Contre Berlin !
Les Rhénans, par deux courants, aboutissent à la même formule
(De notre correspondant de guerre accrédité aux armées britanniques.)
Cologne, 15 décembre.
La Koelnische Volkszeitung, je veux dire la Gazette populaire de Cologne, catholique, publiait un curieux numéro. En tête, sur la moitié de sa page et précédée de ces mots : « Séparons-nous de Berlin », puis, en dessous, « La reconstruction de l’Allemagne en quatre Républiques », elle imprimait une carte de l’ancien empire effectivement partagé en quatre tranches.
Cet ancien empire avait pourtant une figure nouvelle : s’il était dégonflé à l’ouest de l’Alsace-Lorraine, il était par compensation gonflé au sud-est des pays allemands d’Autriche !
Les 4 Républiques
Première tranche : la République rhénane-westphalienne comprenant les provinces du Rhin, la Westphalie, Hesse-Nassau, grand-duché de Hesse, Bade, Pfalz.
Deuxième tranche : la République du Sud comprenant le Wurtemberg, la Bavière, puis les douze millions de Boches d’Autriche.
Troisième tranche : la République du Nord comprenant Oldenbourg, Hanovre, Hansatdate, Schleswig-Holstein, Mecklembourg, Poméranie, la Prusse orientale.
Quatrième tranche : la République du Centre comprenant le Brandebourg, Posnanie, Silésie, Saxe et Thuringe.
Mon journal en main, je me suis rendu à la gazette catholique.
Un mot d’explication à mes lecteurs. Je dois leur dire comment un Français, la guerre toute vive, entre depuis quelques jours en relation avec des Allemands. Je me présente aux domiciles qui m’intéressent, demandant à voir la personne que je cherche. Mon uniforme évite la discussion. Comme si j’étais le messager d’une autorité qui ne souffre pas de délai, les garçons m’introduisent. En présence de mon personnage, je lui tiens ce discours : « Je suis correspondant. J’ai besoin de savoir ce qui se passe chez vous. Vous pouvez me renseigner. Je vais vous poser des questions. » Et, debout, sans courtoisie, commence la séance.
À la « Gazette populaire de Cologne »
Donc, j’arrive à la gazette catholique. On me met en face de M. Bernhard Reuter, rédacteur politique. Lunettes, barbe, homme d’âge, aspect sévère.
— Je voudrais savoir, lui dis-je, qui appuie ce projet que voici dans votre journal, projet qui divise l’Allemagne en quatre républiques ?
— Le parti catholique et la majorité des gros industriels et agriculteurs du pays rhénan.
— Pourquoi les industriels sont-ils à la tête de ce mouvement ?
— Les industriels rhénans sont à la tête de ce mouvement parce qu’ils représentent à eux seuls une des principales sommes de l’effort national et que Berlin n’a jamais rien compris à leurs besoins, ni à leurs intérêts.
— Dans les limites de cette République du Rhin et de Westphalie, quelle est la force de ce parti dont vous êtes le porte-parole ?
— Soixante-dix pour cent.
— On m’avait dit cinquante.
— C’est plus, mettez 65.
— De quoi se composent les 45 pour cent d’opposants ?
— De sociaux-démocrates et de nationaux-libéraux.
— Croyez-vous que les délégués de votre pays arriveront dans cette proportion et avec ce programme à l’Assemblée nationale ?
— Nous le croyons.
— Reconnaissez-vous assez de force au gouvernement actuel de Berlin pour qu’il réussisse la réunion de l’Assemblée nationale ?
— Nous le croyons assez fort.
— La tendance bolcheviste, le groupe Spartacus ?…
— Le groupe Spartacus a une grande bouche, mais peu de peuple à manger.
— Mais il est des villes où les anarchistes ont la majorité.
— Seulement à Düsseldorf, Duisburg, Solinghem et Remscheid.
— Ce que vous voulez est simple. L’Allemagne sous l’Empire comprenait vingt-six États. Vous voulez que, sous la République, elle ne comprenne que quatre divisions.
— C’est exactement ce que nous voulons.
— Il me semble, monsieur, quand je regarde votre carte et quand je vois, dans la part réservée à la République, que vous joignez les pays allemands d’Autriche à la Bavière et au Wurtemberg, que vous ne vous rendez pas exactement compte en ce moment de votre situation internationale. Vous disposez de vous-mêmes comme si vous n’étiez pas vaincus.
— Le grand peuple que nous sommes a confiance dans les principes du président Wilson.
— En 1914, l’Allemagne ne fit aucun cas de ces principes et, dans la conférence, le président Wilson siégera aux côtés des nations qui vous connurent d’autres sentiments.
— Les principes de Wilson sont l’avenir. Maintenant nous voulons la République. Nous comptons que la théorie américaine de la Société des Nations l’emportera.
— Vous comptez que l’Entente permettra à l’Allemagne, vaincue et coupable, et dont elle apprécie le fond de l’âme, de sortir de la paix plus puissante, c’est-à-dire plus menaçante que jamais ?
— Notre puissance ne sera plus menaçante.
— Cela, la conférence de Paris le jugera.
Et le retour du Kaiser ?
Une autre question :
— L’empereur a-t-il une chance de retour ?
— Non.
M. Reuter dit ce non avec une force singulière. Je puis signaler que les nombreuses personnes interrogées là-dessus m’ont, toutes, avec le même accent de franchise, répondu non. Je réponds :
— Ni le kaiser, ni le kronprinz ? Mais ne croyez-vous pas que la dynastie des Hohenzollern pourrait revenir, le fils du kronprinz, par exemple ?
— Attendons, fit M. Reuter.
— Mais si la dynastie revient, il n’y aura pas de République ?…
Mon Allemand me fit une réponse bien nationale :
— On ne peut pas dire ça maintenant !
À la « Gazette de Cologne » autres idées mêmes conclusions
Vous venez de voir le parti catholique. En cette contrée de l’Allemagne, il est seul partisan de la division de l’ancien empire en quatre républiques. Les sociaux-démocrates et les nationaux-libéraux réclament une république unique.
Je me suis rendu à la Gazette de Cologne qui est contre le mouvement de la gazette catholique. Là, j’eus deux Allemands. Sur ma demande, tous deux sont fort soucieux de me faire entendre la thèse contraire.
— Le mouvement de notre confrère, nous disent-ils, n’est qu’un calcul religieux. Le système des quatre républiques ne vaut pour lui que parce qu’il serait l’encerclement du protestantisme par le catholicisme. Si cela était, ils rejetteraient dans la bande nord du pays toute la Prusse luthérienne et deviendraient les maîtres partout ailleurs.
— Alors, vous, que voulez-vous ?
— Nous voulons une seule république pour toute l’Allemagne, mais sans l’hégémonie de Berlin.
— Expliquez-vous.
— Nous ne voulons plus que Berlin soit la tête du pays : nous demandons que la future Assemblée nationale ne se réunisse pas à Berlin, mais dans une ville plus centrale, Cassel ou Francfort.
— Qu’avez-vous donc contre Berlin ?
— Son passé dominateur et, pour le présent, ses vagues bolchevistes.
— Craignez-vous le bolchevisme ?
— Non.
— Alors pourquoi en parlez-vous toujours ?
— Comme d’une minorité dont, à chaque instant, il faut s’écarter.
Rappelons que les socialistes majoritaires, voilà deux jours, me firent la même réponse.
— Comment entrevoyez-vous votre avenir ?
— Nous voulons une forme de république fédérative comme en Amérique.
— Entretenez-vous aussi la foi que les 12 millions d’Austro-Allemands y entreront, c’est-à-dire que l’Allemagne défaite possédera un cadre plus puissant que celui de 1914 ?
— Nous nous tenons sur le principe des nationalités.
— Votre nationalité ne fut pas un gage pour la paix des nations.
— C’était une question de militarisme.
Ici encore, j’ai coupé court. D’autres que nous en reparleront.
— Et l’empereur ?
Les deux Allemands, directement, accompagnant leur voix d’un geste de sincérité, ont répondu :
— Non, non ! l’empereur est fini. Le mouvement républicain est profond !
Je crois, en effet, que c’est exact. Mais tout de suite, finale encore bien nationale, ils ont ajouté :
— Si ce n’était pas l’ombre du bolchevisme, que nous ne craignons cependant pas, nous serions heureux de cette libération.
Et ils ne se croient pas battus !
J’ai enquêté à Aix-la-Chapelle, à Duren, à Cologne, à Bonn. Ma religion est faite. L’Allemagne pérore et propose comme si elle n’était pas battue, elle ne se rend pas compte qu’elle aura insuffisamment payé ses méfaits, qu’elle ne comprend pas pleinement encore, en reniant Guillaume et en embrassant la République. Elle met en le président Wilson une confiance injurieuse. Dans sa belle incompréhension de tout ce qui est en dehors de sa race, elle le regarde comme une mère qui ne demande qu’à pardonner à l’enfant qui revient. La guerre, c’est une vieille histoire ! La France, l’Angleterre, on n’en parle plus ! On les a oubliées ! Il n’y a que l’Amérique, les Allemands l’adoptent pour patronne. À elle les invocations ! Leur forme de république sera américaine, leurs aspirations américaines, leur vie renaissante américaine. Et leur mentalité, est-ce qu’elle l’est ?
Le Petit Journal, 17 décembre 1918.
Albert Londres. « Je ne dis que ce que je vois »
3,99 euros ou 12.000 ariary
ISBN 978-2-37363-076-3
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