Pilote de guerre: c'est un titre de Saint-Exupéry, je l'avais choisi en forme de citation discrète pur un article paru ce matin dans Le Soir à propos du dernier livre paru en français de James Salter, Pour la gloire. Dans sa préface à une réédition de ce roman déjà ancien (sa première publication date de 1956); James Salter cite d'ailleurs Saint-Exupéry.
La loi des séries, qui fait de ce blog, depuis une semaine, un véritable cimetière (Alain Nadaud, puis Jean Vautrin viennent aussi de mourir), se teinte d'une légère ironie: j'étais en train de charger la version PDF du Soir d'aujourd'hui quand, picorant sur des sites d'info, j'ai appris la mort, à 90 ans, de James Salter... Je n'ai pas lu toute son oeuvre. Chacun des livres que j'ai lus m'a impressionné. En voici trois autres.
American Express (1995) et Un sport et un passe-temps (1996)
James Salter n’a pas la biographie classique d’un écrivain :
né en 1927, il a été pilote dans l’US Air Force avant de se consacrer à la
littérature. Pourtant, les deux livres qui ont été traduits en français depuis
le début de l’année dernière ne tirent parti de son expérience que pour
installer, souvent dans American Express,
un recueil de nouvelles, et toujours dans Un
sport et un passe-temps, un roman, un cadre européen vu par un œil
américain.
C’est la France dans le roman qui vient d’être traduit, mais
une France visitée par un narrateur américain dont les sentiments doivent beaucoup
à ceux qu’éprouva l’auteur lui-même au début des années soixante. Ce
rapprochement entre une expérience vécue et la fiction doit avoir une certaine
importance puisque James Salter prend la peine de l’effectuer dans une brève
introduction : « C’était il y a
longtemps. J’avais si peu de cheveux gris que je pouvais les couper un par un
avec de petits ciseaux. C’était l’hiver et il faisait froid. Je rentrais tard
du bar ou du restaurant et m’asseyais seul, ténèbres alentour, et j’écrivais. Presque
tout ce que je ressens et chéris à propos de la France me vient de cette
année-là – pour moi le millésime du siècle, pourrait-on dire. »
Le titre fait référence à une citation du Coran : « N’oubliez pas que la vie en ce monde
n’est qu’un sport et un passe-temps, mais on a tendance à l’oublier au fur et à
mesure qu’on avance dans une histoire où ce sont l’amour et le désir qui
paraissent représenter ce sport et ce passe-temps. » Le narrateur
observe en effet la vie que mène un de ses amis en compagnie d’une jeune femme
par laquelle il est violemment attiré. Il est assez curieux de lire des
descriptions très intimes faites par quelqu’un qui n’est pas censé assister aux
scènes les plus chaudes. Pourtant, il les détaille de manière presque
entomologique, et le pouvoir de son imagination fait vaciller la raison qui ne
sait plus à quel effet de réel se fier.
Dean, l’amant magnifique, passe à travers ces pages comme un
héros que rien ne peut atteindre. Il est l’archétype d’une virilité jamais
prise en défaut et dont se repaît, avec un naturel charmant, une maîtresse plus
exigeante qu’il y paraît.
Pourtant, il faudra bien que le roman s’achève, sur une note
qui, malgré le silence définitif installé après elle, n’a rien de désespérant. James
Salter mène ce récit qui ressemble à une montée vers l’orgasme avec une sûreté
qui doit beaucoup à son sens de la brièveté. Quelques mots, en apparent
décalage avec ce qu’il veut dire, suffisent à un décor, un climat, et le
lecteur n’a qu’à se laisser faire pour participer à cette belle réussite littéraire,
dont l’auteur fixe haut l’ambition dans son introduction : « Mon ambition était d’écrire un livre
dont chaque page pourrait séduire, un livre qui serait flagrant mais délibéré, composé
d’images et d’obsessions impérissables, et avant tout un livre qui mettrait en
contraste l’ordinaire avec – quelque illicite que ce puisse paraître – le divin. »
Objectif atteint, sans trembler un seul instant…
On avait pu, l’année dernière déjà, mesurer les qualités de
James Salter. American Express est
une collection de moments au cours desquels, parfois, il ne se passe presque
rien, mais qui laissent tous une impression forte, et des traces profondes dans
l’esprit du lecteur.
Deux exemples très différents peuvent donner une idée du ton
de ce livre.
Dans « Akhnilo », un homme qui a été alcoolique se
lève une nuit en ayant cru entendre un bruit. Il ne verra rien, mais renouera
un instant avec ses peurs anciennes, sans raison. Sa déroute arrive sans avoir
été annoncée, et crée un effet plus terrifiant sans doute que le mérite ce
moment d’égarement. Mais c’est tout l’art de Salter : frapper violemment l’esprit
de son lecteur.
Dans « Le cinéma », on prépare le tournage d’un
film. Des relations personnelles se nouent entre différents acteurs, mais celui
qui retient l’attention n’a qu’un rôle de deuxième plan. Il se trouve là, un
peu comme le personnage d’Un sport et un
passe-temps, en situation de voyeur, bien qu’il n’ait pas ici le statut de
narrateur. Mais ce qui se passe autour de lui influence sa propre trajectoire, jusqu’à
une sorte d’extase finale.
Chacune des nouvelles possède la force de l’évidence, ce qui
leur permet d’atteindre un degré de réussite très rare.
Et rien d'autre (2014)
Depuis 1997 et la traduction française d’Un bonheur parfait (publié vingt ans
auparavant en version originale), les lecteurs de James Salter s’accordaient à
peu près pour en faire le sommet de son œuvre. Mais voici qu’avec Et rien d’autre, il donne à près de 90
ans un des sommets de la rentrée littéraire qu’il semble observer, dans
l’espace du livre, avec une parfaite compréhension. Et pour cause : Philip
Bowman, qu’on suit pendant quatre décennies, de la fin de la Seconde Guerre
mondiale aux années 80, est éditeur.
Il est donc bien placé pour rendre compte, de l’intérieur,
de l’évolution d’une profession où le flair financier a souvent remplacé le
goût et où le rôle des agents est devenu prépondérant. On était pourtant encore
loin d’Amazon, mais les fonds littéraires se revendaient déjà comme des biens
immobiliers. Aussi, quand un agent doté d’un beau portefeuille d’auteurs cesse
ses activités, tout se négocie avec le repreneur, venu d’une maison
d’édition : « Delovet prenait
sa retraite, un associé et lui allaient racheter l’affaire, expliqua-t-il. Ils
s’étaient mis d’accord sur un prix et sur quels livres Delovet continuerait à
toucher une partie des commissions. »
Le décor d’Et rien
d’autre est bâti sur la culture et l’argent, l’amour de la littérature et
celui du gain. Il reste néanmoins un décor à l’intérieur duquel Philip Bowman,
plus soucieux des textes que de son compte en banque, se bat avec ses propres
démons.
Un démon, en particulier : celui de l’amour, avec son
cortège d’espoirs d’autant plus déçus qu’ils étaient grands. Vivian, qu’il
épousera, est définitivement la femme de sa vie : « Il se rendit compte combien il était amoureux d’elle. Si elle le
souhaitait, elle pourrait lui offrir des trésors de bonheur. Quand ils se
dirent au revoir à la gare, il eut l’impression que quelque chose de définitif
s’était passé entre eux. Malgré ses doutes, il était habité par une certitude
qui ne le quitterait jamais. »
Philip n’est pas un véritable naïf. La littérature et les
dangers de la guerre lui ont formé le caractère. Bien que les pièges
sentimentaux soient d’une autre nature et qu’il y tombe avec une facilité
déconcertante. Jusqu’à subir une véritable arnaque, plus tard, dans un couple
reformé et sur lequel il compte à nouveau, quand il sera dépossédé de la maison
qu’il a achetée. Mais sa vengeance sera terrible, s’il s’agit bien d’une
vengeance. Peut-être s’est-il seulement laissé entraîner par une possibilité
nouvelle avec une jeune femme qu’il avait, un temps, considéré comme sa fille…
Le mélange, chez lui, de force et de faiblesse, est
saisissant. Il n’est pas un personnage tout d’une pièce, des failles s’ouvrent
sous ses pieds et il est assez lucide pour comprendre qu’il les a lui-même
provoquées – mais il ne parvient pas à s’en empêcher.
Amoureux des femmes sans prendre la mesure exacte du monde qui l’entoure, malgré l’observation précise des autres couples, amoureux de l’amour dans lequel il continue à croire, il finit par prouver qu’il n’avait pas complètement tort. D’être passé par les pires difficultés n’aura, au fond, rien empêché. Son apaisement tardif et enfin heureux, si la sérénité s’apparente au bonheur, en est la preuve.
Amoureux des femmes sans prendre la mesure exacte du monde qui l’entoure, malgré l’observation précise des autres couples, amoureux de l’amour dans lequel il continue à croire, il finit par prouver qu’il n’avait pas complètement tort. D’être passé par les pires difficultés n’aura, au fond, rien empêché. Son apaisement tardif et enfin heureux, si la sérénité s’apparente au bonheur, en est la preuve.
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