Depuis trente ans, Alain Nadaud appartenait au paysage littéraire des écrivains que j'aimais. Je ne connaissais pas l'homme, au contraire de Lucie Cauwe qui m'apprend sa mort ce matin par une note de blog qui vous en dira plus long sur la personne qu'il était. Pour ma part, je me contentais de le lire. Et d'écrire, à l'occasion, un article sur ses ouvrages. En voici quatre, de 1995 à 2007.
Le Livre des malédictions
(1995)
Depuis une dizaine d’années, et Archéologie du zéro (1984), Alain Nadaud
poursuit une entreprise romanesque très singulière. Traversés de plusieurs
thèmes qui s’entrecroisent, ses livres forment une constellation personnelle
dont chaque étoile porte la marque d’un créateur aussi attaché à l’imagination
qu’à la vraisemblance. Il ouvre des pistes dans ce que nous croyons connaître
afin d’asseoir la crédibilité de ce qu’il veut nous présenter, et pour mieux
peut-être nous leurrer. Savants et ludiques à la fois, les romans d’Alain
Nadaud ressemblent parfois à des essais, ce qu’ils ne sont jamais puisqu’ils ne
se privent pas de nous raconter une histoire et de nous faire croiser des
personnages nés dans l’esprit de leur auteur.
Le
Livre des malédictions
pousse à l’extrême les caractéristiques de ces fictions particulières. On y
trouve de très érudites notes en bas de pages, des traductions de textes
anciens, mais aussi l’enquête d’un détective privé, une brève histoire d’amour
ou de désir, des décors exotiques, la guerre des Six-Jours…
Par où commencer ? Par le
plus simple, peut-être, par ce qui peut retenir l’intérêt de n’importe quel
lecteur avide de résoudre une énigme posée devant lui comme un puzzle aux
morceaux épars, et dont il convient, avec l’aide d’un auteur complaisant, de
reconstituer l’ensemble.
Suivons donc ce privé dont la
voix nous permet de suivre l’aventure. Il est chargé d’une mission en apparence
sans surprises, mais qui présentera probablement des aspects plus inattendus :
« Simples en apparence – une
filature tout ce qu’il y a de plus ordinaire, m’avait annoncé le directeur –,
les choses, du moins dans la façon dont notre client venait de me les
« expliquer », reposaient sur un fond d’allusions, de sous-entendus,
d’approximations, qui les faisait paraître suspectes, et presque
incompréhensibles. J’aurais pu mettre ça sur le compte de la gêne qu’il devait
éprouver à me demander de suivre sa femme, mais cela aurait été inexact.
C’était cette liberté qu’il m’accordait qui me mettait mal à l’aise et me
faisait craindre la suite. »
Alexandre Krupsky paraît donc n’avoir
qu’une confiance limitée dans la fidélité de sa femme, Olga. Celle-ci est, au
laboratoire de paléographie (mal) logé à l’Institut des Plantes à Paris, l’assistance
de David Tracher. Une photo dénonciatrice, au laboratoire, montrant Olga
Krupsky et David Tracher ensemble suffirait presque à corroborer les soupçons
du mari trompé, si cette motivation était bien pour lui à la base de l’enquête
demandée. Très vite cependant, les événements se précipitent et infléchissent
la suite vers une direction plus palpitante : un mystérieux espion qui
observe le détective et Olga, une fuite et une poursuite, une tentative de
meurtre, tout cela se succède sur un rythme de thriller. Olga émue, troublée, devient
une femme à prendre, ce dont ne manquera pas de profiter l’homme chargé de la
surveiller.
Il y a donc ici, à l’évidence, tout
autre chose qu’une banale histoire d’adultère. David Tracher, dont on est sans
nouvelles depuis quelque temps, est en effet sur la piste de textes anciens et
en particulier d’un Livre des
malédictions contemporain des manuscrits de la mer Morte. La valeur
historique et commerciale de tels documents a mis en branle les services secrets
israéliens et les intérêts en jeu dépassent largement la compétence
scientifique de David Tracher. Pour être capable de surmonter les obstacles qui
jalonnent sa quête, il devrait être un clone d’Indiana Jones dont, malgré la
séduction qui émane de lui, il ne possède visiblement pas toutes les qualités d’aventurier.
Sur les traces du chercheur qu’il
retrouvera, le détective se trouve finalement bien loin de sa mission de départ…
Mais il ne faut pas, bien sûr, donner
tous les détails d’une histoire qui, jusqu’à son terme, ménage quelques
surprises au lecteur.
En revanche, il faut insister sur
un autre aspect du roman dont la complexité retient l’attention en profondeur
et pose quelques questions fondamentales. Pour poursuivre, et terminer, le
parallèle imparfait avec les aventures d’Indiana Jones, disons que si la quête
ce celui-ci a pu être celle du Saint-Graal, David Tracher est attaché à
retrouver les Tables de la Loi, données par Dieu à Moïse et brisées par
celui-ci dans un accès de colère… biblique. Le
Livre des malédictions n’est qu’une étape sur le chemin de cet objet sacré.
L’existence supposée des Tables
de la Loi, leur disparition elle-même, et l’importance qui leur est accordée
dans la mythologie chrétienne ouvrent sur des interprétations qu’Alain Nadaud
ne se prive pas d’utiliser. L’une de ces interprétations, fournie par les « scriptolâtres »
affirme que l’écriture était une donnée première, autonome, une puissance
supérieure qui pouvait aller jusqu’à se passer de l’existence même de Dieu pour
se faire valoir. Car c’était l’écriture, selon eux, qui était Dieu.
Magnifique image pour un écrivain,
bien entendu. La puissance de l’écriture serait donc antérieure à l’utilisation
qui en est faite dans les textes des religions du Livre. Et que serait, alors, la
Bible ? C’est sans conteste le plus fameux des romans que les hommes aient
jamais écrits, puisque, en plus de l’avoir imaginé, ils ont en outre décrété
que tout ce qui y figure est vrai. Il est normal que le problème de l’existence
de Dieu, à le tourner dans tous les sens, ait provoqué autant de discussions et
de conflits, soit demeuré à ce jour insoluble. Car il fallait bien s’évertuer à
trouver une cohérence et des justifications aux événements inventés – et donc
forcément contradictoires ou incroyables – qui y prennent place.
L’écriture avant Dieu, le roman
avant le réel… Voilà qui jette les bases d’un fonctionnement idéal de la
fiction selon Alain Nadaud dont Le Livre
des malédictions porte en lui-même sa propre justification, qui sous-tend
le récit.
Nourri de documents ayant toutes
les apparences de matériaux historiques – mais sont-ils authentiques ou
inventés ? –, bardé de références dont la vraisemblance est parfaite mais
l’origine douteuse, truffé de citations dont on ne sait si elles ont été recopiées
ou imaginées, Le Livre des malédictions
nous entraîne ainsi dans un dédale d’interrogations successives dont chacune
entraîne la suivante dans une logique qui doit tout au fonctionnement du roman.
On en reviendra toujours à ce qui
paraît une sorte d’évidence pour tous ceux qui se sont un jour posé la question,
mais qui constitue une illumination pour tous les autres : « L’écriture est première pour cette
simple raison qu’à travers la matérialité de la graphie une signification se
fait jour et s’élabore, qui n’existait pas avant. Le sens sourd de l’acte même
de tracer, comme l’eau s’infiltre dans les empreintes de celui qui marche sur
le sable frais d’une plage… »
À travers ce livre qui, tout
entier, est une métaphore de l’écriture, et qui lui donne une double
matérialité puisqu’il a été écrit en même temps qu’il explique son importance
majeure, le lecteur lui aussi devient peut-être un personnage de fiction. Son
statut, devant le montage de faits proposés à son attention, vacille quelque
peu. Qui est le maître du jeu ?
Et, quand David Tracher tient son
journal en croyant expliquer simplement ce qui lui arrive, il ne fait encore
que rendre les choses plus complexes. La guerre des Six-Jours, dont le
déclenchement perturbe les recherches du paléographe, ne serait-elle d’ailleurs
pas un autre avatar du texte ?
On sort quelque peu étourdi d’un
ouvrage dans lequel l’érudition savante, vraie ou fausse, le dispute au
romanesque pur. Mais cette confrontation entre deux pans de l’écriture débouche,
dans un miracle d’équilibre, sur du pur plaisir…
Les années mortes
et Aux portes des Enfers (2004)
Le sixième jour, l’adolescent
devient écrivain. Ou plutôt, il sent naître en lui le désir de le devenir. Il
est au pensionnat et ne trouve de véritable distraction que dans la lecture. Or
les ouvrages à sa disposition se révèlent décevants. Il n’imagine pas de
meilleure solution à son problème que de se décider à écrire lui-même ce qu’il
aurait envie de rencontrer dans les livres…
Et voilà probablement, tant cet
épisode des Années mortes semble autobiographique,
pourquoi Alain Nadaud se lance, depuis une vingtaine d’années, dans des
entreprises plus ou moins romanesques, où le goût de la fiction se cache
parfois (à peine) derrière un sérieux affiché. C’est également le cas dans Aux portes des Enfers qui paraît en même
temps et est, comme le précise un long sous-titre, une Enquête géographique, littéraire, historique et légendaire sur les
endroits qui, dans l’Antiquité, donnaient accès aux Enfers.
Pour mener à bien ce voyage dans
le temps et dans l’espace, l’auteur a commencé par s’inspirer des textes, abondamment
cités et référencés avec soin dans des notes en bas de page. Puis il s’est
rendu sur les lieux mêmes où les auteurs anciens situaient ces portes qu’on
passe normalement une seule fois, puisqu’à de très rares exceptions près, on n’en
revient jamais. Sa quête tente d’épuiser le sujet par l’exhaustivité. Et
débouche, avec autant de soulagement que de mélancolie, sur un constat d’échec
– prévisible. Si, autrefois, les Enfers étaient accessibles par ces portes
légendaires, il faut maintenant le chercher en nous, en un lieu moins déterminé
et donc plus menaçant.
La précision du romancier est
aussi impressionnante que celle du « chercheur ». Dans Les années mortes, le récit de huit jours
alterne avec autant d’inventaires – chacun décrivant un objet familier pour l’élève,
d’une valise à un cartable en cuir. Mais cette précision est tout aussi
trompeuse. Car l’extrême attention aux détails dans les descriptions impose, comme
pour l’œil, un temps d’accommodation avant de revenir au récit proprement dit. Qui
peut ainsi compter les journées sans en respecter la durée, et y faire entrer
un matériau bien plus important grâce au léger effet de flou provoqué par les
décalages.
Tout a l’air évident dans l’apprentissage
de l’adolescent qui aura vingt ans en 1968. Mais ses découvertes successives
sont agencées dans une construction d’une habileté folle. Dans laquelle s’incrustent
des moments de séduction auxquels on ne résiste pas.
Le vacillement du monde
(2006)
Qui s’intéresse au père Louis
Legrand, devenu moine malgré lui suite à une aventure amoureuse, et qui passa
des années, au dix-huitième siècle, à réaliser un immense globe terrestre ?
Personne, ou presque. Sinon Alain Nadaud. Il prouve qu’on avait tort d’ignorer
ce personnage. Il en a fait le sujet d’un roman passionnant, bourré d’érudition
et léger comme une belle histoire sentimentale.
« On ne sait que peu de
choses du père Louis Legrand »,
avertit-il d’emblée. Peu importe. Il restait des blancs sur son globe terrestre
aussi, la connaissance du monde étant encore, à son époque, incomplète. Et l’écrivain
se coule à la perfection dans la démarche du savant, inventant au besoin tout
en restant dans le vraisemblable. A tel point qu’on s’interroge : existe-t-il,
dans ce livre, une image cachée, qu’une première lecture ne révèle pas ? Louis
Legrand avait bien, en réalisant ensuite un globe céleste, inventé des
constellations pour dessiner le visage de sa très chère Laure de Versac.
Le cartographe est un artiste. Sourcilleux
sur la précision, aussi grande que possible, et en même temps désireux d’insuffler
de la beauté dans son travail. Il faut voir comment Louis Legrand s’applique
jusqu’à y laisser la santé : « c’est avec une patience infinie, et
avec le même souci, la même attention qu’y aurait mis un peintre que Louis
Legrand avait coloré en bleu la masse liquide des océans ainsi que les lacs, les
fleuves et leur estuaire, en ocre pâle l’étendue des terres habitées, en vert
les forêts »…
S’il avait voyagé jusqu’au Canada,
où il avait d’ailleurs vécu la brève passion qui allait infléchir sa vie, et s’il
avait aussi des notions de cartographie, Louis Legrand ne semblait pourtant pas
être destiné à laisser cette œuvre (le globe terrestre existe toujours et se
trouve à Dijon). Mais ce fut sa manière de continuer à voyager dans la pièce où
il était cloîtré – lui et son globe, puisque les presque six mètres de
circonférence de celui-ci obligèrent à démolir un mur pour le déplacer, après
la mort de son créateur.
Prendre ainsi la mesure du monde
connu et inconnu pousse à des réflexions que l’auteur prête à son personnage, quand
il s’interroge par exemple sur le sens de l’inclinaison de la Terre : « Dans
le jeu laissé par ces quelques degrés, ne se glisse-t-il pas une part d’impondérable ?
N’était-ce pas là aussi ce qui faisait le charme des événements, leur caractère
presque romanesque : cet improbable dérèglement des choses par où
surgissent l’insolite et l’inattendu. »
Fasciné par les géographies
audacieuses (songeons à son essai récent, Aux portes des enfers), Alain
Nadaud ne pouvait que tomber en arrêt devant le globe, quand il est allé faire
une lecture à la bibliothèque de Dijon : « Je me rappelle fort
bien sa douce surface largement bombée, qui miroitait à la lueur d’un soleil
gris de novembre. »
Dès le prologue, dans lequel l’écrivain
raconte sa découverte, on devine que les énigmes seront nombreuses : une
biographie de Louis Legrand, publiée en 1841 et répertoriée à la bibliothèque
de Dijon, a été longtemps manquante. On l’a retrouvée dans la famille du
marquis de Versac, le père de Laure, dont même les descendants semblent avoir
poursuivi la vengeance. Vengeance contre l’homme, d’abord, dont le marquis
avait cherché à provoquer la mort. Vengeance contre l’œuvre, puisque le convoi
qui transportait les deux globes fut attaqué à sa demande et le globe céleste, détruit,
effaçant ainsi à jamais le visage de l’aimée.
Il y a de la passion dans ce bref
roman intense. On le referme en se disant qu’on ne jettera plus jamais le même
regard sur les cartes et les mappemondes. Car les hommes qui les ont dessinées
étaient peut-être, comme Louis Legrand, pleins de désirs inassouvis. Sur le
tracé des rivages et des fleuves, sur les escarpements des montagnes et dans
les profondeurs des océans, ils ont, pour certains, laissé une part d’eux-mêmes…
Si Dieu existe
(2007)
Fournir à l’humanité la preuve
irréfutable de l’existence de Dieu peut mettre un théologien dans un état
proche de la transe. Tout chercheur, fût-il destiné à être canonisé comme saint
Anselme, est habité par une passion qui s’extériorise souvent au moment de la
découverte. Telle est, du moins, la scène qu’imagine Alain Nadaud dans son
nouveau roman, consacré à une figure controversée du 11e siècle.
Cette scène, comme l’essentiel du
récit, est rapportée par Clermont de Chartrette, le secrétaire d’Anselme. Dans
une version assez différente de biographies mieux connues bien que plus
tardives. Et pour cause : le texte de Clermont est un apocryphe – le roman
d’Alain Nadaud, qui aime depuis longtemps reprendre les grandes questions sur
lesquelles se sont penchés des hommes d’exception : le zéro, le temps, le
désert, les portes des enfers… Il ne recule pas devant la complexité d’un
problème et parvient pourtant à y insuffler de la vie.
Le plus vivant, dans ce livre, est
bien son narrateur. Clermont est un oblat. Il est donc au service de Dieu, comme
les prêtres et les moines. Mais il n’est pas certain de vouloir prononcer les
vœux définitifs : la chair est faible, la sienne en particulier. Tenaillé
par un démon très physique, il ne se sent pas de taille à affronter la chasteté.
Il découvrira d’ailleurs que le corps féminin avec lequel il se livre à de
plaisants exercices est aussi convoité par d’autres – qui sont, comme par
hasard, les plus fervents ennemis d’Anselme.
Car celui-ci – quittons la chair
pour revenir à l’esprit –, en utilisant la raison pour prouver l’existence de
Dieu, fait fi d’une étape essentielle dans le dogme chrétien : la foi, nécessaire
et suffisante. Ses recherches ne peuvent donc être motivées que par quelque
impulsion diabolique…
L’an mil est passé par là, avec
la grande frayeur de fin du monde qui l’accompagnait. On dirait bien aujourd’hui
que l’ambiance, dans cette Eglise, n’est pas cool. Tout est suspect aux yeux de
ceux qui se contentent de suivre et d’accepter la doctrine officielle…
Alain Nadaud, une fois encore, réussit
un pari audacieux : fusionner le romanesque et l’intelligence. Puiser dans
les hypothèses les plus novatrices la matière d’un récit sans en éloigner le
lecteur. A condition, quand même, que celui-ci ne soit pas imperméable à ce
genre de sujet.
Alain Nadaud aimait beaucoup la lecture que tu faisais de ses livres.
RépondreSupprimerJe ne le savais pas (ou je l'avais oublié, car tu me l'avais probablement déjà dit), mais cela fait toujours plaisir. Même après coup, malheureusement.
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