mercredi 2 décembre 2015

14-18, Albert Londres et les héros épuisés




Parmi des héros épuisés

Notre envoyé spécial en Serbie, M. Albert Londres, qui se trouvait à Prilep avec l’héroïque armée serbe, nous a envoyé une lettre dans laquelle il trace un tableau émouvant de la résistance farouche des Serbes contre les Bulgares. Voici cette lettre.

Prilep, novembre.

Pendant que farouchement, détournant les yeux pour ne pas regarder les plaies qui la recouvrent, n’ayant plus ni de première, ni de seconde capitale, n’ayant plus de villes à maisons habitables, n’ayant plus d’arsenal, n’ayant plus de farine et plus de chemins pour aller en chercher et plus de téléphone pour le faire savoir ; pendant que la division de Soumadia se refuse à reculer sans frapper devant les trois divisions allemandes qui la poussent et fait deux mille prisonniers et prend quatre canons ; que la division de Katchanik ayant été forcée de lâcher le défilé et sentant un moment dans sa retraite qu’elle marche dans la plaine de Kossovo et ne pouvant tout de même pas laisser envahir la plaine de Kossovo revient sur ses pas et reprend Katchanik, qu’hier encore à Tétovo, un bataillon reprend Tétovo ; pendant que comme un taureau dans l’arène et criblé de banderilles, pour ne pas mourir avant que ses défenseurs lui aient ouvert un passage, la Serbie s’arc-boute, fonce et se débat devant l’épée pour ne pas recevoir le coup au cœur, il est un coin du royaume sanglant qui librement respire encore.
Ce coin est Monastir, Prilep, Babouna. J’en reviens. On ne l’atteint que d’une manière impressionnante, le train qui part de Salonique ne va plus tout entier à Monastir. À la frontière grecque, à Florina, on détache les wagons. Un seul reste accroché à la locomotive et dans la nuit, en toute hâte, sans lumière, le court convoi gagne la ville serbe. Il dépose de quatre à cinq personnes puis la locomotive et son wagon repartent aussitôt à Florina. Plus rien, maintenant, plus même une locomotive ne saurait s’arrêter une nuit en Serbie !

Monastir la nuit

Pas un feu dans la ville, pas un passant dehors, le silence, l’obscurité, le désert. À l’angle des rues, se confondant avec les murs tellement ils y sont appuyés, des civils armés montent la garde, vous arrivez sur eux sans les voir, ils vous braquent sous le nez une lampe électrique. N’ayez pas de sursaut : pour nous Français il n’est pas besoin du mot. Il n’est pas besoin du mot, il suffit de dire : « Franzous ! », la sentinelle volontaire prend un bon visage, laisse éteindre sa lampe et vous continuez.
À l’intérieur la ville est gardée par des citoyens, aux entrées par des gendarmes des bombes à la main.
L’avance des Bulgares sur Tétovo a fait sortir les comitadjis dans les campagnes. Près de Kostvaz, en exemple, ils ont assassiné un maire et deux instituteurs. Les paysans habitués à ces massacres et sachant ce que trois notables d’abord représentent de victimes, deux jours plus tard, ont attelé leurs bœufs à leurs chars, ont chargé leur famille et leurs poules, ils sont arrivés dans les faubourgs.
Tous les paysans de Serbie chassés de leur maison vivent maintenant sur leurs chars ! Plutôt toutes les paysannes car les paysans de Serbie ne vivent pas mais meurent à la guerre.
Quand on connaît, il reste un endroit où on peut frapper. C’est une petite salle où vingt hommes sont réunis attendant le train de Salonique. Ce sont des officiers et des fonctionnaires guettant le journal et l’arrivant. Un qui parle français traduit toutes les nouvelles puis ils se regardent, ils restent sans parler. Un joueur de guzla dans le fond de la salle fait pleurer son instrument. Dans les plus tristes moments, il y a toujours une chanson dans les maisons ou les montagnes serbes, et cette chanson vous ouvre le cœur pour y déposer la pitié.
Lugubre la nuit, sinistre le jour. Les magasins ne sont pas rouverts. Dans le quartier bulgare tout est fermé à la barre de fer. Seule une boutique n’est pas close, et dedans seul travaille un homme, la boutique contient des couteaux et l’homme en fait sans arrêt.
Voilà trente jours que Monastir ne communique plus ni avec le quartier général, ni avec le gouvernement. Là, sous le commandement du colonel Vassich, ce qui reste d’une division – il ne faut plus dire quand il s’agit de la Serbie : un pays, une division, un homme, mais, ce qui reste d’un pays, ce qui reste d’une division, ce qui reste d’un homme – ce qui reste d’une division ayant trouvé le plus sûr moyen de venir en aide à la Patrie qui étouffe s’efforce, au milieu du sang et de la faim, à rejoindre les troupes françaises.
Isolée, sans soutien, cette petite armée a résisté à Babouna jusqu’à la mort.
Babouna c’est trois choses : c’est un grand massif montagneux, une rivière et c’est une victoire serbe en 1912. Celui qui l’a remportée est le colonel Vassich, le même qui aujourd’hui tâche de la remporter une seconde fois. Ce pays en est arrivé là ; il ne lui suffit pas pour s’installer de vaincre un jour, il faut qu’il recommence trois ans après.
Là-bas, le roi Pierre, paralysé, ne se traîne plus que sur des cannes et le voïvode Putnik, privé de respiration, le voïvode Putnik qui semblait n’attendre que la dernière victoire pour aller l’annoncer à tous les héros morts, ne commande plus que de son lit, ici le colonel Vassich ayant sur les poumons une suite d’hivers dans la boue et le froid, n’anime plus la résistance que la fièvre aux poignets et le rose aux pommettes. Les chefs sont comme les hommes. Quatre ans, la Serbie a résisté debout, maintenant elle résiste couchée.
Si dans cette guerre, pour chanter les héros, on mesurait ses termes au chemin qu’ils ont fait sur la carte, on commettrait la plus cruelle injustice. Les faits sont souvent minuscules, l’âme qui les dirige est toujours grande. Ce qu’a obtenu stratégiquement la division serbe sur cette position, cela est vite dit.

Un contre trois

Le voici : quand les Bulgares sont arrivés à Velès, les Serbes ont fait un saut jusqu’à Isvor et se sont arrêtés sur la rive droite de la Babouna. Les Bulgares arrivèrent sur la rive gauche, les Bulgares étaient 15 000, les Serbes 5 000. Ils quittèrent la rive droite. Quinze mille contre cinq mille ce n’était pas assez, un nouveau régiment bulgare accourut. Les Serbes montèrent à 600 mètres sur la montagne, à Abdi-Pacha, et attendirent le choc. Les Bulgares menacèrent de les tourner. Les Serbes partirent s’adosser plus loin. Ils arrivèrent à Kossiak, toujours dans els montagnes. Mais c’était tout ce que le colonel Vassich pouvait demander à ses troupes comme recul. Elles reprirent le chemin de l’avant, anéantirent un bataillon bulgare, rejetèrent les autres sur Nikodin et regagnèrent les hauteurs de Kossiak. Ils occupent depuis toute la ligne des crêtes. Monastir était sauvée.
Mais l’émotion se perd dans tous ces noms. C’est loin de la France, Babouna. Vous comprendrez mieux la salut qu’il faut faire à cette division quand vous saurez qu’un contre quatre, sans autre ravitaillement que du pain, d’autres chaussures que des sandales, épuisée – excepté pour se battre – perdue du reste du pays, l’armée du colonel Vassich, au milieu des balles s’est dressée sur une montagne pour tendre fermement une main presque froide à l’armée française dont elle entend tout près la voix libératrice des canons.

Le Petit Journal, 30 novembre 1915.

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Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

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