A la fin du livre 2 de 1Q84, Haruki Murakami avait pris le
risque de décontenancer le lecteur. Tengo et Aomamé semblaient, depuis le début,
destinés à se retrouver à l’âge adulte après avoir partagé une amitié dans
l’enfance. Mais Aomamé, la tueuse d’hommes qui ont fait du mal, se suicidait
sur le lieu qui l’avait fait passer de 1984 à l’année des deux lunes, 1Q84. Du
moins commençait-elle le geste. Dès le deuxième chapitre du dernier volume, on
se rassure : elle n’est pas passée à l’acte et l’espoir reste permis.
Espoir assez mince, cependant : elle est cloîtrée dans un petit
appartement, pourchassée par les Précurseurs, une secte dont elle a tué le
leader, et il faudra beaucoup de chance pour que Tengo revienne observer les
deux lunes sur le toboggan où elle est presque certaine de l’avoir aperçu un
soir.
Un troisième personnage
intervient, qui modifie le rythme binaire du roman : Ushikawa, le
détective chargé par les Précurseurs de retrouver Aomamé. A défaut de
renseignements sur l’endroit où elle se cache, il décide de suivre Tengo qui le
conduira peut-être jusqu’à la meurtrière. Le chassé-croisé entre les principaux
protagonistes dessine une trame géographique précise dans une époque incertaine
où l’impensable devient concret.
Murakami joue de
multiples registres dans un livre qui est à la fois sentimental, policier et
fantastique, pour ne retenir que ceux-là. Il excelle dans chacun d’entre eux.
Il excelle encore davantage à les mêler dans son vaste ensemble romanesque. Où
la fin ressemble à ce qu’on attendait depuis le début. Où chaque branche d’un
récit construit à partir d’un tronc très visible donne ses fruits, légèrement
différents d’une branche à l’autre. Si bien que l’œuvre grandit en force autant
qu’en volume. Comme Tengo, devenu écrivain en réécrivant le texte de La chrysalide de l’air, par ailleurs
directement lié à la trame narrative, peut entreprendre un travail littéraire
plus ample et plus personnel.
Il se passe quelque chose
dans chacun des 31 chapitres. Et l’exploration des réactions les plus intimes
par rapport aux événements en constitue l’essentiel. Relevons quelques-uns de
ces événements prégnants. Le père de Tengo, qui fut collecteur de redevances de
la NHK (radio et télévision japonaises), est dans le coma, et son fils lui fait
la lecture lors de journées longues et pleines bien qu’étales. Un homme qui se
dit collecteur pour la NHK vient frapper avec violence à la porte de
l’appartement occupé par Aomamé qui ne manifeste pas sa présence, et crie qu’il
reviendra. Le même, ou un autre, à moins qu’il soit le fantôme du père de
Tengo, harcèle aussi Ushikawa. On apprendra à quel point la nuit où Aomamé a
tué le leader des Précurseurs a modifié la vie de la jeune femme, d’une manière
troublante pour un esprit rationnel.
De la rationalité, il vaut faire table rase
avant d’ouvrir 1Q84. De manière à
accepter les codes originaux d’un monde qui, pour ressembler au nôtre par bien
des aspects, en est parfois très éloigné. La force de Murakami est de l’avoir
rendu aussi présent que la réalité.
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