Double incursion, ce matin, dans le tome 10 des "romans durs" de Georges Simenon, des ouvrages publiés entre 1956 et 1960.
Le nègre
Quand on se sent dans une
position inférieure à celle qu'on croit mériter, on n'a de cesse qu'une justice
immanente répare l'aberration. Théo se sent exactement dans cet état, lui qu'on
appelle un «moindre» et qui passe son temps à se dire: «Un jour, je leur
montrerai...» C'est la première phrase du Nègre. Elle reviendra en thème
récurrent, sous différentes variantes, jusqu'à la fin, au moment où il faut
bien compléter ce qui pourrait venir après les points de suspension: rien du
tout! Il n'avait jamais rien eu à montrer.
Entre-temps, Théo aura eu
sa chance et l'aura laissé passer, plus près du «moindre» dont on le traite
que du manipulateur qu'il rêve d'être. Il a suffi pour cela que le chef de
halte de Versins-Station, qui s'estimait digne d'être chef de gare et qu'un
journaliste traitera de garde-barrière, voie passer un Nègre dans la nuit. Un
événement dans son quotidien immuable, constitué de quatre arrêts de train à
quoi s'ajoutent quelques passages de rapides. D'autant que le fameux Nègre,
race inconnue à Versins, est retrouvé mort le lendemain!
Théo est persuadé qu'il
est le seul à l'avoir aperçu, en dehors de son assassin, et cette certitude est
le levier avec lequel il croit pouvoir soulever le monde qui l'entoure pour s'y
faire une place plus riante. Le voici donc à suivre dans les marges l'enquête
policière, ajoutant «sa» pièce, et à son seul usage, aux morceaux
progressivement connus de tous. A savoir que le Nègre en question était
l'héritier du riche Justin Cadieu, dont l'héritage, si ce natif d'Oubangui
n'avait pas existé, serait allé aux neveux François et Nicolas.
Théo pense donc
raisonnablement que le coupable est à chercher de ce côté: il a vu le Nègre se
diriger vers l'Hôtel du Roy, dont le patron n'est autre que François Cadieu.
Imaginer que celui-ci, voyant le nom de son client, a décidé de l'éliminer, à
moins qu'il ait averti son frère, du genre plus décidé... Le pas est franchi,
Théo connaît pour la première fois le dessous des cartes et décide de s'en servir
pour extorquer de l'argent à l'assassin.
Ce qu'il ne maîtrise pas,
en revanche, c'est son incapacité à agir, qui le conduit à être dépassé par les
événements: pendant qu'il n'utilise pas ce qu'il sait, d'autres sont capables
de reconstituer, par la logique, le chaînon manquant. Et ce qui est surtout
manqué, c'est l'occasion de changer de statut!
Strip-tease
Maud, la nouvelle, arrive
dès la première phrase de Strip-tease. Par son intermédiaire, on le devine
aussitôt, vont naître les problèmes. Célita, personnage central dans le groupe
de strip-teaseuses qui opèrent au Monico, à Cannes, l'a compris aussi. Quand
Natacha lui demande quel est le genre de la débutante, Célita lui répond : «Le genre à prendre la
place de l'une d'entre nous. On verra bien laquelle.»
Célita a l'ambition
chevillée au corps, ce corps qu'elle met chaque soir à nu, ou presque, en
dansant dans un costume espagnol effeuillé pièce par pièce. Elle s'est attaché
Léon, le patron, plus longtemps que toutes les autres (car Léon exerce une
sorte de droit de cuissage sur ses attractions). Elle espère bien succéder un
jour à Florence, la patronne, derrière la caisse. Celle-ci ne l'ignore pas et
lui voue une haine féroce, traduite en retenues sur salaire toujours plus
lourdes. Célita s'accroche, la patronne n'a pas l'air en très bonne santé, le
but n'est peut-être pas si éloigné.
Sinon que la nouvelle est
arrivée et que les données en ont été modifiées en profondeur. Maud a acquis
les faveurs de Léon, la liaison prend des proportions inattendues, jamais
connues auparavant. Florence et Célita constituent une alliance provisoire,
puisqu'elles partagent à présent la même ennemie contre laquelle la danseuse
met en branle des machinations maladroites. Personne n'est dupe, ni ses
partenaires qui la snobent, ni Léon qui voudrait la mettre à la porte.
Dans l'atmosphère enfumée
du Monico, sous les lumières artificielles, au milieu des clients venus
s'encanailler, Simenon met en place des jeux de regards troubles qui traversent
la salle. Les filles soumises à un règlement strict comme les hommes qui les
regardent et les désirent se trouvent sur un théâtre où tout est codé. Certains
acteurs connaissent les codes mieux que les autres, et le déséquilibre entre
les différents personnages est un des moteurs du roman. Il n'empêche que, le
temps passant, les destinées des uns et des autres empruntent des chemins
divergents.
Le chemin de Célita,
après la mort de Florence, semble clairement tracé: elle est prête à tout pour
briser Maud définitivement, et le geste fatal est inscrit dans la succession
des événements.
Mais Strip-tease ne
s'achèvera pas comme prévu. Les quatre dernières pages en finissent rapidement
avec un projet voué à l'échec, et avec une vie qui a échappé à sa propre
logique.
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