On a oublié René-Victor Pilhes, Prix Femina 1974 pour L'imprécateur, le seul de ses livres qui se trouve encore au catalogue du Seuil, son premier éditeur, malgré un Prix Médicis en 1965 pour son premier roman, La rhubarbe, et le torrentiel Loum, paru entre les deux (1969). De 1976, couvert de poussière et pas ouvert depuis longtemps, quasi introuvable, voici La Bête, un autre livre enragé. Ensuite, la carrière littéraire (si c'est une carrière) de René-Victor Pilhes connaîtra plus de bas que hauts, mais l'histoire n'est pas finie puisqu'il fait son retour en librairie dans les premiers jours de janvier avec La nuit de Zelemta (Albin Michel). J'attendais cela depuis 1999, ce qui fait un long silence... Rafraîchissons-nous donc la mémoire avec la première page de La Bête.
J’entends sonner le glas. Cela signifie donc que, conformément aux usages, le cercueil du jeune Pujol-Arnaud va quitter la maison familiale pour être transporté à l’église. Le glas resonnera à la fin de la cérémonie religieuse et durant le parcours de l’église au cimetière. L’enterrement qui commence promet de n’être point ordinaire. D’abord, en raison de la jeunesse du défunt. Ensuite, du fait que la famille Pujol-Arnaud est l’une des plus anciennes du village d’Orveix et qu’elle est connue dans toute la haute montagne ariégeoise. De plus, la personnalité du disparu, les circonstances étranges et scabreuses qui ont entouré sa mort, grossiront sans aucun doute le cortège. La présence à ces obsèques d’un ministre, d’un secrétaire d’État, de 24 jeunes délégués de l’OCDE les marque d’un cachet officiel qui étonne quand on sait que, quelques jours auparavant, personne en dehors de sa famille et de ses amis ne connaissait en France, a fortiori en Occident et au Japon, Paul Pujol-Arnaud, fils d’un instituteur récemment décédé, petit-fils d’un receveur des Postes d’Orveix, étudiant en Lettres à Toulouse, découvert un matin à l’entrée d’une mine désaffectée de la Haute-Ariège, éventré, dit-on, par un ours. Enfin, quatre compagnies de CRS disposées sur les collines et autour du cimetière, une nuée d’inspecteurs des Renseignements généraux postés derrière les tombes et les cyprès complètent le tableau, lui conférant un caractère surréaliste.
Moi, je me prépare. D’habitude, lorsqu’un habitant de mon village meurt, je me rends, moi aussi, à la maison mortuaire et j’accompagne le cercueil jusqu’à l’église. Cette fois, je suis resté chez moi. Depuis trois jours je médite sur ces événements auxquels, malgré moi, je fus mêlé. J’ai réfléchi à la conduite que je devais tenir. Je pouvais parler à la famille, aux camarades de Pujol-Arnaud, à la police, à des avocats, aux dirigeants de certains journaux, à des responsables politiques. Mais le cynisme dans lequel baigne l’affaire, l’extrême gravité de celle-ci font que je me méfie de tout et de tous. J’ai peur. Au surplus, je me sens coupable. Personne ne sait encore que je connais la vérité. Si, d’une manière ou d’une autre, les monstres l’apprenaient, on me retrouverait, moi aussi, un matin, au fond d’une crevasse ou d’une galerie, éventré par un ours des Pyrénées. Par ailleurs, il est au-dessus de mes forces, contraire à mon tempérament, de garder cette vérité pour moi. Je vais donc surprendre amis et adversaires, innocents et coupables. Je vais clamer la vérité. Si, par la suite, un malheur s’abattait sur moi, les monstres, du même coup, se démasqueraient eux-mêmes.
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