mardi 16 juin 2015

De Jean Herman à Jean Vautrin, fin du parcours d'un combattant

Un tweet d'Olivier Mony - splendeur et misère des tweets - vient de m'apprendre la mort de Jean Vautrin, auteur généreux et prolifique, homme multiple sur lequel j'ai dû écrire assez d'articles pour occuper l'espace de je ne sais combien de notes de blog format standard (si ça existe). Peut-être vaudrait-il la peine de refaire tout ce parcours, d'ailleurs, même si sa fin a été précédée d'un roman que je trouvais raté. Mais il y en avait eu tant d'autres auparavant qu'on pouvait bien lui pardonner.
Aujourd'hui en tout cas, et en hommage trop rapide au romancier, j'aimerais faire un saut dans le temps et me retrouver avec lui en 1989. L'année où le Prix Goncourt couronnait Un grand pas vers le bon Dieu...

Beaucoup de lecteurs de Jean Vautrin ignorent sans doute qu’il fut, sous le nom de Jean Herman, le réalisateur, notamment, d’Adieu l’ami, avec Charles Bronson et Alain Delon. En dehors du prix Goncourt qui vient d’être attribué à son dernier roman, Un grand pas vers le bon Dieu, l’homme Vautrin a bien des choses à nous raconter, bien des réponses à donner aux questions que nous nous posons sur lui. Il l’a fait cet été, dans la maison qu’il avait alors en Bretagne, face à la Manche – mais il l’a quittée depuis, parce que son cœur ne supportait plus le climat trop rude et la violence des tempêtes. Un entretien prémonitoire, puisqu’il y disait déjà : « Je pense qu’il va m’arriver du bon. » Il ne s’était pas trompé.
— Commençons par parler de vous. Avant d’écrire des livres, vous étiez cinéaste…
— Oui, j’ai trente ans de cinéma derrière moi. En 1952 ou 1953, je suis sorti de l’Idhec, et je me suis imprudemment marié à une dame indienne. En même temps que l’Idhec, j’avais commencé une licence de lettres. Et je me suis retrouvé lecteur de littérature française à Bombay, à l’université. J’avais à peu près 22 piges. J’enseignais à des dames en sari qui avaient mon âge, et je pensais au cinéma. J’avais une caméra 16 mm avec laquelle je faisais du documentaire, et j’envoyais de temps en temps des articles aux Cahiers du cinéma. J’étais copain avec Truffaut et tous ces gens-là, et, un jour, j’ai reçu une lettre de Truffaut qui me disait : « Rossellini vient en Inde, il cherche un assistant. » Je me débrouillais en hindi, j’étais l’homme de la situation. Rossellini est arrivé, j’ai plaqué l’université et la grande aventure a commencé.
— La question de l’écriture ne se posait pas, à ce moment-là ?
— Non. Comme avec des jumelles, je cherchais à faire bouger l’optique pour voir sur quoi il fallait faire le point.
— Et après l’Inde ?
— Au bout de trois ans, je reviens en France, le temps de faire un long métrage comme assistant avec Rivette. Puis je pars en Algérie, à l’armée, pendant deux ans et demi, et, après les Indes, c’était assez dur. D’autant que j’avais des convictions profondes, et que je n’ai donc pas voulu être nommé officier. J’ai été muté dans un régiment disciplinaire, mais je suis arrivé, au bout de la première année, à me faire reverser au service cinématographique. Dès lors, je me suis un petit peu baladé, j’ai filmé la première bombe atomique française, des choses comme ça. Mais ces deux années et demie n’en finissaient pas. Après mon retour, j’ai entretenu longtemps un cauchemar. Un adjudant entrait, appelait les noms des miliciens libérés et il n’y avait jamais le mien…
Puis la vie a repris, d’abord sous forme d’assistanat. J’étais assistant de Minelli à une certaine époque, et puis, de fil en aiguille, j’ai commencé à réaliser des courts métrages. J’en ai fait une trentaine, ainsi que des émissions de télévision.
J’ai parlé de Rossellini parce que c’est quelqu’un d’important dans ma vie. Le second personnage important qui va arriver maintenant, c’est Queneau. Les choses se passent en deux temps. D’abord, je suis conseiller technique pour deux réalisateurs néophytes, Jean Cayrol et Claude Durand. Ils sont au Seuil tous les deux, et cosignent Le Coup de grâce. Il y avait Michel Piccoli, Emmanuelle Riva, des gens comme ça, et Danièle Darrieux, avec laquelle je me suis lié et qui m’a permis de faire mon premier long métrage : Le Dimanche de la vie, avec Darrieux entre autres, d’après le roman de Queneau.
— C’était une rencontre avec l’écriture ou avec le personnage de Queneau ?
— D’abord avec son écriture, puis avec ce qu’était un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un de mystérieux, mais vivant. Queneau était un homme assez étrange, qui ne parlait pas forcément de choses sérieuses. Il avait sa manière à lui, très subtile, de plaisanter, il ne riait pas toujours des mêmes choses que les autres. Brusquement, ses yeux se mettaient à rire, ses sourcils s’ébouriffaient, et il y avait des éclairs derrière ses lunettes : il avait vu quelque chose de drôle que vous n’aviez pas forcément vu. Ça me fascinait. En outre, le silence ne l’effrayait pas. Évidemment, comme je voulais lui demander de pouvoir adapter son livre, c’était à moi de parler. Je me souviens d’un certain nombre de lieux communs et d’âneries que j’ai dû débiter. Finalement, ça l’a fait rire et on s’est mis à parler des dictionnaires, puis du dessinateur Christophe et de la famille Fenouillard. Le Havre était là, bien sûr. Il y a eu une espèce de complicité, et ça a commencé comme ça.
— Vous avez réalisé six longs métrages, et puis vous avez abandonné le cinéma. Pourquoi ?
— Il est arrivé dans ma vie un bouleversement très inattendu, un petit gosse inadapté. Toute la famille est passée de l’autre côté du miroir. On a changé complètement de vie, on a acheté une grande maison, qu’on a appelée la maison-ventre, qui permettait de supporter les cris de cet enfant. Et je me suis demandé ce que je pouvais faire. J’ai rencontré Duhamel, qui m’a proposé d’écrire des « Série noire ». Ce n’était pas sot du tout dans la mesure où je connaissais la technique du scénario et je me suis dit que je pouvais le faire. J’ai commencé par en écrire deux, dont Billy-Ze-Kick, qui a très bien marché, et qui a fait plus tard la culbute arrière, vers le cinéma.
— Quelle sensation avez-vous ressentie en passant du cinéma à l’écriture, quand vous vous êtes retrouvé seul devant la page blanche ?
— Alors là, c’était formidable. D’abord, il y avait cet enfermement collectif, familial, on vivait en symbiose. Et je m’étais remis à peindre un petit peu. Par ailleurs, j’étais un grand lecteur. Je me suis aperçu très vite que l’écriture était peut-être le geste juste. Mais la création littéraire est à la fois un enfermement et un acte d’un orgueil épouvantable. Parce qu’il arrive toujours un moment où il faut se déshabiller devant les autres. Tant qu’on est tout seul, ça va très bien…
— Et ensuite il faut donner à lire…
— Oui, c’est le moment crucial. J’ai toujours eu de la chance, j’ai rarement eu des ennuis avec la critique, alors que j’en ai connu par exemple pour le cinéma, ce qui était normal, d’ailleurs. Il faut être sévère dans la vie, et je ne l’ai pas toujours été assez pour mes films. Par contre, chaque fois que je suis dans un livre, je me jure une grande exigence. Ce dont j’ai souffert, par contre, c’est qu’on m’ait mis une étiquette.
— Évidemment, en commençant par publier dans la « Série noire »…
— En France, il y a des cloisons. Je n’ai jamais eu l’impression d’écrire des livres policiers. D’ailleurs, je m’en suis toujours défendu comme un beau diable. Mais peut-être devais-je faire la preuve que je pouvais écrire autre chose, peut-être que ça devait prendre tout le temps que ça a pris. Je suis très lent, très progressif, j’ai un côté paysan, je suis très obstiné. Et donc je savais que tôt ou tard, j’arriverais à sortir de cette espèce de gangue dans laquelle on enfermait les gens qui écrivaient des romans noirs – j’ai toujours appelé ça « roman noir », parce que « polar » a une connotation péjorative. Je sentais confusément que je préparais quelque chose et je souffrais de ce qu’on disait : « Vautrin, il écrit des romans noirs. »
— Vous avez pris un pseudonyme pour écrire. Pourquoi ? Pour montrer clairement que vous aviez changé de métier ?
— Oui. D’abord, je pense que tout le monde a droit à plusieurs vies. Ça me semble faire partie de l’aventure d’un écrivain. Regardez Ajar. Et puis ma première vie, celle d’Herman, c’est là qu’on revient peut-être au roman policier, j’avais décidé purement et simplement de l’assassiner. Finalement, j’y suis arrivé. C’est un exemple de crime presque parfait.
— Quand vous jouez le rôle d’un curé dans Billy-Ze-Kick – le film de Mordillat –, c’est Herman ou c’est Vautrin ?
— C’est un clin d’œil à Mordillat, une manière de montrer notre complicité. Ça ne va pas chercher plus loin que ça.
— Venons-en à votre dernier roman, Un grand pas vers le bon Dieu. La première chose qui frappe en ouvrant le livre, c’est sa langue…
— Les voyages en sont la cause. J’ai tourné pas mal aux Caraïbes et je n’ignorais pas la Louisiane. Et de fil en aiguille, je m’y suis intéressé. Entre nous, on y parle de moins en moins le français. C’est pour ça que j’ai situé le roman beaucoup plus loin dans le temps, pour que le français soit suffisamment vivace. D’autre part, je n’ai pas voulu employer la langue cajun telle qu’elle se pratiquait véritablement, parce que ç’aurait été trop difficile pour le lecteur. Et j’avais l’intention d’écrire un roman qui soit compréhensible par n’importe qui. Je ne voulais pas m’enfermer dans une tour d’ivoire linguistique.
En tout cas, je suis tombé sur une langue totalement imagée, qui puise ses racines directement dans un français du XVIIe siècle et qui ressemble à du bas-normand ou à du poitevin, quelque chose comme ça, mais qui a subi de nombreuses influences. C’est la deuxième raison pour laquelle je me suis penché sur les « Cadjins » : c’était une société multiraciale. Ça m’intéressait, et ça me paraissait un thème très moderne. En fait, ces gens s’entendaient bien. Il y avait les Amérindiens qui étaient là les premiers, et puis ces Français que Louis XIV a essayé d’implanter dans un premier temps, mais qui étaient un peu des gens de bric et de broc, pas très bien sur le plan moral, et, après ça, est arrivé l’apport des Acadiens chassés du Québec par les Anglais, et il faut bien y ajouter l’influence énorme des esclaves libérés, des créoles qui venaient des Antilles, et encore des Allemands, des Irlandais, des Suisses, des Juifs, qu’on acceptait, qu’on faisait venir parce qu’il fallait arriver à créer une colonie.
Donc, sont réputés cajuns des gens qui pouvaient être aussi bien irlandais, italiens, juifs que poitevins. Et ça fait quand même un peuple qui a une véritable spécificité. Ce sont des gens gais et tristes. Ce sont des gens qui sont complètement coiffés par la nature. Je cherchais à écrire un roman dans lequel il y aurait Dieu et la nature, la nature et Dieu. Les gens s’adressent beaucoup au bon Dieu, c’est un des personnages du bouquin. On l’insulte, on l’aime, on le vénère… C’est un univers un peu naïf et mystique.
— Il y a beaucoup de personnages, il y a deux romans en un… Le projet de mettre tout cela dans ce livre, vous l’aviez dès le début ?
— Oui. C’est un livre que j’ai mûri depuis La Vie Ripolin. Je me suis donné le temps d’écrire un divertissement avec Dan Franck et des nouvelles. J’avais besoin de me nettoyer après La Vie Ripolin, parce que c’était un peu dur pour moi. Et pendant tout ce temps-là, ça a incubé. Je savais que j’allais faire ce livre. J’avais l’impression que ce serait un livre important pour moi parce que je me colletais brusquement à la chronologie, au temps qui passe, à toutes ces choses qui m’émerveillent quand je lis des romanciers comme Garcia Marquez. Mais je désirais malgré tout conserver ma personnalité. J’ai donc conçu le roman comme je voulais et j’ai retrouvé un peu la langue de Vautrin, dans un style cajun-Vautrin. Ce livre donne complètement la main à mes autres bouquins, même si le sujet est plus ambitieux, plus ample. C’est un bouquin où on a droit à la digression, où on a tous les droits.
— Est-ce que c’était un défi que vous vous donniez en vous disant : « Je ne sais pas si j’y arriverai », ou bien est-ce que c’est une marche que vous montez tranquillement ?
— Je suis assez tranquille. Je suis complètement instinctif. Et je pense qu’il va m’arriver du bon. J’ai une espèce de certitude parce que je le sens, d’une manière animale. Je ne peux pas l’expliquer autrement. Dommage que je sois de plus en plus essoufflé physiquement, parce que je sens que c’est bien pour moi de persévérer, de continuer. Depuis deux ans et demi, je refuse tous les films et je ne fais qu’écrire. Je suis tellement heureux, en plus, j’ai tellement envie de ne faire que ça !

Jean Vautrin n’a pas fait dans la demi-mesure : Un grand pas vers le bon Dieu est un roman qui réconcilie l’aventure et l’écriture dans une même vision englobant le terrestre et le céleste, ainsi que dans une durée qui catapulte violemment deux générations l’une contre l’autre.
Ce n’est pas un livre frileux. Il est, au contraire, d’une absolue générosité, et donne tout ce qu’il peut à condition que le lecteur ait envie de se servir à une table dont l’abondance peut faire fuir les appétits rétrécis.
Il y a beaucoup de personnages, rassemblés au milieu du livre dans un moment qui est comme un goulet où le récit s’étrangle, hoquète, hésite, avant de basculer par-dessus une falaise et de partir ensuite dans une autre direction. Ce moment-clé est un mariage à la mode louisianaise de la fin du siècle dernier : une grande fête où l’on boit, où l’on danse, où on s’amuse à l’occasion des épousailles qui unissent la belle Azeline Raquin au bandit Farouche Ferraille Crowley. Avant ce mariage, il a fallu que Farouche rencontre Edius, le père d’Azeline, que ces deux hommes se plaisent au point que le coureur de routes blessé pense à arrêter son chemin, à cultiver la terre patiemment, à la manière d’Edius, puis que la beauté capture le sauvage…
Mais une épée de Damoclès, le lecteur le sait, est suspendue au-dessus de la tête de Farouche : il est suivi comme son ombre par un impitoyable chasseur de primes qui a des lueurs de haine dans le regard chaque fois qu’il entend parler de sa proie. Palestine Northwood a autrefois chassé la baleine, avant de sortir tordu d’un accident, de devenir croche et de poursuivre son destin de prédateur sur terre.
Alors, la fête tourne mal, devient « un grand tuage d’hommes », dont Farouche s’échappe grâce à son tueur qui le veut pour lui tout seul, et après lequel Azeline prend le chemin de la ville. La descendance de ce couple hors normes ne peut qu’être, elle aussi, exceptionnelle : Jim, élevé par une famille noire de la Nouvelle-Orléans, deviendra Jimmy Trompette, retrouvera sa génitrice sur des chemins tortueux, connaîtra d’autres femmes, et la Grande Guerre entre Meuse et Argonne…
On peut, ainsi, essayer de raconter plus ou moins ce qui se passe dans Un grand pas vers le bon Dieu. A l’arrivée, il faut bien avouer qu’on s’est contenté de tirer sur un fil, et qu’on aurait pu tout aussi bien en empoigner un autre. C’est que la pelote est serrée, et que le récit utilise le moindre accident du terrain sur lequel il se déploie pour rebondir dans un sens inattendu. Voici, en tout cas, un roman jubilatoire, dont le vocabulaire peut surprendre – Jean Vautrin s’en explique par ailleurs –, mais il se justifie dès la première page : « Plutôt que l’anglais, héritage de la guerre confédérée, Edius parlait toujours la vieille langue des Normands, mâtinée, il est vrai, de petits ajouts red-necks, mais gardait jalousement les traditions de son père, Télesphore Raquin, enterré dans sa tombe, au boute du jardin. »

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