On termine en beauté, avec six années d'un coup au lieu de cinq. Car les mathématiques élémentaires sont sans appel: quand on célèbre le 70e anniversaire de la Série noire en s'arrêtant sur un livre par an, on se retrouve avec 71 ouvrages (enfin, 68 en réalité puisque trois années m'ont fait défaut). Ce qui, dans un découpage en demi-décennies, offre un titre surnuméraire quelque part. Ce sera aujourd'hui.
Ce feuilleton m'aura permis d'apprendre que la Série noire publiera, au début de l'année prochaine, un roman de Patrick Delperdange, à qui j'ai bien failli demander la première page de son texte en amicale exclusivité. Mais il est peut-être trop tôt pour parler des programmes de 2016, alors que la rentrée littéraire n'est pas encore arrivée dans les librairies. (Plus que quelques jours de patience.)
Pour retrouver les quinze notes de blog consacrées à la Série noire (dans l'ordre inverse de leur publication), ce lien vous y conduit. En plusieurs pages, puisque la matière est riche.
Reprenons notre élan, pour la dernière ligne droite jusqu'à cette année.
Ken Bruen, En ce sanctuaire (2010)
Cher Monsieur Taylor,
Veuillez me pardonner le formalisme de cette entrée en matière. Nous en viendrons bientôt à un ton moins formel. Voici ma liste de courses… Je sais que vous aimez les listes :
Deux policiers
Une nonne
Un juge
Et, hélas, un enfant.
Le dernier est tragique mais inévitable et assurément non négociable.
Mais ça, vous connaissez déjà… je veux dire, la mort d’un enfant.
La liste est entamée : pour preuve le garda Flynn, décédé il y a deux jours.
Vous seul êtes à même de saisir tout à fait le sens de ma mission.
Vous en serez le témoin.
Cordialement vôtre, en toute bénédiction.
Benedictus
Jérôme Leroy, Le Bloc (2011)
Finalement, tu es devenu fasciste à cause d’un sexe de fille.
La formulation te fait sourire un instant et c’est bien la seule chose qui t’aura fait sourire aujourd’hui. On dirait une épitaphe : Antoine Maynard, devenu fasciste à cause d’un sexe de fille.
Et puis tu ne souris plus : tu sais qu’en ce moment précis, quelque part dans la ville, des hommes cherchent à tuer ton ami. Ton frère. Ton petit mec. Ou ton âme damnée, comme on disait dans les romans du monde d’avant.
Stanko.
Tu aurais peut-être mieux fait de te cantonner à écrire des romans, toi, d’ailleurs. Et au moment où tu penses cela, tu sais à quel point tu te mens, à quel point tu te serais ennuyé à faire carrière dans le milieu littéraire, en admettant que tu aies rencontré davantage qu’un succès d’estime dans des cercles très « marqués ». Très marqués à l’extrême droite, pour dire les choses clairement.
De toute manière, les quatre romans que tu avais dans le ventre, tu les as donnés. Ils ont été accueillis assez froidement, à part le premier. On savait qui tu étais, quelles étaient tes allégeances. La mode n’était pas encore au réarmement moral, comme ces temps-ci. À la lutte contre l’ennemi intérieur, islamiste et gauchiste, et même islamo-gauchiste, pour faire bonne mesure. La mode n’était pas encore à la trouille honteuse de tout un pays qui vous amène aujourd’hui aux portes du pouvoir après que vous êtes devenus fréquentables, grâce à Agnès, notamment.
Eoin Colfer, Prise directe (2012)
Le grand Stephen King a écrit un jour : Ne vous noyez pas dans un verre d'eau. J'ai cogité là-dessus assez longtemps et j'en ai conclu que je n'étais pas d'accord à cent pour cent. Je comprends ce qu'il veut dire : nous avons tous notre lot d'épreuves, pas la peine d'aller en plus s'inquiéter du quotidien et du reste, mais parfois, se noyer dans un verre d'eau aide à surmonter les grosses difficultés. Prenez mon cas, par exemple : j'ai vécu des cataclysmes partout autour de moi, du genre à envoyer n'importe qui se baver dessus dans un pavillon psychiatrique, mais j'essaye juste de ne pas y penser. Prendre sur soi, voilà ma philosophie. Ça doit être sain, non ? Rester concentré sur les petites conneries inoffensives de tous les jours et éviter de songer aux chocs psychologiques qui vont vous démolir. Cette stratégie m'a permis de tenir jusqu'à présent, mais mon expérience de combattant m'indique que la situation devient critique.
Les réflexions profondes n'ont pas énormément de place dans l'emploi que j'occupe en ce moment, à Cloisters, dans le New Jersey. On ne cause pas beaucoup philosophie au casino. Une nuit, j'ai essayé d'engager la conversation sur la chaîne Histoire, et Jason m'a regardé comme si je l'avais injurié. J'ai alors opté pour un sujet plus consensuel : quelles étaient les gonzesses qui avaient des implants ? C'est un de nos thèmes favoris, on est donc en territoire connu.
Dominique Manotti, L'évasion (2013)
FÉVRIER-MARS 1987
8 février, Rome et ses environs
Le local à ordures pue. Une grande benne débordant de sacs-poubelle noirs sur un sol bétonné, pas de fenêtres, un rideau de fer doublé d’une grille métallique ferme le réduit, éclairé par deux mauvais néons. Filippo est furieux. D’habitude, quand il vient balayer et nettoyer le local, les camions-poubelle sont passés, les bennes sont vides, et ça pue moins. Aujourd’hui, l’odeur est presque insoutenable. Haut-le-cœur, mais bon, il n’a pas le choix, il se met au boulot. Il balaie, frotte le sol, balance de la Javel et des grands seaux d’eau. Six mois de taule derrière lui, encore 410 jours à tirer, folle envie de sortir, mais comment ? Mais après ? Il jette un seau d’eau à la volée, regarde sa montre. Dans un quart d’heure, corvée finie, pointer, remonter en cellule… 410 jours, putain, encore 410 jours… Soudain, le moteur qui commande de l’extérieur le rideau de fer se met en marche, le rideau de fer vibre. Panique. Ce n’est jamais arrivé. Je ne suis pas censé être là quand la porte s’ouvre. Qu’est-ce que je fais ? Regard affolé à la montre, pourtant, c’est bien mon heure. Un bruit sourd dans le conduit du vide-ordures, des coups contre les parois, un corps en boule propulsé dans la benne, qui se détend et plonge dans les ordures. Filippo a juste eu le temps de reconnaître son codétenu, Carlo, un flot de réactions incohérentes, mon seul ami qui se fait la malle… et sans moi… Le rideau de fer commence à se soulever, rai de lumière du jour au ras du sol. Je suis là quand il se fait la malle, on va m’accuser, complice, j’en reprends pour un an de plus, au moins… mitard. Sans plus réfléchir, Filippo saute, bras tendus, attrape le bord de la paroi de la benne, rétablissement acrobatique, et plonge à son tour dans le tas d’ordures. Il entend Carlo jurer à voix très basse, et lui dire : « Enterre-toi, bordel, et couvre-toi le visage », puis il perd le contact avec lui. Il relève son tee-shirt par-dessus sa tête, ferme les yeux, et nage entre les sacs vers le fond de la benne.
Matthew Stokoe, Empty Mile (2014)
Huit ans. Et maintenant, j’étais de retour. Dans mes rues. Dans ma ville. La maison était encore à deux cents mètres, mais je me garai et coupai le contact. De Londres à San Francisco, puis de San Francisco à cette vallée en forme de cuvette, au pied des montagnes de la Sierra Nevada, l’angoisse n’avait cessé de grandir, telle une tumeur vorace. J’étais désormais si proche de mon propre passé que je n’arrivais plus à supporter l’habitacle exigu du pick-up.
Je sortis et commençai à marcher rapidement le long du trottoir. Devant ces maisons que j’avais déjà vues un millier de fois. Ma hâte était pourtant insuffisante. Ces derniers mètres, cette ultime minute qui me séparait de mon foyer étaient une douleur menaçant de faire voler mon âme en éclats. Alors, je me mis à courir. À mouliner des bras, la tête rejetée en arrière. Si j’avais eu assez de souffle, j’aurais crié.
Enfin, devant la maison. Enfin. Haletant, je poussai la barrière, franchis la petite allée à toute vitesse, et la porte s’ouvrit sur l’intérieur de la maison au moment où j’approchai. Stan était là. Il se tordait les mains, trépignait d’excitation. Mon frère Stan, plus vieux de huit ans et plus grand, mais fidèle à mon souvenir.
« Johnny ! »
Mon nom s’était échappé de ses lèvres comme une chose vivante.
Elsa Marpeau, Et ils oublieront la colère (2015)
L’Hermitage, 24 août 1944.
Marianne court sur la route de l’Ecarris. Ses pieds la font souffrir, ses poumons la brûlent. Derrière elle gronde la rumeur de la foule à ses trousses. Ils sont une vingtaine, peut-être davantage. Au début, ils étaient plus nombreux mais certains, les gamins les plus jeunes, les vieilles, les mères avec leur bébé, ont fini par battre en retraite. La plupart de ces gens connaissent Marianne, au moins de vue, mais leur acharnement en est décuplé. Elle revoit leurs visages enflammés par la haine. Leurs gueules ouvertes, prêtes à mordre. Leurs hurlements de bêtes. Ces cris de la meute, quand elle s’embrase. Une rancœur venue du fond des âges, du fond des tripes.
Ils rugissent et elle fuit. Heureusement elle est solide. Endurante à l’effort. À la peine. Dans sa course effrénée, elle perd une chaussure. Cette fraction de seconde peut lui coûter sa superbe, et bien davantage – leur rêve de départs, leur voyage au bout du monde, là où leur amour ne sera plus interdit. Alors, même si elle manque de se tordre la cheville, elle se rétablit et court de plus belle, l’un de ses pieds désormais nu. Ce moment de défaillance a permis à ses assaillants de se rapprocher. Ils la talonnent. Ils vont la toucher. L’agripper. La tordre. Heureusement qu’ils vomissent leur amertume, cela leur fait perdre du temps. Ils s’essoufflent, la colère les consume.
Son pied nu se heurte contre une pierre. Elle ravale un sanglot. Elle ne leur donnera rien. Ni sa fierté ni sa toison. Si elle se demandait pourquoi elle court, elle s’arrêterait sans doute. Elle les laisserait venir et se jeter sur elle. Elle les laisserait la saisir et la tondre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire