Marie de lancer une recherche sur une famille qui l’a hébergée quand elle était encore enfant, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit, même tardivement, de dire « merci ». Un mot qui compte, ou pas, selon qu’il est prononcé distraitement ou vient du fond de l’âme, et auquel sont consacrées les premières pages du roman : « Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L’expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. »

Les gratitudes, au fond, ne parle que de cela : les dettes contractées auprès d’autres personnes, et pas toujours remboursées. Michka, Marie et Jérôme se doivent beaucoup les uns aux autres. Ils le savent, la romancière leur donne l’occasion de l’exprimer, parfois avec maladresse mais toujours avec honnêteté. Après Les loyautés et peut-être avant d’explorer les ambitions, Delphine de Vigan poursuit l’exploration de ce qui nous anime.


jeudi 10 septembre 2020

Le Congo belge de Barbara Kingsolver n’est pas celui de Tintin

Dans son gros roman à cinq voix, Les yeux dans les arbres (traduit par Guillemette Belleteste), l’Américaine Barbara Kingsolver emmène une famille au Congo belge, en 1959. Par quel hasard ? Celui qui y a fait vivre, comme elle le révèle dans un avant-propos, ses parents : « Des gens qui, en tant que personnels de santé, ont été attirés au Congo par la compassion et la curiosité. » Mais, précise-t-elle, les personnages de son roman n’ont rien à voir avec sa famille. Heureusement pour elle : Nathan Price, le père du roman, est un pasteur intransigeant et, donc, peu commode. Il fait penser souvent à ces coopérants partis vers des pays émergents, comme on ne le disait pas encore à l’époque, emplis de la volonté farouche d’imposer la civilisation, la seule civilisation possible – la leur – à ceux qui, selon eux, souffrent de ne pas la connaître. Oubliant au passage que ce qu’on ne connaît pas ne peut pas manquer.

Nathan Price est de ces hommes-là, fort de ses convictions baptistes imposées déjà à sa famille, soit son épouse Orleanna et ses quatre filles – Rachel, l’aînée, Leah et Adah, les jumelles, Ruth May, la plus jeune. De la Géorgie à Kilanga, il y a bien plus qu’un voyage, si compliqué soit-il – on se régale des pauvres stratagèmes par lesquels il faut passer pour emporter les suppléments de bagages. Il y a surtout un changement de monde, avec les manifestations extérieures qui lui sont liées : une autre langue, un autre paysage, un autre climat, une autre nourriture, une autre manière de vivre. Avec, aussi, des différences invisibles pour qui ne veut pas les voir : des croyances bien installées, d’excellentes raisons pratiques pour renoncer à certains rites, des structures sociales répondant à une culture ancienne, etc.

Il va de soi que le pasteur n’a aucune intention d’en tenir compte. Son projet consiste à répandre la bonne parole sans plier. Quelles que soient les difficultés. Certes, il apprend vite quand il s’agit d’adapter le mode de culture aux conditions locales. Mais, s’agissant de la foi et de ses représentations rituelles, il sera inflexible, au risque de s’attirer la réprobation générale.

La figure de Nathan Price domine le roman mais nous n’entendons sa voix que rapportée par son épouse ou ses filles. Celles-ci, surtout, racontent leur vie sous l’angle qui correspond à leur caractère individuel. Rachel est dotée d’une intelligence moyenne et s’intéresse à des choses futiles. Leah et Adah sont surdouées bien que la seconde souffre d’un handicap depuis sa naissance. Ruth May est trop jeune pour avoir été moulée par la société américaine et est la plus à l’aise dans le village congolais. Leurs tons variés, parfois même leurs interprétations différentes des mêmes événements, fournissent au roman une épaisseur peu commune puisqu’une réalité unique est envisagée sous plusieurs formes et cela correspond, somme toute, assez bien à la distance créée par l’étrangeté du Congo pour des Américaines.

En 1960, c’est l’indépendance. Lumumba est élu, le Katanga fait sécession, Lumumba est assassiné, Mobutu prend le pouvoir, ce sera le début d’une nouvelle ère dont Leah, restée sur place, sera le témoin. Mais la famille, entre-temps, a explosé. A force de résistance, le pasteur a réussi à démolir tout ce qui pouvait l’être, et toujours avec cette même merveilleuse inconscience. Ruth May est morte, les autres femmes n’ont échappé aux dangers qu’avec beaucoup de chance, le père s’est enfoncé dans la forêt… A l’image d’un pays que, pour une fois, elles imitent dans leur ensemble, l’unité des femmes se défait, chacune suivant son destin en fonction de ses aspirations.

Les yeux dans les arbres est un roman passionnant dans lequel le choc entre les cultures provoque catastrophes et prodiges, et dont les personnages vivent des moments historiques sans s’en rendre compte. Mieux instruit, le lecteur ne s’y trompe pas et prend la mesure des limites humaines. Celles que refusait le pasteur Price.

dimanche 23 août 2020

Le Prix Maison rouge aux crabes rouges de Dorothée Janin

C’est un prix littéraire encore marginal, mais la plupart de celles et ceux qui l’ont baptisé Maison rouge, du nom d’un établissement de Biarritz, possèdent une réputation (une surface ?) qui lui promet une notoriété croissante, s’il dure. Le jury se compose de Philippe Djian, Frédéric Beigbeder, Frédéric Schiffer, Isabelle Carré, Dominique de Saint Pern, Diane Ducret, Claude Nori et Jean Le Gall. En outre, ils avaient élu l’an dernier l’excellent Chroniques d’une station-service, d’Alexandre Labruffe. Le choix de 2020 n’est pas mal non plus : L’île de Jacob, de Dorothée Janin.

Dans l’île en question, qui s’appelle Christmas Island, le narrateur est arrivé adolescent, en compagnie de son père. Il y avait là des mines de phosphate et des crabes rouges, espèce locale envahissante mais protégée. Des millions de crabes rouges, que Werner Herzog était venu filmer, fasciné comme nous le sommes dans la description que fait la romancière de leur présence. Quand ils se mettent en mouvement, ils couvrent tout, on n’entend qu’eux. Un bruit qui continue de hanter le narrateur, longtemps après : « maintenant quand je suis sur le continent et que j’entends des rats fouiller les poubelles – j’habite un quartier très propre, très bien, mais toutes les nuits c’est pareil – il faut que je me force pour ne pas penser que ce sont des crabes. »

Plus un gamin, pas encore un homme, le garçon rêve de rencontrer là une fille, « au moins une jeune asiatique bienveillante à mon égard ». Le désir court tout le temps qu’il passe sur l’île, mais il est pollué par d’autres préoccupations. La présence de Jacob Cazaly, réputé sexy, auréolé d’une réputation de tombeur – « des kilotonnes de touristes », des Allemandes dont les maris étaient à la pêche au gros – et tout à coup replié sur la protection (ou la garde rapprochée) de Nisaï. Elle venait du Sri Lanka, elle avait échoué sur Christmas Island comme beaucoup d’autres clandestins qui finissaient enfermés au « centre d’accueil et de traitement de l’immigration ». Car l’île était devenue une prison australienne, un territoire éloigné sur lequel les règles du droit d’asile n’avaient pas cours.

On pouvait indéfiniment détenir les gens qui étaient là en attendant de décider quoi en faire et où les renvoyer. Selon les cauchemars de saison dominaient les Tamouls, les Hazaras d’Afghanistan, les Kurdes. Ils étaient un peu plus nombreux que les habitants de l’île, leur nombre augmentait chaque année.

Des réfugiés, des crabes en sursis, un homme plein de mystères et, à y regarder de près, peut-être menaçant, c’est plus qu’il n’en faut pour déstabiliser le narrateur et appeler, en écho d’une catastrophe écologique globale, une catastrophe intime dont Vicky, présente à cette époque, retrouvée plus tard, prend peut-être la mesure. Ou pas.

samedi 22 août 2020

Vinca Van Eecke, le rêve fracassé

Pourquoi la jeune narratrice du premier roman de Vinca Van Eecke, Des kilomètres à la ronde, s’entiche-t-elle d’une bande de loubards de province, forts en gueule, toujours les premiers pour faire du bruit dans les rues et échapper mine de rien au système dans lequel ils sont sans le savoir déjà enfermés puisqu’ils sont du genre à travailler tôt ? Et pourquoi ça dure, pourquoi est-ce encore avec eux qu’elle brûle ses cours du lycée après avoir réussi le bac ? « Peut-être parce que les contraires se subjuguent », avance-elle avec précaution, et parmi d’autres « peut-être », dans un prologue qui donne le ton. Plus tard, l’explication se fait plus précise, bien qu’elle soit incapable de la transmettre à sa mère qui s’inquiète de ses fréquentations : « la grâce ».

Une intelligence du mouvement, une connivence au monde, qui faisaient que, de tout temps, les gens comme moi, voués à s’asseoir dans des amphithéâtres, avaient été subjugués par les gens comme eux et cherchaient leurs mots pour décrire ce truc indéfinissable après lequel on soupirait sans fin.

Ils s’appellent Phil, son frère Buddy le bègue, Mallow, Jimmy, José, Reno et Chuck, pour la plupart – Jimmy est l’exception – ce sont des surnoms qui tentent de dire ce qu’ils veulent être, dans la lignée d’une mythologie nord-américaine. Prolongée, ça tombe bien, avec la découverte des Doors et du destin brisé de Jim Morrison.

Mais la belle insouciance n’a qu’un temps, il faut bien un jour redevenir sérieux – les accidents de la vie sont là pour rappeler que celle-ci ne se déroule jamais selon le programme que l’on pensait suivre sans fin. On a traversé la moitié du roman sur un rythme allègre, sans se poser de questions (à peine la narratrice est-elle effleurée, parfois, de légers doutes), et voilà que le poids d’un cercueil semble marquer un basculement définitif vers autre chose. Est-ce que ça s’appelle grandir, la rencontre avec le malheur ?

Frottés au même macadam depuis des années, nos enthousiasmes ne produisaient plus que de vagues étincelles.

Roman de formation, Des kilomètres à la ronde dit, et de belle manière, de la manière qui râpe quand c’est nécessaire, l’indispensable rêve de l’adolescence tenu encore à bout de bras pendant quelques années d’une vie d’adulte – et comment le rêve se fracasse sur le réel, laissant des traces qui oscillent entre nostalgie et cicatrices, à moins qu’il s’agisse de la nostalgie des blessures qui ont causé ces cicatrices.

Par certains aspects, plus discrets mais présents malgré tout, c’est aussi le roman des oubliés de la société française, dans une région – en lisière du Morvan – qui laisse peu de possibilités de participer à la compétition sociale à laquelle d’autres, ailleurs, se livrent avec tant d’énergie. L’énergie est présente chez ces jeunes aussi, mais ils ne trouvent pas, parce qu’on ne leur en donne pas l’occasion, de meilleure manière d’être dépensée qu’en vaines activités dévoreuses de temps. On brûle, mais on brûle en vain.

vendredi 21 août 2020

Le Prix Stanislas à Laurent Petitmangin, côté obscur

Le premier roman de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, arrive précédé d’une agréable rumeur : les éditeurs étrangers se l’arrachent, c’est la divine surprise. Du genre qu’avaient provoqué Gaël Faye en 2016 ou Adeline Dieudonné deux ans plus tard ? Allez savoir… Ma boule de cristal ne me dit rien à ce sujet, mais je l’ai lu et je n’en pense que du bien. Le Prix Stanislas, attribué hier, lui sera en tout cas remis le 12 septembre à Nancy.

Fus, qui s’appelle Frédéric mais qui a été rebaptisé ainsi à cause du Fußball, y joue, au foot, le dimanche. Y va, aussi, voir Metz, dont il est fan avec son père, quand l’équipe joue à domicile. Fus est le moteur du récit, ce qu’il est et ce qu’il deviendra en forment la colonne vertébrale. Son petit frère Gillou a un début de vie plus lisse, tourné vers l’excellence. Leur mère est morte d’un cancer, c’est leur père, qui travaille à la SNCF et à travers les yeux duquel nous allons suivre toute cette histoire, qui s’occupe d’eux. Comme il peut, pas trop mal, en fait. Même s’il sera amené à se poser bien des questions à ce sujet.

Il a tracté, il a collé, parcours de militant socialiste en héritage familial qui n’empêche pas la sincérité. Il en est pourtant revenu, sans pour autant avoir changé d’idées, et se contente de retrouver de temps en temps ses potes à la section, autour d’un gâteau. Seul le jeune Jérémy a remis un peu de carburant pour que la flamme ne s’éteigne pas, lui qui cherche à tracer sa voie vers la politique, y faire carrière, peut-être, suivi par Guillou qui lui emboîte le pas.

Quant à Fus, il a vaguement décroché, pris une voie de garage avant d’emprunter des chemins de traverse plus hasardeux. Il s’éloigne, il se fait des potes, passe du temps avec eux, revient un jour avec un bandana marqué d’une croix celtique.

« Fus, c’est quoi cette croix ? – Pa, j’en sais rien, c’est juste un bandana prêté par un pote. – Fus, si tu ne le sais pas, je vais te le dire, c’est une croix celtique ! Une croix celtique ! Bon Dieu, Fus, tu portes des trucs de facho maintenant ? – Pa, calme-toi, c’est un bandana d’ultra, pas de facho. Ça vient de la Lazio, de leur virage nord. C’est leur truc de reconnaissance. C’est Bastien qui les collectionne. »

À l’exact opposé de son socialiste de père, Fus fraie avec le FN, trouve que ces types ne sont pas si mal, une gêne s’installe même avec Jérémy, son ami de toujours. La dérive est active : Fus aussi colle des affiches, comme avait fait son père, mais pour le camp d’en face, les ennemis, les racistes.

Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait : mon fils avait fricoté avec des fachos.

L’idée n’est pas facile à accepter, la suite le sera encore beaucoup moins, quand les débats d’idées, fussent-elles simplistes, se transforment en haine, en baston, en coups qui font vraiment mal – et que germe l’idée d’une vengeance.

Dit comme ça, le roman peut paraître binaire. Mais, entre le blanc et le noir (le bien et le mal ?), s’installe une zone de gris, faite de silences, de progressive acceptation, de concessions mutuelles. Jusqu’au moment, du moins, où il sera trop tard pour revenir en arrière, sans qu’il soit possible de comprendre à quel moment les choses se sont articulées jusqu’à cela – que je ne vous dirai pas, et qui fait un choc quand on l’apprend abruptement avant d’en découvrir les détails.

J’avais finalement compris que la vie de Fus avait basculé sur un rien. Que toutes nos vies, malgré leur incroyable linéarité de façade, n’étaient qu’accidents, hasards, croisements et rendez-vous manqués. Nos vies étaient remplies de cette foultitude de riens, qui selon leur agencement nous feraient rois du monde ou taulards.

Dans un monde qui se défait, les liens familiaux ont perdu une grande partie de leur signification et ne suffisent en tout cas pas à rattraper celui qui va tomber. Peut-être le phénomène n’est-il pas nouveau. Il est, quoi qu’il en soit, décrit ici avec une efficacité que l’écriture hachée de Laurent Petitmangin renforce, avec une forte influence de l’oralité.