Mort en 1945, à 73 ans, Paul Valéry appartient, ou plutôt ses écrits appartiennent, depuis le 1er janvier de cette année, au domaine public.
L'occasion, pour Le Livre de poche, de mettre en chantier une édition intégrale de l'œuvre dont le premier volume paraît aujourd'hui dans la collection La Pochothèque, qui fête son quart de siècle en 2016. Établie, présentée et annotée par Michel Jarrety, auteur d'une biographie parue en 2008, cette nouvelle édition vient faire la nique à celle qui existait dans la Bibliothèque de la Pléiade, excusez du peu - elle datait, il est vrai, de 1960.
Proposée dans l'ordre chronologique de publication, l'intégrale s'ouvre donc avec les œuvres de jeunesse, dès 1889 et s'arrête en 1931. L'éditeur donne cette présentation aux Œuvres complètes, tome 1:
À dix-huit ans, Valéry entame une première carrière qui le conduit à faire paraître une trentaine de poèmes, après quoi le sentiment, autour de 1892, de ne pouvoir égaler Mallarmé ou Rimbaud vient ouvrir une crise: il cesse d’écrire et néanmoins, trois ans plus tard, donne coup sur coup deux brefs chefs-d’œuvre: l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La Soirée avec Monsieur Teste. Devenu rédacteur au ministère de la Guerre en 1897, il connaît une nouvelle, et plus longue, période de silence à laquelle la publication de La Jeune Parque ne mettra un terme qu’en 1917. Il continue cependant, chaque matin, à l’aube, à tenir les Cahiers où il consigne des réflexions sur des sujets divers, mais la suspension de l’œuvre est par moments vécue comme une panne douloureuse.Un nouveau départ est donné vers 1912 lorsque Gide lui demande de réunir ses œuvres de jeunesse et, de la relecture de ses anciens poèmes, vont naître tour à tour, après la Parque, l’Album de vers anciens et Charmes en 1922. À cet ensemble s’ajoute en 1919 la réimpression de l’Introduction et de La Soirée, et peu après les dialogues d’Eupalinos et de L’Âme et la danse: l’évidence s’impose qu’une œuvre majeure est en train de se construire, et cette gloire naissante vaut à son auteur de nombreuses commandes de préfaces, d’études ou de conférences qui viendront nourrir les volumes successifs de Variété, les Regards sur le monde actuel ou les Pièces sur l’art. Elle lui vaut également de participer à diverses commissions culturelles, en particulier dans le cadre de la Société des Nations, et de devenir ainsi, en Europe, une sorte de passeur de culture.
Les volumes 2 (1932-1938) et 3 (1939-1945) paraîtront le 20 avril.
Mais, puisque le domaine public est aussi le terrain de jeu de passionnés pour qui il est essentiel de partager la lecture, la Bibliothèque numérique romande s'est lancée depuis janvier dans des rééditions, proposant d'abord Poésie et Mélange, puis Le cycle de Monsieur Teste, dont je vous propose, grâce à eux, le début. Histoire de ne pas parler de Paul Valéry sans le lire un peu.
La soirée avec Monsieur Teste
Vita Cartesii est simplicissima…
LA bêtise n’est pas mon fort. J’ai vu beaucoup d’individus ; j’ai visité quelques nations ; j’ai pris ma part d’entreprises diverses sans les aimer ; j’ai mangé presque tous les jours ; j’ai touché à des femmes. Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n’ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses : est resté ce qui l’a pu.
Cette arithmétique m’épargne de m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi faire le compte des moments victorieux de mon esprit, et les imaginer unis et soudés, composant une vie heureuse… Mais je crois m’être toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré ; – puis, nous avons vieilli ensemble.
Souvent, j’ai supposé que tout était fini pour moi, et je me terminais de toutes mes forces, anxieux d’épuiser, d’éclairer quelque situation douloureuse. Cela m’a fait connaître que nous apprécions notre propre pensée beaucoup trop d’après l’expression de celle des autres ! Dès lors, les milliards de mots qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont rarement ébranlé par ce qu’on voulait leur faire dire ; et tous ceux que j’ai moi-même prononcés à autrui, je les ai sentis se distinguer toujours de ma pensée, – car ils devenaient invariables.
Si j’avais décidé comme la plupart des hommes, non seulement je me serais cru leur supérieur, mais je l’aurais paru. Je me suis préféré. Ce qu’ils nomment un être supérieur est un être qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, il faut le voir, – et pour être vu il faut qu’il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique – grande volupté particulière.
J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.
L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat.
C’étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des solitaires qui savaient avant tout le monde. Ils me semblaient doubler, tripler, multiplier dans l’obscurité chaque personne célèbre, – eux avec le dédain de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers. Ils auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer comme autre chose que des choses.
Ces idées me venaient pendant l’octobre de 93, dans les instants de loisir où la pensée se joue seulement à exister.
Je commençais de n’y plus songer, quand je fis la connaissance de M. Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste, j’étais attiré par ses allures particulières. J’ai étudié ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles sourdes au garçon du café où je le voyais. Je me demandais s’il se sentait observé. Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais les journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres gestes qui lui échappaient ; je notais que personne ne faisait attention à lui.
Je n’avais plus rien de ce genre à apprendre, lorsque nous entrâmes en relation. Je ne l’ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de b… ; souvent au théâtre. On m’a dit qu’il vivait de médiocres opérations hebdomadaires à la Bourse. Il prenait ses repas dans un petit restaurant de la rue Vivienne. Là, il mangeait comme on se purge, avec le même entrain. Parfois, il s’accordait ailleurs un repas lent et fin.
M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. Il ne souriait pas, ne disait ni bonjour ni bonsoir ; il semblait ne pas entendre le « Comment allez-vous ? »
Le plus beau premier paragraphe de la fin du XIXème, sans aucun doute. Un peu plus tard, en 38, Duhamel écrivait "Cécile parmi nous" et rivalisait avec Valéry dans un merveilleux début de roman, peut-être moins intelligent mais beau et prémonitoire...
RépondreSupprimer« Les puissances, folles ou sournoises, toutes les puissances du monde, celles qui roulent, celles qui piaffent, celles qui cheminent à pas sourds, celles qui voyagent en hurlant, celles aussi qui veillent, inertes depuis des siècles, mais n'attendent qu'un signal pour chanceler et choir, celles qui ont des voies tracées, des règles et des barrières et celles qui voguent à l'aventure comme les corsaires de l'ombre, toutes les forces redoutables qui hantent la ville des hommes, elles ne pourront rien, aujourd'hui, contre l'enfant aux paupières diaphanes, contre le petit roi, contre le petit dieu qui sommeille, les bras en croix, dans le creux du berceau roulant. »
super beau Valéry la prose et la poésie
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=EbtRDMWa2qc
https://www.youtube.com/watch?v=XNt7EcucljI