Aix-la-Chapelle, premier otage
(De notre correspondant de guerre accrédité aux armées.)
Aix-la-Chapelle, 3 décembre.
Hier, à 2 heures de l’après-midi, nous atteignions Aix-la-Chapelle. Faubourg populeux. À l’octroi, les soldats belges font ce que, pendant quatre ans, les soldats boches ont fait chez eux : ils contrôlent, ordonnent, tranchent. On ne sort plus de la ville, on n’y entre plus et pas de discussion ! Les magasins sont ouverts. Beaucoup de gens dans les rues. Nous en appelons pour demander notre direction. Tous se rendent à notre signe, nous servent. Nous voilà devant l’hôtel. On n’a pas vu beaucoup d’uniformes ennemis encore. La foule, à plusieurs pas, fait cercle. Foule indécise qui ne sait pas ce qui peut lui arriver. À l’hôtel, les voix ne sont pas assurées. Sortons.
Les habitants sont dehors, désœuvrés, inquiets, mal à l’aise. S’ils se promènent, c’est qu’il leur serait trop lourd par ces journées de demeurer chez eux. Ils savaient bien que l’Allemagne avait cédé et qu’eux seraient otages. Mais, entre savoir et éprouver, que d’espérances ! Or l’espérance, depuis ce matin, est morte. L’occupation se fait. Bruxelles, Anvers, Gand et vous, Lille, Douai, Cambrai, Laon, ouvrez les yeux ! La revanche commence.
Ce sont des Belges qui sont à Aix-la-Chapelle. À trois heures, la première affiche sort ; elle est blanche.
« En mon quartier général, ce jour, à Aix-la-Chapelle, moi, colonel Gracia, commandant les troupes belges, j’ordonne… »
Et il ordonne ce que von Bissing arrivant à Bruxelles ordonna. J’ordonne !
« Tous les habitants sont tenus de rester chez eux à partir de 7 heures du soir jusqu’à 5 heures du matin, heure belge. Tous les établissements publics, cafés, théâtres, cinémas, seront fermés. Dix otages se rendront au reçu de mon ordre à l’Hôtel de Ville. Tout civil est tenu de se découvrir au passage d’un officier et de descendre du trottoir. Qui transgressera mes ordres sera arrêté sur-le-champ et fusillé sans autre forme de procès. »
Dix-sept articles dans ce goût ! Bruxelles, Lille, relisez bien : vous êtes vengées.
Aix-la-Chapelle alors sent la défaite. Ce n’est pas pour rire que nous sommes vainqueurs. La physionomie de la ville change. Les hommes lèvent leur chapeau, descendent du trottoir. Ce vin, c’est eux qui l’ont tiré, qu’ils le boivent !
L’humanité est diverse. On voit des gens qui, pour ne pas se plier aux ordres, rentrent ; d’autres, qui cherchent l’occasion de saluer. Les femmes se tiennent par le bras comme pour être plus fortes. C’est le premier jour. Le temps fait bien les choses. Ça s’adoucira. Les gamins portent le calot rond des soldats allemands. La jeunesse a son héroïque espièglerie. Il en est deux qui ont des ampoules électriques dans les mains. Comme par hasard, en passant devant nous, ils les laissent tomber. Cela imite une petite bombe. Gosses de France et de Belgique, vous leur en avez fait d’autres !
Il y a de la peur. Entrés à plusieurs dans une bijouterie, alors que nous choisissons, l’un de nous découvre sur une étagère les bustes de Guillaume et de son fils. La bijoutière croit que c’est le signal de je ne sais quelle tragédie. Elle se met à pleurer. Nous sommes Français, madame !…
Il y a de la rage. Ceux qui habitent notre hôtel mangent dans la même salle, font comme si nous étions de purs esprits, c’est-à-dire ne nous voient pas. Ils savent que nous les voyons. Ils s’offrent, pour nous montrer qu’ils ne sont pas vaincus, de nombreuses bouteilles de vin du Rhin, et chacun sait que les vaincus ne font pas la fête… Mais nous en buvons autant.
Il y a l’appel au vieux Dieu allemand. Dans le cœur du Dôme, face au trône de Charlemagne, le Saint-Sacrement est exposé. C’est l’office du repentir. Il durera quatre jours, – l’office.
Sept heures arrivent. La ville est vide. Le colonel Gracia n’a pas eu besoin de parler deux fois. Il avait ordonné aussi que tous les rez-de-chaussée restassent éclairés jusqu’à huit heures. Ils sont allés plus loin, ils veulent donner des gages : les lampes électriques, le long de la cité déserte, dans les vitrines brûlent toute la nuit. Pendant ce temps, on affiche une proclamation de Foch, le maréchal de France.
Ont-ils à manger ? Les boutiques des marchands d’alimentation n’offrent rien. Charcuteries, boucheries, épiceries n’ont pas un repas à l’étalage. À l’hôtel pourtant, le menu est correct et l’addition, n’est-ce pas, Français et Belges qui avez connu ça, l’addition, c’est la mairie qui la paye.
Et, ce matin, ils ont courbé le front. Les troupes d’Albert Ier ont fait leur entrée. En France, il n’y aurait pas eu une âme dehors ; là, il y en a. Ils défilent, les soldats du petit royaume qui se rebiffa ; ils passent devant la statue de Germania tenant sa couronne à la main, devant celle de Guillaume Ier. Ils leur envoient de formidables bouffées de Sambre-et-Meuse. Un dixième de la ville regarde ça de la rue et des fenêtres. Le drapeau passe, des têtes restent couvertes. Le chapeau vole sous le geste d’un Belge ! Ils passent, fiers et solides : ils sonnent de tous leurs poumons. Ils disent : C’est nous, le roitelet, qui chantons aujourd’hui sous la carcasse de l’aigle ! Des femmes pleurent. Pourquoi ces larmes ne sont-elles pas les premières de la guerre ? Cela nous aurait touchés.
Le Petit Journal, 5 décembre 1918.
3,99 euros ou 12.000 ariary
ISBN 978-2-37363-076-3
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