dimanche 27 décembre 2015

14-18, Albert Londres : «Salonique, nid d'espions»




Salonique, nid d’espions

Notre envoyé spécial à l’armée d’Orient, M. Albert Londres, nous a tenus au courant par télégrammes des faits de guerre dont la Macédoine vient d’être le théâtre et, depuis la trêve de fait due à l’hésitation des coalisés, nous a dit l’effort que font nos troupes pour rendre Salonique imprenable.
Par la lettre que voici, il nous décrit en détails pittoresques la vie même de Salonique, infestée d’espions et toute enfiévrée.

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, décembre.

Salonique est en accès de fièvre, et si les villes avaient un cœur, de tous les cœurs des villes c’est celui de Salonique qui battrait le plus fort. À chaque pas que l’on fait sur son quai et dans ses rues, on sent que l’on heurte de l’émotion, de la crainte, de l’angoisse, de l’espoir, de la peur, de l’espionnage et de l’affolement.
Vous marchez tranquillement, quelqu’un vous abat sa main sur votre bras et vous dit : « Les officiers de marine qui étaient en ville viennent d’être rappelés en tout hâte sur leurs bateaux. » On répond : « Bon, très bien ! » Mais le quelqu’un n’est pas satisfait et vous a glissé dans l’oreille : « J’en conclus que c’est cette nuit que la flotte va bombarder. » Vous tâchez de vous perdre dans la foule et de courir à vos affaires. Mais si vous avez eu le malheur de jeter seulement votre pardessus sur vos épaules on vous attrape par la manche et l’on vous dit : « Vous savez qu’un sous-marin grec vient de rentrer dans le golfe, trois torpilleurs français l’ont arrêté et ont l’œil sur lui, s’il bouge d’un mètre ils le coulent. » « Bon, très bien ! », dit-on ; mais la personne qui tient encore votre manche insiste : « Ce sera l’incident qui déclanchera tout. » Vous vous glissez de nouveau dans la foule, cette fois on vous court après et un ami vous dit : « Viens ! » On demande : « Où donc ? » Il répond : « Tu verras », et il vous conduit dans la salle à manger d’un hôtel. En vous montrant le général anglais la cuiller à la main, il vous dit : « Regarde. » On regarde et on demande : « Qu’a-t-il donc de spécial ? » On vous répond : « Tu ne vois pas la tête qu’il a ? »
Et on vous explique : « Il s’asseyait pour commencer son dîner, il était tranquille comme d’habitude quand un marin anglais est arrivé porteur d’un pli. Il l’ouvrit et tout en le lisant changea de figure, depuis, contre son ordinaire, il mange nerveusement et se dépêche. »
Puisque le bonheur vous a conduit dans une salle à manger vous en profitez pour vous asseoir devant une table. Vous pensez ainsi avoir une demi-heure de sérénité, vous avez trouvé un camarade de Paris, vous vous dites : on va causer des boulevards. Vous n’en êtes pas au potage qu’une de vos connaissances ouvre la porte, s’appuie les deux poings sur votre table et s’écrie tout bas : « Mes enfants, je vous cherchais. » On lui répond : « Vas-y ! » Il y va : « Des patrouilles de sous-officiers sans arme parcourent la ville et font rentrer immédiatement au camp tous les soldats permissionnaires qu’ils rencontrent. Il se prépare de grands événements pour cette nuit, on va veiller l’arme au pied. » La connaissance reprend aussitôt : « Ce n’est pas tout », et elle continue : « Le gros de la flotte vient de recevoir l’ordre de quitter Malte sur l’heure et d’accourir ici. » Heureusement que vous êtes à table et que vous pouvez un moment noyer dans le bruit de la porcelaine l’avalanche de ces nouvelles.

Les consuls veillent…

Vous entrez dans un restaurant, que voyez-vous ? Le consul de Bulgarie et un officier français mangeant en tête-à-tête sur une petite table. Pourquoi ? Parce que l’officier français n’a trouvé qu’une seule place de libre, à la table il y avait déjà un monsieur qu’il ne connaissait pas, il a demandé au monsieur : « Cette place est-elle libre ? » Le monsieur a répondu : « oui » et les voilà qui se font des politesses à se passer les plats.
Vous allez à notre camp d’aviation. Quelle est la personne qui, le nez en l’air, contemple avec tant d’amour les oiseaux nés en France ? C’est M. le consul général d’Allemagne. Notre aviateur ne peut tout de même pas démolir son appareil pour lui descendre dessus.
Vous faites quelques pas sur le port. Voilà des troupes qui arrivent. Quel est ce monsieur, qui essuie son binocle pour mieux regarder, quel est cet admirateur passionné des armées françaises et anglaises qui ne rate pas un seul débarquement ? C’est M. le consul général d’Autriche.
Puis il y a aussi M. le consul général de Turquie. M. le consul général de Turquie fait les tramways.
Maintenant observez autour de vous. Un groupe d’officiers français ou anglais marche en causant, et derrière vous voyez un suiveur en civil qui, par le plus pur hasard, a le même pas que les officiers. Accompagnez les officiers, ils vont s’asseoir autour d’une table ; le suiveur s’assoit à la table à côté. Sans le faire exprès il se penche parfois si près d’eux que c’est tout juste si par mégarde il ne boit pas dans leur verre. Si les espions étaient de ces amorces que les enfants sèment sur les trottoirs, à chaque pas on en ferait claquer un.
Et savez-vous ce que c’est que cette ville où l’on rencontre à chaque tournent les représentants officiels de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Bulgarie, de la Turquie, où l’on est assis dans le train à côté de l’agent du kaiser, où, quand vous avez une cigarette non allumée à la bouche, un Autrichien inconnu vient vous offrir du feu, ou quand vous marchez sur le pied d’un passant vous entendez un juron en bulgare ? Cette ville, c’est la base des armées franco-anglaises d’Orient !

Ils savent

Nous autres, nous ne savons sans doute pas exactement combien nous avons d’hommes, nous comptons en chiffres ronds, soit 100 000, 125 000, 150 000. Mais eux, si c’est 100 010, ils le savent. Ils savent le nombre des arrivants, ils comptent nos malades et ils calculent chaque jour. Si vous voulez avoir la statistique de notre armée, demandez-la leur.
Et les journaux ! Non ! jamais on n’a vu ça ! À toute heure vous entendez brailler : Le Nouveau Siècle, Le Courrier de Salonique. Ce sont des journaux allemands rédigés en français. Ils ont des nouvelles sensationnelles : Pourquoi l’Allemagne sera victorieuse. L’échec des Alliés. L’Italie n’est pas si bête. Les Français en déroute. Et l’on crie ça sous le nez de l’armée française et on offre ces numéros à des officiers français, et des officiers français, qui ne savent pas encore, donnent devant tout le monde un sou pour les posséder.
Nous avons envoyé des cuirassés, des canons, des soldats, des avions, mais nous avons oublié les balais. Envoyez d’urgence les balais.
Il n’y a qu’une chose au milieu de cette ville, tourbillonnante, paradoxale, sournoise et peut-être bientôt sanglante, il n’y a qu’une chose qui nous remette l’esprit en place, c’est lorsque le soir, vers sept heures, sur le quai, vous voyez passer une automobile éclairée, et que dans cette automobile vous reconnaissez un homme dont le regard devant les événements les plus sombres est toujours droit, limpide et puissant. Cet homme c’est un général, ce général c’est Sarrail.

Le Petit Journal, 27 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

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