Des vies en mieux, le
livre d’Anna Gavalda sorti chez J’ai lu, regroupe trois courts
romans dont le premier, Billie, était paru en 2013 et les deux
autres l’année suivante, en un volume intitulé La vie en mieux.
Compliqué ? Non : tout coule de source, comme en témoigne l’entretien
qu’elle nous a donné pour le premier volet de la trilogie.
Anna Gavalda ne rencontre
pas, ou presque plus, les journalistes, elle leur répond par écrit. Volontiers,
nous pouvons en témoigner. Son « plan médias », une notion qu’elle
doit avoir en horreur, ne prévoyait actuellement, sur le site de son éditeur,
que deux radios (la télé, c’est trop bruyant à son goût, d’ailleurs elle n’en a
pas) à l’occasion de la sortie de Billie,
tiré initialement à 199.999 exemplaires – et réimprimé à 150.000 avant même sa
mise en vente en librairies. Librairies qu’elle fréquente en revanche
volontiers, en guise de remerciement pour leur travail : elle avait prévu
d’en visiter vingt-cinq en trois mois, elle aura eu le plaisir d’y rencontrer
des lecteurs, d’échanger quelques regards. Elle adore recevoir leurs lettres.
Elle a aussi pris le
temps de visiter les lieux où se fabriquent ses livres, du papier au… pilon, en
passant par l’imprimerie et les entrepôts, ce qui lui permet peut-être de se
faire pardonner les corrections introduites entre deux tirages. Et d’avoir un
avis sur la version numérique de Billie :
Dominique Gaultier, le patron du Dilettante, expliquait cette semaine à Livres Hebdo qu’elle avait imposé le
prix de 5 euros.
Devenue un phénomène en
raison de ses chiffres de vente, cette multimillionnaire de l’édition, qui
reconnaît avoir gagné plein d’argent avec ses livres (et être capable, grâce à
cela, de faire de beaux cadeaux à ceux qu’elle aime) bien que les tirages la
laissent indifférente, déteste, précisément, le mot « phénomène ».
Elle a établi autour d’elle, avec ses proches, ce qu’elle appelle son
« périmètre de sécurité ». Elle aime la discrétion, pas les podiums
ni, dans la presse, les photos d’elle avec ses enfants. La célébrité, ça la
gonfle, comme elle dit. Elle ne lit pas les articles publiés sur ses livres,
adore croiser un lecteur ou une lectrice anonyme dans un train, et qui ne la
reconnaît pas : une victoire sur la médiatisation. Sa vie de famille
n’appartient qu’à elle, les rêves qu’elle écrit, les personnages qu’elle fait
vivre appartiennent à tous.
Elle entonne souvent,
sous différentes formes, cette profession de foi sur la séparation des
territoires. Qui semble sa colonne vertébrale et doit représenter pour elle
bien plus qu’une attitude réfléchie : une question de survie.
Est-ce une manière
élégante de se défiler quand, au lieu de commenter, à propos d’un roman, tel ou
tel point sur lequel on aimerait avoir son avis, elle affirme n’avoir pas
d’opinion sur ses propres livres ? Ce qui se traduit, définitivement
semble-t-il, par : « Ce que
j’aime, c’est faire, pas commenter. »
Son écriture est
improvisée, elle travaille sans plan bien qu’elle se documente sur tous les
sujets qu’elle aborde comme si elle allait écrire une thèse. Mais elle se
laisse aller à ce qui semble logique pour des personnages auxquels elle a pensé
longtemps, de préférence des éclopés puisqu’elle pense que nous le sommes tous
et que les autres ne sont pas fréquentables. (Elle aime une phrase
d’Audiard : « Bienheureux les
fêlés, ils laissent passer la lumière. ») Elle a une scène initiale
autour de laquelle tout se construit, avant de mettre dans une histoire ces
personnages qu’elle a pris le temps de connaître en les inventant. Avec une
affection évidente pour la plupart d’entre eux et aucune envie de démontrer
quelque chose à travers eux. Elle n’est ni sociologue ni gourou. Quand elle les
abandonne, c’est généralement à un moment où ça va mieux, après la traversée de
bien des orages.
Puisqu’elle ne sait
jamais ce que sera son prochain livre, cent pages ou mille, un roman pour
jeunes ou le scénario qu’elle rêve d’écrire, laissons-la à cette fructueuse
absence de projets précis pour revenir au passé, après les classiques épisodes
de refus d’éditeurs qui ne publient pas de nouvelles d’auteurs inconnus,
initiative peu rentable à leurs yeux. Quand le Dilettante a sorti, en septembre
1999, Je voudrais que quelqu’un m’attende
quelque part, tirage de 1999 exemplaires, ni elle ni l’éditeur
n’imaginaient le succès à venir. Un miracle, lancé par le bouche à oreille et
confirmé par le prix RTL-Lire. Un miracle qui dure, qui se renouvelle, dans la
fidélité à son éditeur qui a toutes les raisons de s’en réjouir. Je l’aimais, Ensemble, c’est tout et La
consolante, trois coups gagnants et, pour les deux premiers, des
adaptations au cinéma. Des centaines de milliers d’exemplaires à chaque fois et
un chiffre d’affaires qu’il serait malvenu d’évoquer ici puisque cela glisse
sur l’indifférence d’Anne Gavalda.
Sa formation ?
Certes, elle a été prof de français. Mais ce sont les lectures qui ont dû faire
d’elle une écrivaine, à commencer par le choc d’Autant en emporte le vent, dévoré en quelques nuits quand elle
était en 5e. Ou alors, le choc était Goscinny. Ou un manuel
scolaire. Les réponses diffèrent. Mais, quand on lui demande des conseils pour
écrire, elle n’en donne qu’un : lire.
Et si, au lieu de
chiffres, il était possible, malgré sa discrétion, de la définir en deux mots,
ce serait peut-être : générosité et humour.
Le succès public, qui vous est venu très vite,
est-il de nature à modifier votre approche de l’écriture ? Ou, pour le
dire autrement : avez-vous conscience de l’attente qui est celle de vos
lecteurs, et adoptez-vous une démarche particulière pour la combler ?
Si le succès a modifié
mon approche de l’écriture ? Mais oui, bien sûr, maintenant j’écris avec
des petites mitaines en cachemire et ça change tout !
Non, sérieusement… le
succès, c’est très agréable, mais ça ne donne aucune assurance. J’aurais même
tendance à penser que ça fragilise beaucoup au contraire. Ça vous fiche sur le
dos une sorte de pression très insidieuse et très vicieuse qui vous pétrifie.
Non pas que l’on veuille séduire encore et toujours plus de lecteurs à chaque
nouveau titre, mais on a peur de décevoir celui qui vous a fait confiance
jusque-là. Être reconnue sans avoir rien fait pour l’être rend très
reconnaissante et la reconnaissance induit une sorte de dette morale. Pour les
remercier d’avoir été là, on a envie de continuer à faire plaisir à ses
lecteurs. Donc, oui, j’ai l’impression, avant de me mettre au travail, d’être
de plus en plus angoissée avec les années. Mais heureusement, dès que j’y suis,
j’oublie tout. Je m’oublie moi-même, j’oublie mes lecteurs et j’oublie le monde
autour de moi. Je ne pense qu’à mes personnages.
Billie et Franck ont été, pour le dire vite, et
pour des raisons différentes, des exclus de la société. Avez-vous une affection
particulière pour ce genre de personnages ?
Je dirais plutôt que
ce sont des clandestins. Ils ne sont pas exclus de la société, ils ont juste
eu, chacun de leur côté, une enfance mutilante (mot élégant pour dire « de
merde ») dont ils ne se seraient jamais remis s’ils ne s’étaient pas rencontrés.
Et, oui, j’ai une affection pour les clandestins. Pas pour les gens qui ont
souffert, mais pour ceux qui ont un trésor caché sous leur manteau. On appelle
cela la richesse intérieure...
Vous leur offrez une première rédemption, si l’on
peut oser le mot, grâce à la manière dont ils jouent une scène de Musset. La
littérature serait-elle un moyen de se hausser par-dessus sa condition ?
Parce qu’elle transcende le réel et les sentiments ? Ou pour toute autre
raison ?
Musset, ici, n’est qu’un
entremetteur. C’est parce qu’ils ont été désignés par leur professeur pour
jouer une scène devant leur classe qu’ils sont obligés de répéter ensemble et
donc, d’apprendre à se connaître. Bien sûr, cela me plaît que ce soit Musset et
que cette rencontre soit placée sous le signe de la poésie, de la littérature
et de l’art d’une façon générale, mais ils auraient pu tout aussi bien se
croiser grâce à un pique-nique scolaire ou je ne sais quoi. Musset est parfait,
mais leur amitié me paraît encore plus spectaculaire. De par leurs souffrances
et la façon dont ils vont s’entraider pour s’en sortir, ils SONT, je trouve, l’incarnation
du titre On ne badine pas avec l’amour.
Ces deux-là n’avaient, à première vue, rien en
commun. Leur complicité, si on l’analyse, repose sur des données peu
compatibles. A moins que le sentiment de rejet qu’ils éprouvent soit suffisant
pour les rapprocher, avant de trouver d’autres raisons pour le faire ?
Leur exclusion sociale
est un handicap pénible, mais il est sans intérêt. Ce qui les rapproche, c’est
leur sensibilité. Ils sont, l’un et l’autre, d’une grande sensibilité. Ce sont
deux fleurs nés sur deux tas de fumier différents. Quand ils se croisent, ils
se reconnaissent, entre frères d’armes, entre adolescents qui veulent s’en
sortir et, si possible, s’en sortir par le haut.
Au fond, ce roman dédié « aux
clandestins », que cherche-t-il à nous dire, s’il veut nous dire quelque
chose ?
La clandestinité ce n’est
pas la honte, c’est, parfois, appartenir au monde invisible des gens discrets,
tendres, sensibles et beaucoup trop vulnérables pour le montrer. Ce livre
dit : heureusement que ces gens
existent ! Comme ils ne la ramènent jamais, on n’entend jamais parler d’eux et pourtant ce sont eux
qui tiennent les fondations de notre humanité. Je leur rends hommage via une
gamine extrêmement grossière, mais noble. Noble de cœur…
La forme que vous adoptez dans Billie possède trois caractéristiques
évidentes. La première consiste à limiter le temps du récit à une nuit pendant
laquelle, cependant, se déroulent deux vies. Pourquoi avoir choisi cette
contrainte ?
Je n’ai rien
choisi ! Cette histoire m’est arrivée toute prête. Je sais, c’est
difficile à croire, mais c’est la vérité. Je ne savais rien en la commençant, j’ai
travaillé sous la dictée de cette gamine. Je n’ai eu d’autre à faire qu’à l’écouter
et répéter par écrit ce qu’elle nous racontait, à sa bonne étoile et à moi. Je
n’ai réfléchi à rien. Je lui ai simplement fait confiance. Pratique, non ?
La seconde caractéristique tient au registre de la
langue, avec lequel jouaient aussi la plupart de vos livres précédents. C’est
la langue de Billie, avec ses dérapages, ses propres références culturelles,
ses tentatives maladroites pour parler « bien ». L’exercice était-il
complexe ?
Je me répète parce que
c’est la vérité : je n’ai rien travaillé. J’ai juste écouté une voix.
Comme Jeanne d’Arc, si vous voulez… La
sainteté en moins, hélas !
Enfin, vous privilégiez le monologue – puisque,
forcément, l’étoile à laquelle s’adresse Billie ne répond pas. Cela s’est-il
imposé aussi ?
Tout s’est imposé. Même le livre s’est imposé. Billie n’était qu’une longue histoire parmi d’autres
dans un recueil de nouvelles et mon éditeur a décidé de la publier à part pour
qu’elle son écrin à elle. De A jusqu’à Z, cette gamine aura fait sa loi et c’est
très bien comme ça parce que sa loi est belle. Enfin, je trouve. J’ai beaucoup
d’admiration pour mon personnage. Pour mon héroïne, devrais-je dire. Je
suis heureuse de l’avoir croisée, moi aussi.
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