dimanche 23 décembre 2018

14-18, Albert Londres : «Le premier craquement s’entendit dans la marine.»


Comment naquit la révolution allemande

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Cologne, … décembre.
Il suffit d’être en face d’un fait pour qu’il cesse d’être étonnant. Si, hier, quand l’Allemagne était l’empire le plus discipliné de la terre on vous eût tracé le tableau que, politiquement, elle offre aujourd’hui, vous n’eussiez pas voulu l’admettre.
Le premier craquement s’entendit dans la marine. Rien d’étonnant. Ce n’est pas de ces dernières années que la marine allemande présentait moins de discipline que les troupes de terre. Depuis des années, et s’accentuant à mesure, des feux follets de mécontentement montaient les soirs des ponts des navires. C’est que la vie sur les bateaux est plus intime que dans les casernes, les marins observaient de plus près leurs officiers, ils les voyaient mangeant bien, buvant bien. « Ces messieurs se régalent et nous, nous avons toujours des betteraves », disaient-ils. Les permissions étaient rares, on bougonnait ; la guerre arriva, les motifs d’excitations augmentèrent de volume, les betteraves aussi ; ceux qui revenaient des croisières de sous-marins racontaient la terrible vie.
L’impatience de prendre la mer pour de glorieuses aventures n’attisa en rien leur sourde colère ; s’ils demandaient du nouveau, ce n’était pas d’aller à la bataille : c’était d’être mieux. Le mieux ne vint pas. 1917 vit leurs premières velléités révolutionnaires. Les autorités frappèrent, emprisonnèrent. On leur renfonça leurs cris dans la gorge. Les mois passèrent, aigrissant les cœurs, excitant les esprits. Ça gagna, ça gagna.

Leur arrivée dans les villes

… Donc, de Kiel, de Brême, de Hambourg, de Wilhelmshafen, par groupes de six à sept ils arrivent à Berlin, à Francfort, à Düsseldorf, à Cologne. Cela se passa le 8 et le 9 novembre. Débarqués d’auto, ils courent aux casernes, entrent dans les cours, crient : « C’est fait, c’est la révolution, c’est fini. » Les soldats apparaissent aux fenêtres, écoutent, applaudissent, jettent de l’étage leur matelas, leur manteau, leur casque. Le succès, insensiblement, hausse et inspire les révolutionnaires, ils disent : nous sommes l’autorité. Ils vont à la gare, en prennent la direction, au télégraphe, le réglementent, à l’hôtel de ville, s’y installent.
Comment se fait-il que les pouvoirs établis leur aient laissé faire ça. Après coup ils se le demandent et ne comprennent plus.
Éclairons l’événement. Si les marins trouvèrent un si subit écho dans les casernes d’Allemagne c’est que depuis longtemps la discipline jouait mal chez les troupes d’arrière. Ces soldats, habitants des villes, mal payés, faisaient des affaires. Leur préoccupation était de trafiquer, ils revendaient aux civils la nourriture des mess. Tous avaient la main ouverte, c’était à coups de billets de cinq marks ou de billets de mille. Les sergents-majors recevaient de l’argent des recrues pour les oublier sur la liste de tours de départ au front.
Le chef de la police de Düsseldorf avouait : « Je sais qu’il y a plus de trois mille déserteurs qui travaillent dans les usines de la ville, qu’y puis-je ? les soldats à ma disposition les approuvent. Tant qu’il n’y aura pas de troubles, je fermerai les yeux, de plus, je n’ai pas d’ordres. » Au passage des trains ramenant les troupes de Russie, à Coblentz surtout, 25 pour cent du régiment disparaissaient. Les soldats blessés qu’on ramenait sans cesse au feu se libéraient d’eux-mêmes. À Bruxelles, des bureaux clandestins de faux certificats militaires s’enrichissaient. Ces hommes, ainsi munis, retournaient en Allemagne. Dans les petites villes, vite percés, on les coffrait ; dans les grandes, on avait peur, on les laissait. La discipline était débordée.

Des marins aux soldats

Donc, succès : les soldats suivent les marins. Les officiers apprennent d’heure en heure que le mouvement est général, ils ne savent que faire ; dès qu’ils se montrent, les hommes leur retirent épaulettes, cocardes, sabre ; quelle décision prendre ? Ils vont s’enfermer dans leur domicile. Les révolutionnaires sont maîtres, ils se rendent aux prisons, se présentent en armes ; libérez, disent-ils, c’est nous qui commandons. Désarmé, le porte-clefs ouvre, les gredins se répandent. Cologne, prison de matelots, la première, vit ce spectacle. Réunion immédiate dans les casernes, chaque compagnie doit choisir un homme de confiance, il est choisi. Des socialistes habitués de la parole rassemblent ces délégués : — Vous, vous irez chez le gouverneur, vous, chez le bourgmestre, vous, à la police, vous, à la place. Accompagnés d’un parleur, ils partent, arrivent devant les autorités. Bref est le discours : « Désormais, tout ce que vous ordonnerez sera contresigné par ces hommes. » Au-dessus de ces hommes, un comité se forma, le Soldatenrath.
L’exemple était donné. Les casernes qui n’avaient pas reçu la visite des marins se joignirent à l’organisation. Les hommes allaient trouver leurs officiers : « Nous voulons faire un Soldatenrath. — Faites. »
Le peuple, les socialistes n’étaient pas seuls ; libéraux, avocats suivaient l’aventure. Il y avait des Soldatenraths de bourgeois comme de prolétaires. Il y en eut qui comptèrent des capitaines. Dès le lendemain de cet état, des ordres arrivèrent partout de Berlin. Ils disaient : les officiers pourront conserver leurs armes, leurs épaulettes et continuer leurs occupations, pourvu que leurs actes soient contrôlés par le délégué. Ces événements se déroulaient entre la demande d’armistice au général Foch et son acceptation. C’est peut-être pour cela que les parlementaires voyagèrent de nuit ! Le troisième jour de ce nouveau régime, les ouvriers se joignirent aux soldats.

L’aspect du nouveau régime

Les riches, au début, prirent peur, les souvenirs de Petrograd dansèrent devant leurs yeux, les premières vingt-quatre heures furent pleines de frissons. Puis les jours, en se succédant, repassèrent au calme. On promenait ses doigts dans la crinière du fauve. On disait : « Tiens, voilà un Soldatenrath. » Connaissance était faite. Les ouvriers en profitèrent, réclamèrent deux marks de plus de salaire quotidien, la journée de huit heures ; leurs désirs furent exaucés. Les officiers touchèrent leur traitement non diminué. Partout les comités furent sages ; ils contresignaient de confiance, c’était des gens ordonnés, ils étaient pour la bonne marche des affaires, sauf à Berlin.
À Berlin, les nouveaux organisateurs de la société ont gaspillé déjà 800 millions. C’est d’être de la capitale qui leur a donné ces idées de grandeur, c’est aussi que des emplois plus représentatifs les y invitaient.
Le Petit Journal, 23 décembre 1918.

3,99 euros ou 12.000 ariary
ISBN 978-2-37363-076-3

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