Comment les vainqueurs sont reçus en Allemagne
(De notre correspondant de guerre accrédité aux armées britanniques.)
Eupen, en Allemagne, 1er décembre.
Grand jour. Le sol allemand vient de sonner sous nos pas. L’Alsace-Lorraine, c’était à nous, c’était chez nos frères que nous arrivions. Leurs bras étaient ouverts, les nôtres aussi ; ce fut l’étreinte. Ce matin dimanche, 1er décembre, par un soleil glacé, mais brillant, chez l’ennemi, l’armée anglaise se présenta.
Du bas en haut, depuis 18 jours, nous avions triomphalement traversé la Belgique. Vivats, baisers, fleurs, fêtes, arcs, populations bannière en tête venant à notre rencontre, lampions dès la nuit s’illuminant, rien ne manqua à ceux, vainqueurs, d’Angleterre, de France ou de Belgique, qui, par le royaume délirant, vers la Germanie déchue, pour l’occuper, montaient.
Le décor allait changer. Hier, 30 novembre, à six kilomètres de la frontière, nous avons couché. C’était le lendemain, vers 8 heures et demie, que la cavalerie britannique, sa parade terminée, partirait vers le poteau frontière. Qu’allions-nous voir ? Que nous réservait l’ennemi ? Tout était vraisemblable. Trouverions-nous des volets clos, des spectateurs sur les trottoirs, de la résignation, de la colère ? Émouvante inconnue. L’Allemagne, pour nous, s’ouvrait.
Il a gelé la nuit, le jour se lève sur une campagne glacée à blanc, mais il se lève bien ; le ciel est bleu et, avant huit heures, le soleil réjouit le givre. Le 15e hussards, qui, par Eupen, le premier violera l’Allemagne, s’ébroue.
Une sentinelle a monté depuis hier la garde au poteau, un petit poste avait mis pied à terre, 100 mètres plus loin ; le régiment cantonnait à 1 000 mètres ; il va partir. Nous le devançons.
Par la route de Verviers, nous traversons Membach, dernier village belge, puis c’est tout droit. Le poteau belge, dix mètres après, l’Allemand ; nous sommes en Allemagne.
À Eupen
Eupen est à peine à un kilomètre. À trois, nous allons d’abord prendre seuls le nouvel air. Sortant de la ville dans notre direction, viennent cinq enfants de dix à douze ans. Ce sont nos premiers Allemands ; c’est dimanche, ils ont leurs habits propres ; leur curiosité les mène à la frontière voir la chose. Ils nous disent bonjour ; ils ne nous ont pas dépassés de cinquante mètres, que l’un d’eux court vers nous. Il a une croix de fer imprimée sur sa belle cravate. Il nous tend trois cigarettes.
— Comment t’appelles-tu ?
— Joseph.
— Que fait ton père ?
— Il travaille.
— Parles-tu français ?
— Nein.
Épisodes de gamins
Revenons. Laissons aux cavaliers la gloire d’être en tête. Regardons le pays qu’ils ont sauvé. Les voilà. Ils s’avancent au pas, deux par deux.
Ils arrivent au poteau. Un mouvement. Ils mettent le fusil sur la cuisse et sans pousser un cri, sans un temps d’arrêt, continuent. Il est huit heures quarante-trois. L’acte historique est accompli. La vieille Angleterre foule l’Allemagne.
Ils s’avancent à flanc d’un bois de sapins. Le soleil sur le casque, serrés, nombreux, solides. La route est droite et, aussi loin que va le regard, ils l’emplissent. Il n’en est encore que quelques centaines en Allemagne mais, suivant de l’autre côté du poteau, il en vient, il en vient. C’est l’invasion. C’est bien elle, c’est notre tour. Merci, les morts !
Ils vont. Ils atteignent les premières maisons. Verrons-nous des habitants ? Sont-ils dans leurs caves ? En voilà qui marchent sur la route. Ils lèvent les yeux un instant, c’est tout. Voilà des gamins en casquette verte. Ils s’arrêtent, regardent. Encore des gamins, ceux-là coiffés de bérets de matelots. Le ruban de ces bérets, chez nous, autour du front de nos enfants, propose de grands noms glorieux ; le ruban des bérets des enfants allemands célèbre la ruse, l’assassinat, leurs sous-marins.
Mais voilà le centre. Des habitants sont dans la rue. Ils sont à nous attendre. Le long d’une longue rampe qui conduit au haut quartier, ils sont accoudés. Froide minute. Les premiers cavaliers passent devant eux. Tragique, le silence s’étend. Le silence est partout. Il est dehors et au fond de tous ces Allemands.
Silence lugubre
Quelle nouvelle force des choses ! C’est la première rencontre que les vainqueurs ont avec les coupables. Trois semaines de récompense avaient pu les leur faire oublier. Hier, ils paraissaient ; la joie se levait. Aujourd’hui, à leur vue, le sang se refroidit. Passez ! Passez ! C’était l’heure de la gloire ; c’est celle de la justice. Les habitants ont les bras pendants. Les moins résignés ont un mauvais rire forcé aux lèvres. Leur tenue sent la gêne. De ce silence lugubre, de ces attitudes, ce qui se dégage, c’est un sentiment d’écroulement. Ces gens-là sont écroulés comme les pierres de Messine et, comme elles, n’ont pas davantage compris pourquoi.
Toujours en silence, les fenêtres se sont garnies. Presque toute la ville assiste à sa livraison. Nous avons cependant des visions de pudeur. Des gens qui n’ont pas relevé leurs rideaux mais qui sont derrière puisque le rideau bouge, d’autres qui l’ont relevé mais se tiennent à deux pas des carreaux. Le patriotisme se sauve ainsi et la curiosité ne perd pas tout.
Les cavaliers anglais, flammes au vent, passent sans regarder. Ils ne daignent pas. Ils sont la victoire. La victoire qui va.
Nouveauté. Deux habitants se parlent. C’est à voix basse. Leur seul propos est saisissant : il résume la pensée de la ville. Se penchant par où viennent les hussards du roi, ils disent : « Il y en a encore. »
Instinctivement, femmes et hommes, quand ils se déplacent, le font à pas feutrés. Un unique uniforme allemand, un garde forestier, jeune, long, singeant le hobereau. Ses yeux nous inondent d’injures. Sa bouche est plus prudente. C’est l’anéantissement.
Musique en tête
Une musique. Ce sont des civils qui précèdent ainsi cet escadron ; c’est, au grand complet, la fanfare du village belge d’à côté de Membach. Il n’y a que des Wallons pour avoir cet estomac. Quatre ans, leurs voisins les ont dominés. Chacun son heure. Les cuivres pètent comme s’ils n’étaient pas rouillés. Les Allemands en sont jaunes. Ils accompagnent l’escadron de la première à la dernière maison d’Eupen et ils reviennent à contre-sens des troupes, soufflant plus fort. C’est toujours ça de pris. Si l’ennemi d’ici a souffert, il ne le porte pas sur la figure. Les enfants ne sont pas maigres ni pâles, tout le monde est bien chaussé, bien habillé. Nous voulons dire chaussé contre la pluie, habillé contre le froid, leurs pieds étant trop grands et trop crue la couleur des habits pour être bien. Les privations n’ont pas non plus gâté l’agrément de quelques visages féminins. Les magasins sont ouverts. Nous achetons des cartes postales. Le marchand est poli. Des affiches vertes sont sur les murs.
C’est la police allemande qui ordonnait aux habitants de remettre toutes leurs armes, exception pour le garde champêtre. Un indigène s’approche, nous dit, voulant être prévenant : « Tout est remis, c’est fait depuis hier. »
Celui-ci voudrait parler.
Ça va ! Ça va !
Et sur les routes d’Allemagne, la première ville traversée, dépassant la cavalerie, nous filons.
À soixante à l’heure, malgré le froid coupant, nous exaltons en nous la joie de faire claquer chez l’ennemi le drapeau français battant notre voiture.
La campagne est déserte, les villages que nous brûlons sont déserts. Pas même une poule ! Le vide complet. Mais, cruel rappel de nos souvenirs, ici, rien n’est détruit. Serrons les poings. Sur les routes, des camions et des autos abandonnés. Aucune indication de chemin. Les inscriptions sur les poteaux, effacées en 1914, ne sont pas repeintes.
Enfin, voilà une carriole ; trois soldats allemands l’occupent. Ils se penchent vers nous. Que vont-ils dire ?
Ils nous disent : « Bonne route ». Nous atteignons Montjoie, romantique village. Il est dix heures et demie. Personne non plus que trois soldats encore solitaires se promenant. Ils nous saluent.
À Malmédy
Nous arrivons à Malmédy. Les troupes anglaises entrées par un second côté y défilent. Même spectacle qu’à Eupen. Mais c’est l’heure de la messe. Nous pénétrons discrètement. Le curé prêche. Il prêche en français. À cette frontière, l’élément wallon domine, le français est courant. Il leur parle de l’événement. Leur dit qu’ils vont avoir à supporter une grande épreuve.
À ce moment, venant du porche, on entend le roulement des canons anglais. Il leur dit qu’il appelle sur eux la justice des occupants.
Et la pénitence, monsieur l’abbé ?
Le Petit Journal, 4 décembre 1918.
3,99 euros ou 12.000 ariary
ISBN 978-2-37363-076-3
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