Parmi des héros épuisés
Notre envoyé spécial
en Serbie, M. Albert Londres, qui se trouvait à Prilep avec l’héroïque
armée serbe, nous a envoyé une lettre dans laquelle il trace un tableau
émouvant de la résistance farouche des Serbes contre les Bulgares. Voici cette
lettre.
Prilep, novembre.
Pendant que farouchement, détournant les yeux pour ne pas
regarder les plaies qui la recouvrent, n’ayant plus ni de première, ni de
seconde capitale, n’ayant plus de villes à maisons habitables, n’ayant plus
d’arsenal, n’ayant plus de farine et plus de chemins pour aller en chercher et
plus de téléphone pour le faire savoir ; pendant que la division de
Soumadia se refuse à reculer sans frapper devant les trois divisions allemandes
qui la poussent et fait deux mille prisonniers et prend quatre canons ;
que la division de Katchanik ayant été forcée de lâcher le défilé et sentant un
moment dans sa retraite qu’elle marche dans la plaine de Kossovo et ne pouvant
tout de même pas laisser envahir la plaine de Kossovo revient sur ses pas et
reprend Katchanik, qu’hier encore à Tétovo, un bataillon reprend Tétovo ;
pendant que comme un taureau dans l’arène et criblé de banderilles, pour ne pas
mourir avant que ses défenseurs lui aient ouvert un passage, la Serbie
s’arc-boute, fonce et se débat devant l’épée pour ne pas recevoir le coup au
cœur, il est un coin du royaume sanglant qui librement respire encore.
Ce coin est Monastir, Prilep, Babouna. J’en reviens. On ne
l’atteint que d’une manière impressionnante, le train qui part de Salonique ne
va plus tout entier à Monastir. À la frontière grecque, à Florina, on détache
les wagons. Un seul reste accroché à la locomotive et dans la nuit, en toute
hâte, sans lumière, le court convoi gagne la ville serbe. Il dépose de quatre à
cinq personnes puis la locomotive et son wagon repartent aussitôt à Florina.
Plus rien, maintenant, plus même une locomotive ne saurait s’arrêter une nuit
en Serbie !
Monastir la nuit
Pas un feu dans la ville, pas un passant dehors, le silence,
l’obscurité, le désert. À l’angle des rues, se confondant avec les murs
tellement ils y sont appuyés, des civils armés montent la garde, vous arrivez
sur eux sans les voir, ils vous braquent sous le nez une lampe électrique.
N’ayez pas de sursaut : pour nous Français il n’est pas besoin du mot. Il
n’est pas besoin du mot, il suffit de dire :
« Franzous ! », la sentinelle volontaire prend un bon visage,
laisse éteindre sa lampe et vous continuez.
À l’intérieur la ville est gardée par des citoyens, aux
entrées par des gendarmes des bombes à la main.
L’avance des Bulgares sur Tétovo a fait sortir les
comitadjis dans les campagnes. Près de Kostvaz, en exemple, ils ont assassiné
un maire et deux instituteurs. Les paysans habitués à ces massacres et sachant
ce que trois notables d’abord représentent de victimes, deux jours plus tard,
ont attelé leurs bœufs à leurs chars, ont chargé leur famille et leurs poules,
ils sont arrivés dans les faubourgs.
Tous les paysans de Serbie chassés de leur maison vivent
maintenant sur leurs chars ! Plutôt toutes les paysannes car les paysans
de Serbie ne vivent pas mais meurent à la guerre.
Quand on connaît, il reste un endroit où on peut frapper.
C’est une petite salle où vingt hommes sont réunis attendant le train de
Salonique. Ce sont des officiers et des fonctionnaires guettant le journal et
l’arrivant. Un qui parle français traduit toutes les nouvelles puis ils se
regardent, ils restent sans parler. Un joueur de guzla dans le fond de la salle
fait pleurer son instrument. Dans les plus tristes moments, il y a toujours une
chanson dans les maisons ou les montagnes serbes, et cette chanson vous ouvre
le cœur pour y déposer la pitié.
Lugubre la nuit, sinistre le jour. Les magasins ne sont pas
rouverts. Dans le quartier bulgare tout est fermé à la barre de fer. Seule une
boutique n’est pas close, et dedans seul travaille un homme, la boutique
contient des couteaux et l’homme en fait sans arrêt.
Voilà trente jours que Monastir ne communique plus ni avec
le quartier général, ni avec le gouvernement. Là, sous le commandement du
colonel Vassich, ce qui reste d’une division – il ne faut plus dire quand il
s’agit de la Serbie : un pays, une division, un homme, mais, ce qui reste
d’un pays, ce qui reste d’une division, ce qui reste d’un homme – ce qui reste
d’une division ayant trouvé le plus sûr moyen de venir en aide à la Patrie qui
étouffe s’efforce, au milieu du sang et de la faim, à rejoindre les troupes
françaises.
Isolée, sans soutien, cette petite armée a résisté à Babouna
jusqu’à la mort.
Babouna c’est trois choses : c’est un grand massif
montagneux, une rivière et c’est une victoire serbe en 1912. Celui qui l’a
remportée est le colonel Vassich, le même qui aujourd’hui tâche de la remporter
une seconde fois. Ce pays en est arrivé là ; il ne lui suffit pas pour
s’installer de vaincre un jour, il faut qu’il recommence trois ans après.
Là-bas, le roi Pierre, paralysé, ne se traîne plus que sur
des cannes et le voïvode Putnik, privé de respiration, le voïvode Putnik qui
semblait n’attendre que la dernière victoire pour aller l’annoncer à tous les
héros morts, ne commande plus que de son lit, ici le colonel Vassich ayant sur
les poumons une suite d’hivers dans la boue et le froid, n’anime plus la
résistance que la fièvre aux poignets et le rose aux pommettes. Les chefs sont
comme les hommes. Quatre ans, la Serbie a résisté debout, maintenant elle
résiste couchée.
Si dans cette guerre, pour chanter les héros, on mesurait
ses termes au chemin qu’ils ont fait sur la carte, on commettrait la plus
cruelle injustice. Les faits sont souvent minuscules, l’âme qui les dirige est
toujours grande. Ce qu’a obtenu stratégiquement la division serbe sur cette
position, cela est vite dit.
Un contre trois
Le voici : quand les Bulgares sont arrivés à Velès, les
Serbes ont fait un saut jusqu’à Isvor et se sont arrêtés sur la rive droite de
la Babouna. Les Bulgares arrivèrent sur la rive gauche, les Bulgares étaient
15 000, les Serbes 5 000. Ils quittèrent la rive droite. Quinze mille
contre cinq mille ce n’était pas assez, un nouveau régiment bulgare accourut.
Les Serbes montèrent à 600 mètres sur la montagne, à Abdi-Pacha, et
attendirent le choc. Les Bulgares menacèrent de les tourner. Les Serbes
partirent s’adosser plus loin. Ils arrivèrent à Kossiak, toujours dans els
montagnes. Mais c’était tout ce que le colonel Vassich pouvait demander à ses
troupes comme recul. Elles reprirent le chemin de l’avant, anéantirent un
bataillon bulgare, rejetèrent les autres sur Nikodin et regagnèrent les
hauteurs de Kossiak. Ils occupent depuis toute la ligne des crêtes. Monastir
était sauvée.
Mais l’émotion se perd dans tous ces noms. C’est loin de la
France, Babouna. Vous comprendrez mieux la salut qu’il faut faire à cette
division quand vous saurez qu’un contre quatre, sans autre ravitaillement que
du pain, d’autres chaussures que des sandales, épuisée – excepté pour se battre
– perdue du reste du pays, l’armée du colonel Vassich, au milieu des balles
s’est dressée sur une montagne pour tendre fermement une main presque froide à
l’armée française dont elle entend tout près la voix libératrice des canons.
Le Petit Journal, 30 novembre 1915.
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Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).
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