La vie est joyeuse à Cologne
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Cologne, 8 décembre.
Il faut que la France vainqueur connaisse l’aspect de l’Allemagne vaincue.
À Paris, paraît-il, tout ferme encore à neuf heures et demie. Paris, dans sa gloire, n’a pas retrouvé sa vie ; or, à Cologne, voilà le spectacle : si des gens d’humeur heureuse entendent s’amuser, ce n’est pas à Paris, c’est à Cologne qu’ils doivent débarquer. Paris est libre, Paris renaît après quatre ans de menaces, Paris est la capitale de la victoire et Cologne est sous le pas de l’ennemi, et Cologne, d’un orgueil insensé, tombe dans la soumission et Cologne se demande ce qui l’attend.
Donc, depuis vingt-quatre heures nous vivons à Cologne. C’est la vie, la vie de Paris au temps joyeux de la paix. Ce n’est pas le plaisir de vous faire une nouvelle description qui m’engage à vous envoyer cette dépêche. Si ce n’était que cela, j’éprouverais un plus certain contentement à passer ce temps hors de mon bureau. C’est que je crois juste d’opposer aux tableaux faméliques d’Allemagne ce que, voyageur impartial, je constate. Je sais que je n’ai pas pénétré tous les foyers ; que la vie extérieure d’une cité n’est pas l’image exacte de sa vie profonde, mais je croise le peuple dans la rue, mais les malheurs d’autres temps m’ont fait traverser des pays éprouvés. Je me souviens des têtes qu’avaient les Serbes à l’époque de leur famine. Il n’était pas besoin de franchir leur porte pour comprendre ce qu’ils mangeaient.
Cologne a 700 000 habitants. C’est une des plus parfaites images de l’Allemagne, et Cologne est loin de faire pénitence. Déjà, traversant d’autres villes, le nombre d’hommes jeunes y circulant m’avait frappé ; il est fait de la moitié, soyons équitables, de démobilisés ; mais l’autre moitié n’avait pas bougé. À Cologne, même remarque : l’ennemi a ménagé ses forces.
Voulez-vous boire de la bière ? Entrez, messieurs, il est cent brasseries sur votre route. Plutôt, n’entrez pas, il n’est plus une place. Êtes-vous gourmands ? Voilà des gâteaux aux devantures. En France, on a fermé les pâtisseries ; ici on croirait qu’on les subventionne ; vous avez votre entremets à chaque repas. La marchandise n’est pas délicate, mais c’est une question de palais. À Paris, l’hiver dernier, les hôtels ménageaient le charbon ; il fait chaud dans ceux de Cologne, comme il faisait chaud dans ceux d’Aix-la-Chapelle, et tous les jours, à toute heure, vous avez votre bain.
Manque-t-il de pudeur, ce peuple ? Tient-il à nous montrer que rien ne l’abat ? Cafés-concerts, cinémas, théâtres débordent. Nous nous y sommes pris deux jours à l’avance pour nous assurer une place au Vaisseau fantôme. Dans la soirée, des music-halls eurent notre visite. On nous en ouvrit les portes sans vouloir accepter d’argent. Le contrôleur nous accompagna au milieu de la foule, nous cherchant une place. Des Allemands se tassèrent, nous eûmes notre coin. C’étaient d’immenses salles de bourgeois. La petite chanteuse blonde, qui possédait quelques grâces, commençait d’abord par sourire aux nouveaux arrivants, ses ennemis, et les bourgeois, entourant de nombreuses bouteilles de vin du Rhin reprenaient le refrain de la gosse, refrain cru.
À une heure du matin, la foule est à peine clairsemée. Les lumières chantent à tous les becs électriques, les jeunes hommes, en nombre, correctement habillés, zigzaguent dans les rues ; ils sont ivres ; ils soulèvent leur chapeau : « Good bye ! Good bye ! » font-ils, et les promeneuses attardées, ayant déjà fait effort en langue étrangère, sous les yeux de leurs compatriotes, ne cherchant qu’à perfectionner leur étude, disent bonsoir.
Le Petit Journal, 14 décembre 1918.
3,99 euros ou 12.000 ariary
ISBN 978-2-37363-076-3
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