mercredi 23 décembre 2015

En rayon : Witold Gombrowicz, «Ferdydurke»

J'en apprends, des choses, en ouvrant ce vieux livre indispensable: la couverture de l'édition originale a été dessinée par Bruno Schulz! L'association des deux noms, Gombrowicz et Schulz, voilà qui "parle" au lecteur curieux de textes hors format, où l'audace d'un écrivain se manifeste par sa liberté assumée. Nous sommes tous, ou devrions tous être, des lecteurs polonais, d'une Europe qui se cherche encore mais dont on trouve quelques-unes des plus riches créations dans cette littérature. Reprenons donc, bien que la collection ne soit plus la même - 10/18 avait été le premier, Folio a pris le relais -, la traduction de Ferdydurke par Georges Sédir.

Ce mardi-là, je m’éveillai au moment sans âme et sans grâce où la nuit s’achève tandis que l’aube n’a pas encore pu naître. Réveillé en sursaut, je voulais filer en taxi à la gare, il me semblait que je devais partir, mais à la dernière minute je compris avec douleur qu’il n’y avait en gare aucun train pour moi, qu’aucune heure n’avait sonné. Je restai couché dans une lueur trouble, mon corps avait une peur insupportable et accablait mon esprit, et mon esprit accablait mon corps et chacune de mes fibres se contractait à la pensée qu’il ne se passerait rien, que rien ne changerait, rien n’arriverait jamais et, quel que soit le projet, il n’en sortirait rien de rien. C’était la crainte du néant, la panique devant le vide, l’inquiétude devant l’inexistence, le recul devant l’irréalité, un cri biologique de toutes mes cellules devant le déchirement, la dispersion, l’éparpillement intérieurs. Peur d’une médiocrité, d’une petitesse honteuses, terreur de la dissolution et de la fragmentation, frayeur devant la violence que je sentais en moi et qui menaçait dehors et le plus grave était que je sentais sur moi, collée à moi, sans cesse, comme la conscience d’une dérision, d’une raillerie, liées à toutes mes particules, d’une moquerie intime lancée par tous les fragments de mon corps et de mon esprit.
Le rêve qui m’avait tourmenté pendant la nuit et réveillé expliquait cette panique. Par une inversion temporelle qui devrait être interdite à la nature, je m’étais vu tel que j’étais à quinze ou seize ans : transféré dans mon adolescence, je me tenais en plein air sur un rocher, juste à côté d’un moulin sur une rivière. Je disais quelque chose, j’entendais ma petite voix de coq, haut perchée, depuis longtemps disparue, je voyais mon nez trop petit dans un visage encore inachevé et mes mains trop grosses ; j’éprouvais tout le désagrément de cette phase d’évolution transitoire, passagère. Je revins à moi mi-amusé, mi-effrayé. Il me semblait que, tel que j’étais ce jour-là, à plus de trente ans, je moquais et singeais le blanc-bec mal léché que j’étais jadis, mais que celui-ci me singeait à son tour et avec autant de raison ; bref, que chacun de nous deux singeait l’autre. Fâcheuse mémoire qui nous rappelle par quels chemins nous sommes parvenus à notre pouvoir présent ! 

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