C'est l'hécatombe. Avec Umberto Eco, 84 ans, disparaît un monstre de connaissances, un érudit d'une grande finesse, un sémiologue hors pair, un romancier de haut vol, une conscience politique, et j'en oublie probablement tant il avait débordé de toutes les catégories et investi celles où ne l'attendait pas avec talent et savoir-faire.
Umberto Eco ne pensait pas écrire de roman. Qu'il était, une fois pour toutes, du côté de la théorie et du commentaire et qu'il n'avait pas besoin de créer pour être heureux. Puis il a quand même commencé à écrire Le Nom de la rose...
Au départ d'une boutade, il s'est donc lancé dans l'écriture d'un vaste roman policier dont l'intrigue allait se dérouler dans une abbaye, au Moyen Age. Sur fond d'Inquisition, des morts mystérieuses et la quête obsédante d'un livre rare prenaient dans ce livre une dimension quasiment philosophique qui parvenait - c'était bien là que résidait la performance - à ne pas tomber dans l'obscurité, même s'il pouvait être question d'obscurantisme.
Le Nom de la rose est un livre dans lequel on plonge avec le ravissement qu'on éprouve pour les grandes profondeurs de l'océan quand on se sait capable de les dominer sans danger, serait-ce avec l'aide d'une bouée octroyée par l'auteur. Un livre dont le sujet est, pour une bonne partie, le livre - et la bibliothèque -, un instrument de culture pour lequel Umberto Eco éprouve une totale fascination. Il n'est pas le seul, heureusement. Et il voit même dans les modifications du monde moderne une victoire de l'écrit: «Nous ne vivons plus à l'école de l'image, nous sommes revenus à l'époque de l'écriture, l'époque de l'ordinateur, du Vidéotel, de la conférence télévisée, dans laquelle les informations seront transmises par l'intermédiaire de l'écran, une époque de nouvelle alphabétisation accélérée. Ce n'est pas tout: la plus grande part de ce que nous serons amenés toujours davantage à voir sur l'écran dans les années à venir sera parole écrite plutôt qu'image», disait-il en février 1989 dans un entretien au Magazine littéraire.
Quand je suis allé à Bologne, il y a bien longtemps, je ne pensais en réalité qu'à une chose: croiser Umberto Eco, qui y enseignait. Le hasard n'a pas concrétisé cette espérance, et c'est a la Foire du Livre de Francfort que je l'ai aperçu, sans avoir le temps de lui poser une seule question: il descendait, je montais, sur deux escaliers roulants parallèles mais suivant des directions opposées.
Ce qui ne m'a pas empêché de lire les romans et d'aller voir, parfois, du côté de l'essayiste, avec par exemple La guerre du faux. Une intelligence en mouvement qui est toujours un régal. Dans des articles (presque toujours) lisibles par le commun des mortels, Umberto Eco observe la société et démonte ses mécanismes. Du football à Superman, rien n’échappe à son œil vigilant et critique. Toutes les falsifications retiennent son attention. Et, avec un brin d’ironie, il pose les bonnes questions, loin d’un consensus mou politiquement correct.
Ou Confessions d'un jeune romancier. On rêve d'avoir eu Umbert Eco comme professeur, et le rêve devient accessible à travers ses essais. Celui-ci, composé de quatre conférences, est lumineux. Vingt-huit ans après avoir publié Le Nom de la rose, le romancier encore jeune, bien qu’il ait 76 ans au moment où il écrit ceci, n’a pas oublié l’art de transmettre. Ses réflexions sur la littérature, nourries d’abord de lectures puis de la pratique de la fiction, sont de nature à éveiller un esprit même assoupi.
J'attends maintenant le 30 mars avec impatience - c'est la date à laquelle Le Livre de poche rééditera le dernier roman de l'immense Italien, Numéro zéro.
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