Peu banal, notamment parce
qu’écrit en vers, et même en sonnets, Golden Gate, le premier roman de Vikram Seth a mis
plus de vingt ans avant de trouver un traducteur capable de relever le défi
formel qu’il opposait à toute tentative classique de passage en français.
Claro, homme de tous les
défis, et qui en a vu d’autres, a ouvert le chantier pour un résultat
époustouflant : Golden Gate, en alexandrins, épouse un rythme que le
lecteur adopte sans efforts après quelques pages à peine, bercé par une vague
régulière qui relance sans cesse le récit. (Juste récompense de son travail, le nom du traducteur se trouve sur la couverture de la réédition au format de poche, c'est assez rare pour être noté.)
Car il s’agit bien d’un roman,
bourré de rebondissements pour les personnages et de clins d’œil de la part de
l’auteur. De temps à autre, celui-ci abandonne le fil de son histoire – de ses
histoires – pour des apartés plein d’ironies. Il remplace par une pirouette,
sous prétexte de censure, un sonnet qui aurait dû être érotique. Ou il décrit
l’enthousiasme mondain d’un éditeur apprenant qu’il écrit son premier roman,
enthousiasme très vite refroidi quand l’auteur précise quelle forme aura ce
livre…
Au milieu des années 80, John,
yuppie de San Francisco, se découvre en mal d’affection. Les amitiés sont
fragiles. Phil fut un bon compagnon à l’université, mais il milite contre les
armes tandis que John travaille pour cette industrie. Janet fut une excellente
camarade, mais la sculpture et la musique l’ont investie à temps plein. Les
liens ne sont cependant pas tout à fait distendus, il reste possible de renouer
des relations suivies. A condition d’accepter les nouveaux horizons de chacun.
Vikram Seth organise une vaste
entreprise de séduction, une danse à laquelle participent ses nombreux
personnages. Au fil de leurs mouvements, ils se rapprochent ou s’éloignent,
frôlent la grâce et le bonheur, retombent dans la solitude et la tristesse.
Un chat possessif se révèle un
obstacle à l’amour. La religion pousse Ed à renoncer à Phil. La mort rôde, elle
aussi, menaçante…
Au fond, Golden Gate est l’œuvre d’un écrivain romantique qui aurait apprivoisé
les sentiments. Il y a des fleurs et des baleines, les petits oiseaux chantent.
Mais le monde est présent, qui rappelle sa dureté à tout instant.
Golden Gate est surtout un
livre par lequel on a plaisir à se laisser prendre. Il coule aussi librement
que bouge l’eau sous le pont du titre. Et, comme lui, il est fortement arrimé
aux deux tours entre lesquelles il se déploie. Elles s’appelleraient, ici,
l’amour et les contingences. Forces contraires réunies pour une longue et belle
traversée au cours de laquelle Vikram Seth, pour la première fois, montrait un
talent confirmé depuis dans Un garçon
convenable, Quatuor ou Deux vies.
ENTRETIEN
Il y a une quinzaine d’années, à la parution d’Un garçon convenable, vous nous disiez que Golden Gate avait été considéré comme démodé. Est-ce pourquoi il a
fallu attendre si longtemps la traduction ? Ou votre notoriété est-elle
devenue suffisante ?
Golden Gate peut être considéré soit comme tout à fait démodé, soit
ridiculement avant-gardiste. Mais je l’ai écrit ainsi parce que c’était la
forme prise par mon inspiration. Je pense que la raison pour laquelle il a
fallu tant de temps pour le traduire relève moins de questions de notoriété ou
de mode que de la difficulté de l’entreprise. Il a fallu un traducteur avec le
courage, l’envergure et l’excentricité de Claro pour tenter quelques strophes
avant qu’un éditeur comme Grasset puisse le prendre.
« Sonnets pouchkiniens »,
écrivez-vous. Quelle part d’Eugène
Onéguine vous a-t-elle influencé ?
Pas le sujet, non, sinon qu’il circule pas mal d’amour dans les deux
livres. Pas vraiment la construction non plus : le roman de Pouchkine a la
forme d’un sablier, tandis que le mien a celle de la lettre « W ». Ne
me demandez pas d’expliquer ce que je veux dire par là ! Mais, en termes
de tonalité (une langue plus ou moins soutenue, de la narration aux digressions
de l’auteur, du rire aux larmes), je dois beaucoup à Pouchkine, comme dans la
forme du sonnet.
Contemporain par le contexte, Golden
Gate semble tout aussi anachronique par la forme. Ce choix correspond-il à
une nécessité profonde ?
Peut-être qu’avec une présence aussi envahissante de l’amour dans le roman
(l’amour de la famille, l’amour de la nature, l’amour gay, l’amour d’un
vignoble, l’amour d’un chat, etc.), il était nécessaire d’éviter l’écueil
consistant à passer de la « sensibilité » à la
« sensiblerie » en étant rigoureux dans la forme – ainsi qu’en
utilisant l’ironie. En outre, c’était plaisant d’écrire en pieds et en rimes
pour les parties les plus amusantes de l’histoire, et c’était un défi pour les
parties plus tristes, où le vers pouvait renforcer le pouvoir de l’émotion,
mais présentait le risque de l’amoindrir.
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