Les nouveaux noms se bousculent sous la direction d'Aurélien Masson. En voici cinq, pour ses cinq premières années à la Série noire. Désormais sans numérotation, comme je vous le disais la fois précédente.
Patrick Pécherot, Boulevard des Branques (2005)
Ce matin, c’est le silence qui m’a réveillé. Un silence vide. Sans ces bruits minuscules auxquels on ne fait plus gaffe à force de les connaître. Aucun écho de chasse d’eau lointain, pas un craquement de parquet, nulle voix de femme pour chantonner en moulinant le café. Pas de café, du reste. C’était un silence sans odeur. Étrange jusque dans le sommeil. Vaguement oppressant. Et suffocant, en bout de course. L’absence de tout, ça pèse. À vous en étouffer. Comme un poids mort qu’on aurait sur la poitrine. Un silence pareil, c’était pire qu’une noyade. Je me souviens d’avoir cherché de l’air. Mon cœur s’est décroché et j’ai ouvert les yeux.
Mon palpitant cognait contre mes côtes. Dans mes artères, la pression jouait la pompe à bière. Mon pouls tressautait comme un lézard épileptique. Mais le silence était intact. Un bloc, avec rien pour l’entamer.
J’ai cru que j’étais devenu sourdingue. Depuis le temps que ça chauffait dans le coin, ç’aurait été une réaction comme une autre. J’en avais tant vu, en deux semaines de pagaille. Des coutumières aux charivaris, des bizarres et même des incongrues. Alors, que mes esgourdes se foutent en rideau, j’allais pas leur jeter la pierre. Elles seraient pas les premières à mettre les bouts. Pendant des jours, Paris n’avait été qu’un flot grossissant. Un fleuve en crue. Les digues avaient craqué, tout s’était répandu. Comme une cuvette qu’on vide, un abcès qui crève.
— Ohé ! j’ai crié pour sortir de la ouate.
Jo Nesbo, L'étoile du diable (2006)
L’immeuble avait été construit en 1898 sur un terrain argileux qui s’était insensiblement affaissé vers l’ouest, de sorte que l’eau passa le seuil du côté où la porte était gondée, plus à l’ouest. Elle coula sur le sol de la chambre à coucher en tirant un trait mouillé sur le parquet de chêne, toujours vers l’ouest. Le flux s’arrêta un instant dans un renfoncement du parquet avant que davantage d’eau n’arrive de derrière, avant de filer comme un rat inquiet jusqu’au mur. L’eau s’étala alors dans les deux sens, cherchant et reniflant presque sous la plinthe jusqu’à trouver un interstice entre le bout des lattes et le mur. Dans cet interstice se trouvait une pièce de cinq couronnes frappée du profil de saint Olaf et marquée de l’année 1987, un an avant que la pièce ne tombe de la poche du menuisier. Mais c’était alors une période de vaches grasses, il y avait beaucoup d’appartements sous les toits à remettre rapidement en état, et le menuisier ne s’était pas donné la peine d’essayer de la retrouver.
L’eau ne mit pas longtemps à trouver un chemin à travers le sol sous le parquet. Hormis lors d’une fuite en 1968, l’année où l’immeuble avait reçu un nouveau toit, les lames de parquet avaient séché et s’étaient rétractées de façon ininterrompue depuis 1898, de sorte que la fente entre les deux grandes planches de sapin du bout mesurait pratiquement un demi-centimètre. En dessous, l’eau rencontra l’une des poutres, et fut emmenée un peu plus loin vers l’ouest, vers l’intérieur du mur. Elle y fut absorbée dans l’enduit et le mortier que le maître maçon Jacob Andersen, père de cinq enfants, avait préparés plus de cent ans auparavant.
Antoine Chainas, Aime-moi, Casanova (2007)
Jack l’Éventreur, le Poinçonneur des Lilas, Baby Face, Gueule d’Ange, Tombeur, Machine Gun Pussy, la Foreuse Ambulante, Casanova…
Tous ces surnoms liés à une certaine partie de son anatomie et à l’usage qu’il en faisait avaient disparu avec ceux qui les avaient adoptés. Ils étaient pour la plupart morts ou – tout comme – à l’usine.
Il y en a qui avaient fini en taule ou en HP.
D’autres encore, pire, avaient été mutés dans différentes sections.
Avec le temps, année après année, résultat d’une sorte de darwinisme patronymique, un seul surnom était resté.
Son vrai nom était Milo Rojevic. C’était celui que lui avaient donné son papa et sa maman. Mais dans tous les services, non sans une pointe de féroce ironie, ses ennemis l’appelaient Casanova.
Thomas H. Cook, Les feuilles mortes (2008)
Quand vous songez à cette époque, c’est sous forme de photos. Vous revoyez le jour où vous avez épousé Meredith. Vous vous tenez tous les deux sur le perron de la mairie par une belle journée de printemps. Elle se blottit contre vous dans sa robe de mariée, sa main glissée sous votre bras. Elle porte un petit bouquet sur sa robe. Au lieu de regarder l’objectif, vous ne vous quittez pas des yeux. Votre regard pétille et l’air danse autour de vous.
Vous effectuez quelques petits voyages avant la naissance de Keith. Vous vous revoyez en radeau sur le fleuve Colorado, au milieu des éclaboussures ; éblouis par le feuillage d’automne du New Hampshire ; au sommet de l’Empire State Building, où vous faites l’imbécile devant l’appareil, pieds écartés, poings sur les hanches, comme le maître de l’univers. Vous avez vingt-quatre ans, elle vingt et un, et votre confiance l’un dans l’autre est si totale qu’elle confine à l’impudence. Vous n’avez peur de rien. L’amour, pensez-vous alors, est une armure invincible.
Keith apparaît pour la première fois au creux du bras de Meredith. Elle gît sur son lit de maternité, une pellicule de sueur sur le visage, les cheveux en bataille. Le bébé est enveloppé dans un drap. La photo a été prise de profil, et l’on voit sa minuscule main rose se tendre instinctivement vers quelque chose que ses yeux ne peuvent distinguer – le sein à peine caché de sa mère. Meredith rit de ce geste, mais vous vous rappelez qu’elle était en admiration, comme si c’était un signe d’intelligence précoce, de témérité ou d’ambition, la preuve qu’il réussirait dans la vie. Vous lui dites sur le ton de la plaisanterie que votre fils n’est encore âgé que de quelques minutes. Elle répond qu’elle le sait bien.
DOA, Le serpent aux mille coupures (2009)
Sous ses pieds, le sol dur, irrégulier. Gelé. Baptiste Latapie trébucha, se rattrapa de justesse au câble métallique d’un palissage, maugréa et leva les yeux vers le ciel. À peine un liseré blanc-roux incurvé et une ombre grise pour signaler que la nouvelle lune était là. La lumière cendrée, l’Ancien lui avait dit que ça s’appelait comme ça, un jour. Lumière cendrée, tu parles, un pauvre croissant de lune, oui, qu’éclairait que pouic. Il connaissait bien le coin, Baptiste, pourtant, mais là, on n’y voyait presque moins que dans le cul d’un nègre ! Un nègre. Nègre. Le nègre. Nègre. Négro. Baptiste sourit presque de sa bonne blague.
Presque.
L’Ancien et ses mots, l’Ancien qui savait tout. En fait, il savait rien, l’Ancien, l’avait pas fait l’école longtemps. Mais les livres, ça, il aimait. Tous. Il les bouffait en entier, ouais, toutes les pages et tout. Merda, quand il est parti de la tête, à la fin, pas étonnant que ça ait refoulé, tous ces mots. C’te bordel ! Dans les derniers temps, l’Ancien il parlait non-stop, comme y disent les jeunes. Et quand il parlait pas, il gueulait ! Mais, ça avait pas trop duré, heureusement, parce que ça fichait tout le monde sur les nerfs, son mal. Et puis, à force, il s’épuisait l’Ancien, il se vidait, comme sa tête.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire