Tous les grands lecteurs, les boulimiques, vous le diront – et vous le savez si vous en êtes: nous avons tous des manques, des livres que nous aurions voulu lire et pour lesquels le temps a manqué. Cette année, parmi mes remords, ouvrages parus depuis janvier, mis dans mon programme de lecture et finalement laissés, à regret, de côté, il y avait Sur le rivage, de l'écrivain espagnol Rafael Chirbes. Dont la mort, hier, à 66 ans, me rappelle que ce roman a longtemps été derrière moi, dans ma bibliothèque, avant de partir, il y a quelques semaines, pour une autre bibliothèque, celle de l'Institut français. Ce n'était pas de l'indifférence: j'ai lu d'autres livres de Rafael Chirbes. Et en voici trois, qui vous décideront peut-être à y aller voir de plus près.
La belle écriture (2001) et Tableau de chasse (1998)
Chaque fois, c’était la même chose.
Le dimanche, l’après-midi était triste, empli de « quelque chose d’évitable
qui nous ferait autant de mal que nous en avaient fait la misère, la guerre et
la mort. » Les trois pages en italiques qui ouvrent La belle écriture donnent le ton plutôt
qu’elles situent les personnages. Les faits viendront ensuite, dans le corps du
roman, il sera toujours bien assez tôt. Au début, il n’y a que cela :
cette peine infinie due à on ne sait quoi, rendue sur un mode mineur. Ensuite,
il y a tout le reste, dans le monologue d’une femme qui parle à son fils et
gratte les souvenirs comme on gratte une croûte pour que la plaie ne guérisse
pas – ce n’est pas exactement ce qu’on veut faire mais on ne peut pas s’en
empêcher, la douleur est toujours là et il doit exister, quelque part, l’impression
qu’on est vivant tant qu’on la sent.
Est-ce la guerre ou une femme qui a
brisé l’harmonie de la famille ? Il n’y aura pas vraiment d’explication,
de toute manière les choses sont liées et plus personne ne peut les dénouer, si
longtemps après.
L’oncle Antonio, celui qui par son
talent de dessinateur permettait à la famille de vivre en travaillant le bois,
était rentré changé après trois ans de prison. Brisé et en même temps désireux
sans cesse de reprendre son envol. Ambigu, aussi, dans son attitude avec la
femme de son frère – celle qui parle. Il agissait sans s’occuper des autres,
prenant l’argent et disparaissant quelque temps. « Il me semblait que ton
oncle n’avait pas de scrupules ; et, en même temps, je n’arrivais pas à
chasser une image affligeante : je le voyais au fond d’un puits, sans
force même pour crier. Chaque fois qu’il partait, en nous prenant notre argent,
il nous faisait souffrir, mais c’était comme s’il se laissait entraîner par le
courant d’un fleuve dans lequel il voulait se noyer. Et c’était ton père le
coupable, coupable de le repêcher et de l’obliger à vivre. Oui, la faute nous
retombait toujours dessus parce que nous ne le laissions pas se noyer une fois
pour toutes. »
Puis Isabel est arrivée, comme
sortant d’un autre monde avec ses manières de princesse et sa belle écriture.
Elle a fini de séparer les membres de la famille, jusque dans la mort qui
devait être la seule conclusion de l’histoire. Les mots qu’elle traçait avec
soin dans un cahier, où elle racontait ses journées et ses aspirations, étaient
installés comme un rempart contre la petitesse et le manque d’ambition, des
caractéristiques qui n’étaient pas les siennes. Mais la mère, qui raconte sur
un rythme paisible, au-delà de toute colère et de tout reproche, puisque depuis
longtemps cela ne sert plus à rien, en a tiré sa propre conclusion : « La belle écriture, c’est le déguisement des mensonges. »
On est happé par ce bref roman de
Rafael Chirbes, une gifle qui claque et fait piquer les yeux, plus de surprise
que de douleur. La concision de La belle
écriture, troisième roman de l’auteur, le rapproche de Tableau de chasse, le quatrième, traduit en français en 1998 et
réédité en poche. Placés face à face, ils pourraient être les deux aspects de
ce qu’il était possible de vivre dans la société espagnole franquiste :
subir, pour la femme, ou conquérir, pour l’homme qui, lui aussi, se raconte à
la fin de sa vie et attend la mort.
Il a fait fortune, si vite que les
moyens utilisés n’ont pas dû s’accorder avec la morale. Mais quelle était sa
morale à lui ? Le goût du pouvoir sur les hommes et davantage encore sur
les femmes l’a mené pendant toute son existence sans qu’il comprenne jamais
rien. On peut gagner beaucoup d’argent et être un parfait imbécile dans les
rapports humains, comme il le prouve par son incompréhension à chaque fois qu’une
femme le quitte – puisqu’il lui donnait tout, croit-il…
Autant nous partageons la fragilité
blessée de la mère dans La belle écriture,
autant il est impossible d’éprouver quelque sympathie que ce soit pour le
narrateur de Tableau de chasse.
Pourtant, Rafael Chirbes nous le fait, parfois, paraître presque humain. C’est
un tour de force.
La chute de Madrid (2003)
Résolu à contrecœur à fêter son soixante-quinzième
anniversaire, l’industriel José Ricart voit tomber, en parallèle, le bulletin
de santé de Franco : les médecins décèlent toujours des indices de vie
chez ce dernier…
Mais la longue agonie est sur le
point de s’achever, et l’avenir s’annonce incertain pour ceux qui ont construit
leur fortune ou leur pouvoir sur l’ordre franquiste.
La
chute de Madrid tient en une journée. Mais la mémoire de ceux qui la vivent
remonte le temps jusqu’à leur jeunesse, jusqu’au moment où il fallait choisir
son camp… Pris entre son fils, qui ne veut rien savoir de la politique, et ses
petits-enfants, qui s’y sont engagés résolument, José Ricart se retrouve au
centre d’un réseau familial et amical tendu à se rompre.
Le grand mouvement de l’histoire est
une vague sur laquelle chacun a sa propre manière de surfer… ou de couler.
Rafael Chirbes le montre avec sensibilité.
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