samedi 6 juin 2015

Anna Gavalda, ni sociologue ni gourou

Des vies en mieux, le livre d’Anna Gavalda sorti chez J’ai lu, regroupe trois courts romans dont le premier, Billie, était paru en 2013 et les deux autres l’année suivante, en un volume intitulé La vie en mieux. Compliqué ? Non : tout coule de source, comme en témoigne l’entretien qu’elle nous a donné pour le premier volet de la trilogie.
Anna Gavalda ne rencontre pas, ou presque plus, les journalistes, elle leur répond par écrit. Volontiers, nous pouvons en témoigner. Son « plan médias », une notion qu’elle doit avoir en horreur, ne prévoyait actuellement, sur le site de son éditeur, que deux radios (la télé, c’est trop bruyant à son goût, d’ailleurs elle n’en a pas) à l’occasion de la sortie de Billie, tiré initialement à 199.999 exemplaires – et réimprimé à 150.000 avant même sa mise en vente en librairies. Librairies qu’elle fréquente en revanche volontiers, en guise de remerciement pour leur travail : elle avait prévu d’en visiter vingt-cinq en trois mois, elle aura eu le plaisir d’y rencontrer des lecteurs, d’échanger quelques regards. Elle adore recevoir leurs lettres.
Elle a aussi pris le temps de visiter les lieux où se fabriquent ses livres, du papier au… pilon, en passant par l’imprimerie et les entrepôts, ce qui lui permet peut-être de se faire pardonner les corrections introduites entre deux tirages. Et d’avoir un avis sur la version numérique de Billie : Dominique Gaultier, le patron du Dilettante, expliquait cette semaine à Livres Hebdo qu’elle avait imposé le prix de 5 euros.
Devenue un phénomène en raison de ses chiffres de vente, cette multimillionnaire de l’édition, qui reconnaît avoir gagné plein d’argent avec ses livres (et être capable, grâce à cela, de faire de beaux cadeaux à ceux qu’elle aime) bien que les tirages la laissent indifférente, déteste, précisément, le mot « phénomène ». Elle a établi autour d’elle, avec ses proches, ce qu’elle appelle son « périmètre de sécurité ». Elle aime la discrétion, pas les podiums ni, dans la presse, les photos d’elle avec ses enfants. La célébrité, ça la gonfle, comme elle dit. Elle ne lit pas les articles publiés sur ses livres, adore croiser un lecteur ou une lectrice anonyme dans un train, et qui ne la reconnaît pas : une victoire sur la médiatisation. Sa vie de famille n’appartient qu’à elle, les rêves qu’elle écrit, les personnages qu’elle fait vivre appartiennent à tous.
Elle entonne souvent, sous différentes formes, cette profession de foi sur la séparation des territoires. Qui semble sa colonne vertébrale et doit représenter pour elle bien plus qu’une attitude réfléchie : une question de survie.
Est-ce une manière élégante de se défiler quand, au lieu de commenter, à propos d’un roman, tel ou tel point sur lequel on aimerait avoir son avis, elle affirme n’avoir pas d’opinion sur ses propres livres ? Ce qui se traduit, définitivement semble-t-il, par : « Ce que j’aime, c’est faire, pas commenter. »
Son écriture est improvisée, elle travaille sans plan bien qu’elle se documente sur tous les sujets qu’elle aborde comme si elle allait écrire une thèse. Mais elle se laisse aller à ce qui semble logique pour des personnages auxquels elle a pensé longtemps, de préférence des éclopés puisqu’elle pense que nous le sommes tous et que les autres ne sont pas fréquentables. (Elle aime une phrase d’Audiard : « Bienheureux les fêlés, ils laissent passer la lumière. ») Elle a une scène initiale autour de laquelle tout se construit, avant de mettre dans une histoire ces personnages qu’elle a pris le temps de connaître en les inventant. Avec une affection évidente pour la plupart d’entre eux et aucune envie de démontrer quelque chose à travers eux. Elle n’est ni sociologue ni gourou. Quand elle les abandonne, c’est généralement à un moment où ça va mieux, après la traversée de bien des orages.
Puisqu’elle ne sait jamais ce que sera son prochain livre, cent pages ou mille, un roman pour jeunes ou le scénario qu’elle rêve d’écrire, laissons-la à cette fructueuse absence de projets précis pour revenir au passé, après les classiques épisodes de refus d’éditeurs qui ne publient pas de nouvelles d’auteurs inconnus, initiative peu rentable à leurs yeux. Quand le Dilettante a sorti, en septembre 1999, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, tirage de 1999 exemplaires, ni elle ni l’éditeur n’imaginaient le succès à venir. Un miracle, lancé par le bouche à oreille et confirmé par le prix RTL-Lire. Un miracle qui dure, qui se renouvelle, dans la fidélité à son éditeur qui a toutes les raisons de s’en réjouir. Je l’aimais, Ensemble, c’est tout et La consolante, trois coups gagnants et, pour les deux premiers, des adaptations au cinéma. Des centaines de milliers d’exemplaires à chaque fois et un chiffre d’affaires qu’il serait malvenu d’évoquer ici puisque cela glisse sur l’indifférence d’Anne Gavalda.
Sa formation ? Certes, elle a été prof de français. Mais ce sont les lectures qui ont dû faire d’elle une écrivaine, à commencer par le choc d’Autant en emporte le vent, dévoré en quelques nuits quand elle était en 5e. Ou alors, le choc était Goscinny. Ou un manuel scolaire. Les réponses diffèrent. Mais, quand on lui demande des conseils pour écrire, elle n’en donne qu’un : lire.

Et si, au lieu de chiffres, il était possible, malgré sa discrétion, de la définir en deux mots, ce serait peut-être : générosité et humour.
Le succès public, qui vous est venu très vite, est-il de nature à modifier votre approche de l’écriture ? Ou, pour le dire autrement : avez-vous conscience de l’attente qui est celle de vos lecteurs, et adoptez-vous une démarche particulière pour la combler ?
Si le succès a modifié mon approche de l’écriture ? Mais oui, bien sûr, maintenant j’écris avec des petites mitaines en cachemire et ça change tout !
Non, sérieusement… le succès, c’est très agréable, mais ça ne donne aucune assurance. J’aurais même tendance à penser que ça fragilise beaucoup au contraire. Ça vous fiche sur le dos une sorte de pression très insidieuse et très vicieuse qui vous pétrifie. Non pas que l’on veuille séduire encore et toujours plus de lecteurs à chaque nouveau titre, mais on a peur de décevoir celui qui vous a fait confiance jusque-là. Être reconnue sans avoir rien fait pour l’être rend très reconnaissante et la reconnaissance induit une sorte de dette morale. Pour les remercier d’avoir été là, on a envie de continuer à faire plaisir à ses lecteurs. Donc, oui, j’ai l’impression, avant de me mettre au travail, d’être de plus en plus angoissée avec les années. Mais heureusement, dès que j’y suis, j’oublie tout. Je m’oublie moi-même, j’oublie mes lecteurs et j’oublie le monde autour de moi. Je ne pense qu’à mes personnages.
Billie et Franck ont été, pour le dire vite, et pour des raisons différentes, des exclus de la société. Avez-vous une affection particulière pour ce genre de personnages ?
Je dirais plutôt que ce sont des clandestins. Ils ne sont pas exclus de la société, ils ont juste eu, chacun de leur côté, une enfance mutilante (mot élégant pour dire « de merde ») dont ils ne se seraient jamais remis s’ils ne s’étaient pas rencontrés. Et, oui, j’ai une affection pour les clandestins. Pas pour les gens qui ont souffert, mais pour ceux qui ont un trésor caché sous leur manteau. On appelle cela la richesse intérieure...
Vous leur offrez une première rédemption, si l’on peut oser le mot, grâce à la manière dont ils jouent une scène de Musset. La littérature serait-elle un moyen de se hausser par-dessus sa condition ? Parce qu’elle transcende le réel et les sentiments ? Ou pour toute autre raison ?
Musset, ici, n’est qu’un entremetteur. C’est parce qu’ils ont été désignés par leur professeur pour jouer une scène devant leur classe qu’ils sont obligés de répéter ensemble et donc, d’apprendre à se connaître. Bien sûr, cela me plaît que ce soit Musset et que cette rencontre soit placée sous le signe de la poésie, de la littérature et de l’art d’une façon générale, mais ils auraient pu tout aussi bien se croiser grâce à un pique-nique scolaire ou je ne sais quoi. Musset est parfait, mais leur amitié me paraît encore plus spectaculaire. De par leurs souffrances et la façon dont ils vont s’entraider pour s’en sortir, ils SONT, je trouve, l’incarnation du titre On ne badine pas avec l’amour.
Ces deux-là n’avaient, à première vue, rien en commun. Leur complicité, si on l’analyse, repose sur des données peu compatibles. A moins que le sentiment de rejet qu’ils éprouvent soit suffisant pour les rapprocher, avant de trouver d’autres raisons pour le faire ?
Leur exclusion sociale est un handicap pénible, mais il est sans intérêt. Ce qui les rapproche, c’est leur sensibilité. Ils sont, l’un et l’autre, d’une grande sensibilité. Ce sont deux fleurs nés sur deux tas de fumier différents. Quand ils se croisent, ils se reconnaissent, entre frères d’armes, entre adolescents qui veulent s’en sortir et, si possible, s’en sortir par le haut.
Au fond, ce roman dédié « aux clandestins », que cherche-t-il à nous dire, s’il veut nous dire quelque chose ?
La clandestinité ce n’est pas la honte, c’est, parfois, appartenir au monde invisible des gens discrets, tendres, sensibles et beaucoup trop vulnérables pour le montrer. Ce livre dit : heureusement que  ces gens existent ! Comme ils ne la ramènent jamais, on n’entend  jamais parler d’eux et pourtant ce sont eux qui tiennent les fondations de notre humanité. Je leur rends hommage via une gamine extrêmement grossière, mais noble. Noble de cœur…
La forme que vous adoptez dans Billie possède trois caractéristiques évidentes. La première consiste à limiter le temps du récit à une nuit pendant laquelle, cependant, se déroulent deux vies. Pourquoi avoir choisi cette contrainte ?
Je n’ai rien choisi ! Cette histoire m’est arrivée toute prête. Je sais, c’est difficile à croire, mais c’est la vérité. Je ne savais rien en la commençant, j’ai travaillé sous la dictée de cette gamine. Je n’ai eu d’autre à faire qu’à l’écouter et répéter par écrit ce qu’elle nous racontait, à sa bonne étoile et à moi. Je n’ai réfléchi à rien. Je lui ai simplement fait confiance. Pratique, non ?
La seconde caractéristique tient au registre de la langue, avec lequel jouaient aussi la plupart de vos livres précédents. C’est la langue de Billie, avec ses dérapages, ses propres références culturelles, ses tentatives maladroites pour parler « bien ». L’exercice était-il complexe ?
Je me répète parce que c’est la vérité : je n’ai rien travaillé. J’ai juste écouté une voix. Comme Jeanne d’Arc, si vous voulez…  La sainteté en moins, hélas !
Enfin, vous privilégiez le monologue – puisque, forcément, l’étoile à laquelle s’adresse Billie ne répond pas. Cela s’est-il imposé aussi ?
Tout s’est imposé. Même le livre s’est imposé. Billie n’était qu’une longue histoire parmi d’autres dans un recueil de nouvelles et mon éditeur a décidé de la publier à part pour qu’elle son écrin à elle. De A jusqu’à Z, cette gamine aura fait sa loi et c’est très bien comme ça parce que sa loi est belle. Enfin, je trouve. J’ai beaucoup d’admiration pour mon personnage. Pour mon héroïne, devrais-je dire. Je suis heureuse de l’avoir croisée, moi aussi.

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